C'est presque devenu une habitude. Les prix du gaz ont à nouveau bondi ce mardi, atteignant leur plus haut niveau depuis le record historique de 215 euros le mégawattheure (MWh) atteint en mars dernier. Peu après 11 heures, le TTF néerlandais, la référence du gaz naturel en Europe, évoluait à 192,00 euros le MWh, contre un prix autour des 40 euros par MWh en juillet 2021.
Sans surprise, c'est à une énième annonce de Gazprom concernant une diminution drastique des livraisons de gaz que l'on doit cette nouvelle explosion des cours. De fait, le géant russe n'acheminera plus que 33 millions de m³ par jour à l'Europe via Nord Stream, soit de 20% la capacité du gazoduc, contre quelque 40% jusqu'ici. De quoi déstabiliser encore un peu plus les nations européennes, qui s'efforcent de reconstituer leurs réserves à l'approche de l'hiver mais restent bien loin du compte.
« On craint de plus en plus que la Russie n'utilise le gaz naturel comme une arme pour obtenir des concessions de la part de l'Occident », rappelle Tamas Varga, analyste chez PVM Energy.
Compromis historique de l'UE pour économiser du gaz
Face à l'urgence de la situation, les Vingt-Sept ont pris le taureau par les cornes. Et se sont entendus mardi sur un compromis historique afin de diminuer leur consommation de gaz de façon coordonnée, comme le proposait l'exécutif bruxellois la semaine dernière. Adopté à la majorité qualifié, le plan prévoit en effet que chaque pays fasse « tout son possible » pour réduire, entre août 2022 et mars 2023, son utilisation de gaz d'au moins 15% par rapport à la moyenne des cinq dernières années sur la même période. Le but : économiser quelque 45 milliards de mètres cubes de gaz, une quantité équivalente à ce qu'il viendrait à manquer si la Russie coupait totalement les flux et dans le cas d'un hiver particulièrement froid.
Trouvé sur le fil, cet accord de mutualisation des efforts « fera date dans la politique énergétique européenne », puisqu'il permet de « préserver la solidarité » à l'échelle du continent, alors que certains Etats membres souffriront bien plus d'un arrêt des livraisons, commente Phuc-Vinh Nguyen, chercheur en politiques énergétiques européennes à l'institut Jacques Delors.
« L'Union européenne est unie et solidaire. La décision d'aujourd'hui a clairement montré que les États membres s'opposeront à toute tentative russe de diviser l'UE en utilisant l'approvisionnement énergétique comme une arme », s'est quant à lui félicité le ministre tchèque en charge de l'Industrie, Jozef Sikela, dont le pays assure la présidence tournante de l'UE.
Réticences de plusieurs États membres
Cela semblait pourtant mal parti. Lundi, la France s'était notamment opposée à un objectif de réduction commun afin de venir au secours de Berlin notamment, pris au piège de sa dépendance aux combustibles fossiles russes. « On ne souhaite pas introduire des objectifs uniformes qui ne seraient pas adaptés à la réalité de chacun et qui finalement n'auraient pas d'incidence sur notre capacité à exporter du gaz chez nos voisins », avait-on expliqué dans l'entourage de la ministre française de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher. Du fait des capacités physiques existantes, le gouvernement estime en effet que l'Hexagone ne pourra pas exporter 15% de son gaz vers l'Allemagne.
Aux côtés du Portugal, de la Grèce et de l'Italie, l'Espagne s'était, elle aussi, montrée réticente à l'idée d'un objectif non granulaire de réduction. D'autant que pays garde en mémoire le souvenir des plans de rigueur douloureux imposés par Berlin après la crise financière de 2008. La ministre espagnole de l'Energie, Teresa Ribera, avait même dénoncé il y a quelques jours un manque de concertation de la Commission et jugé le plan « injuste » et « inefficace ».
« Contrairement à d'autres, l'Espagne n'a pas vécu au-dessus de ses moyens en termes énergétiques », avait-elle lancé , faisant allusion à la façon dont l'Allemagne, notamment, avait fait payer à plusieurs pays du Sud le fait d'avoir « vécu au-dessus de leurs moyens » en 2008.
Conscient de ces tensions, Berlin a montré patte blanche : « L'Allemagne a commis une erreur stratégique dans le passé » en cultivant cette dépendance envers Moscou et « le gouvernement travaille désormais d'arrache-pied pour la supprimer », a assuré mardi le ministre allemand Robert Habeck, tout en demandant « de résoudre maintenant cela ensemble ».
Longue liste d'exemptions
Preuve de la gravité de la situation, l'accord a donc finalement été adopté en un temps record malgré les tensions. Mais le diable se cache dans les détails : s'il constitue un grand pas en avant pour la coopération des Vingt-Sept, le texte a été profondément remanié par rapport à celui proposé la semaine dernière.
D'abord, l'initiative de l'exécutif de déclencher le mécanisme d'alerte qui rendrait « contraignant » l'objectif de réduction de 15% en cas de risque de grave pénurie a été édulcoré, donnant plus de poids aux gouvernements nationaux. En effet, ce sera le Conseil de l'UE (qui représente les États membres) et non la Commission, comme celle-ci le demandait, qui décidera de la mise en œuvre éventuelle de ce dispositif.
Surtout, les pays réfractaires à un plan uniforme sont parvenus à introduire une longue liste d'exemptions à la réduction si celle-ci devenait obligatoire, rendant la cible plus malléable et adaptée aux circonstance nationales. « Il y avait des disparités entre Etats membres, et il fallait les prendre en compte », souligne Phuc-Vinh Nguyen.
Concrètement, les Etats qui ne sont pas interconnectés avec leurs voisins ou qui ne sont pas synchronisés avec le système électrique européen seront épargnés de la réduction obligatoire. Cela profitera notamment aux nations insulaires - Malte, Chypre et l'Irlande - et aux États baltes.
Sous pression de l'Espagne, du Portugal, de l'Italie, de la Belgique et de la Grèce, une autre dérogation s'appliquera aux pays qui démontrent qu'ils utilisent leur infrastructure de gaz naturel liquéfié (GNL) pour importer le précieux combustible auprès de fournisseurs non russes, avant de l'exporter « au maximum » vers d'autres États membres. Cette disposition devrait également bénéficier à la France, qui dispose déjà de trois terminaux GNL et prévoit d'en construire un quatrième au Havre.
Ce n'est pas tout : les Etats membres ayant dépassé l'objectif de remplissage de stockage de gaz de 80% d'ici au 1er novembre, ainsi que ceux dépendant fortement de ce combustible fossile pour alimenter les industries critiques, pourront eux aussi demander une entorse à la règle des 15%. « Cela garantit que l'UE ne nuira pas à sa propre économie », a justifié Jozef Síkela, qualifiant le texte final de « compromis solide ».
« L'UE est unie et solidaire. La décision d'aujourd'hui a clairement montré que les États membres s'opposeront à toute tentative russe de diviser l'UE en utilisant l'approvisionnement énergétique comme une arme », a-t-il fait valoir.
Sans surprise, la Hongrie refuse le compromis
Il n'empêche que de telles exemptions interrogent sur la possibilité d'atteindre réellement l'objectif de 45 milliards de mètres cubes de gaz économisés d'ici à cet hiver, comme l'espère Bruxelles. « L'enjeu sera de vérifier que ces dérogations ne seront pas utilisées de manière abusive, et que les Etats membres jouent bien le jeu », note Phuc-Vinh Nguyen. De quoi inquiéter Berlin, Robert Habeck ayant lui-même averti ce mardi sur la possible dérive bureaucratique d'un tel système, qui ralentirait la réponse du bloc en temps de crise.
D'autant que, sans surprise, la Hongrie continue de faire cavalier seul. Alors que le pays, qui importe 80% de son gaz de Russie et bénéficie déjà de prix d'ami, a décidé d'en acheter 700 millions de mètres cubes, en plus des quantités déjà prévues dans les contrats de long terme, Budapest a dénoncé ce mardi un accord « inapplicable ».
« C'est une proposition injustifiable, inutile, inapplicable et nuisible qui ignore complètement les intérêts nationaux », qui ne sert qu'à sauver la « crédibilité » des politiciens d'Europe occidentale, a déclaré dans un post sur Facebook le ministre hongrois des Affaires étrangères, Peter Szijjarto.
Malgré ce nouveau pied-de-nez, la Commission européenne s'est félicitée de l'accord du Conseil, et la présidence tchèque n'a pas commenté le vote négatif de la Hongrie. Reste à voir si le plan, qui ne retient pour l'heure aucune disposition contraignante, sera bien pris au sérieux par les autres Etats, comment il se déclinera concrètement, et s'il permettra à chacun de passer l'hiver sans rationnement.