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Energie

Comment le gaz russe menace de fracturer l'Europe

Mesures de rétorsion, sobriété énergétique, approvisionnements alternatifs, bouclier ant-inflation… La solidarité européenne, jusqu’alors exemplaire contre le Kremlin, affronte un moment de vérité au seuil de l’hiver.

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Le chancelier allemand Olaf Scholz, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron à Bruxelles, le 23 juin. 

Geert Vanden Wijngaert/Ap/Sipa

Un état de guerre permanent et hybride. Tel est devenu le quotidien du Vieux Continent depuis le coup de force de Vladimir Poutine le 24 février. Du conflit armé sur le sol ukrainien à la guérilla économique à laquelle se livrent Bruxelles et Moscou, l’Europe est dorénavant en proie à une peur d’un nouveau genre: l’anéantissement des grandes infrastructures énergétiques continentales. Depuis le 26 septembre, des fuites spectaculaires observées sur les gazoducs russes de la mer Baltique, Nord Stream 1 et Nord Stream 2, qui relient l’Allemagne à la Russie, ont fait monter la tension au maximum. Selon l’exécutif européen, pas de doute: les trous apparus dans ces tubes, hors service depuis que les robinets du gaz russe ont été fermés, mais qui ont provoqué une catastrophe écologique en libérant en deux semaines dans l’atmosphère l’équivalent de huit mois d’émissions de gaz à effet de serre du Danemark selon Greenpeace, sont un "acte délibéré" de sabotage.

Et le soupçon pèse sur le Kremlin, alors que cette attaque XXL est intervenue pile le jour de l’inauguration du gazoduc Baltic Pipe reliant la Pologne à la Norvège, devenue désormais la première fournisseuse de gaz de l’Europe. "La Russie est très présente militairement en mer Baltique et a une stratégie agressive depuis plusieurs années en matière de guerre sous-marine", souligne Sami Nurmi, directeur d’unité au sein du ministère de la Défense finlandais. Pourtant, l’intérêt d’un tel acte pour la Russie est loin d’être évident, Moscou obérant ses capacités à inonder l’Europe de son gaz à l’avenir. "L’important c’est le message envoyé, analyse Phuc-Vinh Nguyen, chercheur au sein de l’Institut Jacques-Delors. Si Vladimir Poutine en est l’auteur, il peut vouloir dire que la guerre ne se déroule plus seulement en Ukraine mais également dans la zone économique de l’Union européenne. Il dit aux Européens: 'vous êtes vulnérables'." Un avertissement reçu cinq sur cinq par Emmanuel Macron qui a ordonné début octobre une inspection de la sécurité des très sensibles câbles sous-marins connectés à l’Hexagone, qui assurent 99% de nos liaisons Internet et téléphoniques.

Des économies éprouvées

Mais, aussi spectaculaires soient-ils, les attentats sur Nord Stream sont une avanie moins préoccupante pour les Vingt-Sept que la santé de leur économie, éprouvée par une inflation nourrie par la flambée de l’énergie, qui a franchi le cap des 10% en septembre. La situation est intenable dans de nombreuses industries énergivores (sidérurgie, engrais, papier…), qui s’apprêtent à délocaliser leurs usines, quand elles ne risquent pas carrément la banqueroute. Le 30 septembre, lors d’une réunion des ministres de l’Energie, les États membres ont décidé que chacun devra réduire sa consommation d'électricité de 5% aux heures de pointe, entre le 1er décembre et le 31 mars. Et il aura pour mission d'aller arracher le butin amassé par certains producteurs d'électricité à bas coût (nucléaire, renouvelables) qui engrangent des bénéfices exceptionnels en vendant à un prix très supérieur à leurs coûts de production. Ce plafond est fixé à 180 euros par mégawattheure et la différence entre ce niveau et le prix de gros du marché doit être récupérée par les États pour être redistribuée aux ménages et aux entreprises. Au total, ces nouvelles mesures pourraient générer 140 milliards d'euros de recettes à reverser selon la Commission européenne.

La solidarité européenne, exemplaire depuis le début de la guerre - hormis quelques tiraillements comme lorsque l’Allemagne renâclait à exclure la Russie du réseau interbancaire Swift, affronte toutefois ce qui est peut-être son premier grand moment de vérité. Alors que quinze États membres - dont la France, l'Italie, l'Espagne ou la Pologne - réclament un plafonnement des prix de gros du gaz sur le marché européen, ils se heurtent au veto allemand. Berlin craint qu'une limitation des prix menace l'approvisionnement des Européens, en dissuadant les "partenaires fiables" de livrer l'UE, au profit d'autres destinations. "Nous avons sur ce point une divergence assez nette mais qui n'est pas rédhibitoire, observe-t-on au Quai d'Orsay. Le gouvernement allemand sait qu'une réponse à cette crise ne pourra être que commune." Symbole: Paris et Berlin vont procéder ces prochaines semaines à des échanges énergétiques, la France livrant du gaz à son voisin rhénan qui lui rétrocèdera de l'électricité.

Le méga-plan allemand agace

Autre motif de dissension parmi les Vingt-Sept, le méga-plan d'aide de 200 milliards d'euros annoncé par l'Allemagne pour protéger son économie de l'inflation. "Nous ne pouvons pas nous diviser en fonction de la marge de manœuvre de nos budgets nationaux" a ainsi averti le futur ex-Premier ministre italien Mario Draghi. A l'instar de Bruno Le Maire qui a alerté sur une possible "fragmentation de la zone euro", "Super Mario" a pointé du doigt un risque bien réel: qu'en aidant fortement leurs entreprises, les pays riches faussent la concurrence au détriment d'États endettés, incapables d'un tel soutien. 

Au-delà de ces querelles, la question de l'approvisionnement énergétique de l'UE reste entière. Alors que les Européens ont décidé de se priver de gaz russe d'ici à… 2027, pourront-ils gagner leur bras de fer face à Vladimir Poutine? Ces derniers mois, la Russie a coupé le robinet aux pays qui refusaient de payer en roubles (Bulgarie Danemark, Finlande, Pays-Bas, Pologne). Début septembre, ce fut le tour de la France. Le 1er octobre, l'Italie. Et si la dépendance gazière de l'Europe à Moscou est tombée de 40 à 9%, le voisin russe fournit encore quelques pays – Allemagne, Autriche, Hongrie, République tchèque - via les gazoducs terrestres ukrainiens et turcs. Ce qui assure une manne encore importante au Kremlin: selon le think tank Centre for research on Energy and Clean Air, les revenus de l'ensemble des hydrocarbures de la Russie ont atteint 158 milliards d'euros entre le 24 février et le 24 août. Pas sûr cependant que le pari du président russe soit gagnant à long terme. "Fin 2021, après la reprise post Covid, les ventes de gaz rapportaient jusqu'à 7 milliards de dollars par mois à Moscou, indique Thierry Bros, professeur à Sciences Po et expert des questions énergétiques. Aujourd'hui, sans Nord Stream, c'est un milliard."

Le propane comme alternative

De son côté, l'Europe a pris ses dispositions. En faisant appel à d'autres fournisseurs gaziers, en premier lieu la Norvège. Les pays qui possèdent des terminaux de regazéification se sont eux tournés vers les producteurs de gaz naturel liquéfié (GNL) - Qatar, Etats-Unis, Australie... Sauf vague de froid exceptionnelle, l'hiver 2022 devrait se passer sans anicroches. Mais la situation d'aujourd'hui ne présage en rien celle des hivers 2023 ou 2024. Les stocks remplis à 100% ne représentent qu'environ 45% de la consommation gazière européenne. Selon une  étude de la banque Lazard, même avec "des livraisons norvégiennes au maximum de leur capacité, le recours au GNL (…), l'Europe ne pourrait pas compenser un arrêt total des livraisons russes." Un constat partagé par l'Agence internationale de l'énergie qui vient de rappeler la nécessité pour l'UE de renforcer ses stocks, alors que les pays asiatiques pourraient représenter une concurrence plus forte sur le GNL.

Pour éviter la pénurie, le Vieux Continent a donc décidé de jouer à fond la carte de la sobriété énergétique et l'UE lorgne une baisse de 15% de sa consommation de gaz d'ici au printemps 2023. Chez les industriels gazo-intensifs, cet objectif est déjà réalisé. Leur consommation a diminué de 30% a précisé le président d'Engie Jean-Pierre Clamadieu. Pour sécuriser leurs approvisionnements, certaines entreprises investissent aussi dans le propane, un gaz qui ne provient pas de Russie et dont les prix sont plus raisonnables. "Le nombre de nos prospects est en croissance de 100 à 200%, on n'a jamais connu ça", se félicite Eric Doublet, directeur commercial d'Antargaz France.

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