Les drapeaux de l'Union européenne devant le bâtiment de la Commission européenne à Bruxelles, le 30 septembre 2019

Les drapeaux de l'Union européenne devant le bâtiment de la Commission européenne à Bruxelles, le 30 septembre 2019

afp.com/Kenzo TRIBOUILLARD

A l'échelle de la crise énergétique majeure traversée sur le continent, la dispute à des airs de guerre picrocholine. Elle n'est pourtant pas anodine. Depuis maintenant plusieurs semaines, Paris et Madrid s'opposent ouvertement sur l'opportunité de créer une nouvelle interconnexion gazière traversant les Pyrénées. Le projet "Midcat", relancé par Madrid, permettrait aux Espagnols d'exporter vers l'Europe davantage de gaz reçu sur les nombreux terminaux méthaniers de la péninsule. Une initiative saluée par le chancelier Olaf Scholz, Berlin étant engagé dans une course effrénée pour remplacer sa dépendance au gaz russe.

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La France, elle, juge le projet inapproprié. Écologiquement lourd et économiquement cher, pour une mise en service qui n'interviendrait de toute façon pas avant huit mois au plus tôt, donc après les tensions hivernales. "Je ne suis pas convaincu qu'on ait besoin de plus d'interconnexions gazières", synthétisait encore Emmanuel Macron en début de semaine. Loin de clore le débat, cette sortie attise la colère des Espagnols. Déjà fin août, alors que le débat faisait rage, le quotidien espagnol El País fustigeait "l'égoïsme" de la France. "Il ne s'agit pas d'une question bilatérale entre un pays et son voisin. Il s'agit de construire une Europe de l'énergie", a abondé lundi 5 septembre la ministre de la Transition énergétique espagnole, Teresa Ribera dans un entretien au Monde.

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La ministre espagnole aura l'occasion de défendre le bout de gras avec son alter ego française, Agnès Pannier-Runacher, ce vendredi 9 septembre. A Bruxelles, l'ensemble des ministres de l'Énergie des Vingt-Sept se retrouvent avec l'objectif d'apporter une réponse au péril que représente la flambée des prix du gaz et de l'électricité pour l'économie de l'Union européenne. Laquelle est au bord d'une récession d'ampleur, craignent les spécialistes. Près de sept mois après le début de la guerre en Ukraine, il s'agit aussi de montrer à Vladimir Poutine que l'Europe est toujours aussi unie face à ses tentatives de division.

Une coopération peu stratégique

En réalité et à l'image du projet de gazoduc entre la France et l'Espagne, l'unité affichée par les Européens peine à se matérialiser dans les actes. C'est en tout cas la conclusion du think tank Bruegel, qui a publié le 6 septembre dernier une vaste étude sur le sujet. L'un de ses auteurs, Giovanni Sgaravatti, explique ainsi à l'Express que loin d'apporter une réponse coordonnée à la crise, les interventions des Etats pour protéger leurs consommateurs ou leurs entreprises se sont révélées jusqu'ici "très différentes", "tant en termes quantitatifs que qualitatifs".

Lorsque la Grèce consentait des dépenses équivalentes à 3,6% de son PIB pour répondre à la crise, les Danois eux, n'y consacrait que 0,1%. Avec le risque, selon le spécialiste, de menacer l'égalité des chances dans le marché intérieur de l'UE. Pire, ce manque de coordination a pu avoir des effets de bord. En subventionnant la consommation d'électricité et de gaz, les boucliers tarifaires implémentés de façon désordonnée sur le Vieux continent - pour une enveloppe de 230 milliards d'euros fin août, tout de même - n'ont pas permis aux prix de jouer leur rôle sur la baisse de la demande. Réalimentant de facto la spirale infernale de hausse des prix.

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Même manque de coordination sur le gaz, où, selon le chercheur, "les accords gaziers et de stockage du gaz ont tous été menés au niveau national et n'ont donc pris en compte que les préoccupations nationales en matière de sécurité énergétique". Si les pays de l'UE s'étaient accordés fin juin à remplir leurs capacités de stockage européen à hauteur de 80% pour le début de l'hiver et de façon synchronisée, dans les faits, celle-ci peine à se matérialiser pleinement par des accords bilatéraux entre Etats membres. C'est ainsi que l'Autriche, plaque tournante pour le gaz en Europe centrale, n'a rempli ses stocks qu'à hauteur de 68% en cette mi-septembre, alors que la France affiche 94% de ses stocks remplis. S'agissant encore de l'objectif de baisse de 15% de la demande en gaz acceptée cet été par les Etats membres, Bruegel remarque là encore que "de multiples concessions ont été accordées, ce qui signifie que de nombreux États membres n'auront en réalité pas à se conformer à l'accord".

Pour Thierry Bros, professeur à Sciences Po et spécialiste des questions énergétiques, l'Europe est devant un mur, à force d'avoir trop tergiversé. "La solidarité de l'Union européenne sur l'énergie n'a en réalité pas encore été testée. Jusqu'ici, on a laissé le marché faire son travail et celui-ci a fonctionné bon gré mal gré, puisqu'il n'y a pas eu de rupture de sécurité d'approvisionnement. Or ce que dit le marché aujourd'hui, avec les prix exorbitants, c'est qu'il ne peut pas tout et qu'il incombe désormais au politique de prendre le relais", prévient cet expert.

Un nouveau cadre ?

Le message semble avoir été entendu. La batterie de mesures proposées par la Commission européenne et qui servira de base de travail aux ministres de l'Energie des Vingt-Sept ce vendredi 9 septembre est ambitieuse. Avec pêle-mêle, une recommandation de baisse de la consommation d'électricité de 5% dans l'Union, la limitation du revenu des producteurs d'électricité à l'exception de ceux produisant au gaz (un plafond de 200 euros/MWh a été évoqué), la mise à contribution des groupes gaziers et pétroliers, le plafonnement du prix payé sur le gaz russe ou encore la réforme du marché européen l'électricité.

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Reste qu'en plus d'être très copieux, le menu ne suscite pas un appétit démesuré des Etats membres. Chaque pays a en effet ses allergies : l'Allemagne n'est pas encore convaincue par le plafonnement des prix du gaz russe et la Hongrie ne veut pas en entendre parler. La Pologne s'oppose quant à elle à l'obligation de baisser de 5% la consommation électrique, comme elle avait déjà marqué son opposition à toute idée d'une contrainte sur le prix du gaz. Plutôt qu'une taxe sur les revenus des producteurs d'électricité, Varsovie privilégie la baisse des quotas d'émissions de CO2. Sur ce sujet, la France limite d'ailleurs pour un plafond adapté à chaque technologie de production électrique au lieu d'un plafond commun. "L'idée de mettre une taxe qui prend de l'argent aux développeurs de projets éoliens et solaires, sur un marché qui a besoin d'investir pour se développer, c'est un peu en contradiction avec les plans de la Commission", remarque Thomas Pellerin-Carlin, expert énergie auprès de l'Institut Jacques Delors.

Quant à la réforme du marché européen de l'électricité, réclamé depuis l'hiver 2021 avec insistance par Bercy, personne ne sait encore quelle forme celui-ci doit prendre à l'avenir, et chacun y va de ses propositions. "Il y a encore beaucoup de questions sur la table", résume sobrement un conseiller du cabinet d'Agnès Pannier-Runacher. Comme toujours à Bruxelles, le compromis sera affaire de patience. La Commission devra également se creuser la tête dans la rédaction des textes pour ne pas multiplier les ajustements d'ordre fiscaux qui nécessiteraient l'unanimité des Etats membres et exposeraient de facto l'UE aux caprices de pays comme la Hongrie. Ayant tâtonné depuis plus d'un an, l'Union européenne ne peut plus se permettre d'attendre. "On n'est pas encore entré dans la tempête mais elle arrive. Et elle sera plus ou moins forte selon les choix que nous ferons", conclut Thomas Pellerin-Carlin.

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