La centrale nucléaire de Gundremmingen en Allemagne, le 26 février 2021

La centrale nucléaire de Gundremmingen en Allemagne, le 26 février 2021

afp.com/LENNART PREISS

Changement de cap en Allemagne ? Après plus de dix ans à courir derrière l'objectif d'une sortie définitive du nucléaire d'ici la fin de l'année 2022, le contexte géopolitique et énergétique, nourri par les tensions avec la Russie, a changé la donne. Le quotidien américain "The Wall Street Journal" affirme mardi 16 août que selon des sources gouvernementales, Berlin "prévoit de retarder la fermeture des trois dernières centrales nucléaires du pays".

Publicité

Reste encore pour Olaf Scholz, le chancelier allemand, à prendre officiellement la décision avant de la soumettre au vote du parlement. Il y a quelques jours, le mercredi 3 août, ce dernier avait déjà estimé que prolonger la durée d'exploitation des trois dernières centrales encore en activité à Neckarwestheim, Lingen (Isar) et Niederaichbach (Emsland), dans le sud et l'ouest du pays, pouvait "faire sens". Ce, même si elles "ne sont pertinentes que pour la production d'électricité et seulement pour une petite partie de celle-ci", soit environ 6 % de la production nette d'électricité du pays. Officiellement, Berlin attendrait encore les résultats de tests de résistance visant à déterminer de quoi l'Allemagne aura besoin pour passer l'hiver sur la question de l'approvisionnement électrique, mais d'après le Wall Street Journal, il n'y a plus guère de suspens sur l'issue de ces derniers.

LIRE AUSSI : Gaz russe : Poutine peut-il réussir sa stratégie de déstabilisation en Europe ?

Si elle venait à être officialisée, cette décision constituerait un revirement majeur dans la politique énergétique allemande. Depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011, et face au dramatique spectacle de désolation japonais, l'Allemagne a planifié dans le sillage de l'ancienne chancelière Angela Merkel un abandon total de l'atome. Une décision prise pour son propre mix électrique, composé à l'époque de 25 % de nucléaire, mais également poussée au-delà de ses frontières, à travers des déclarations extrêmement fortes au niveau européen pour convaincre d'autres pays d'abandonner cette énergie. Les débats sur la taxonomie européenne, lors desquels Berlin s'est opposé à la labellisation de l'atome comme énergie verte, en est l'exemple le plus récent. En 2011, la décision d'Angela Merkel était, elle, soutenue par plus de 80 % de l'opinion publique.

L'ambition énergétique allemande dans l'impasse

Pour compenser la fermeture des centrales, l'État fédéral met alors au point une stratégie misant largement sur les énergies renouvelables. En l'espace de 10 ans, elles gagnent considérablement en importance : de 7 % en 2010 à 18 % en 2020 dans le mix électrique, selon les données de Bp Statistical Review of World Energy. Dans le même temps, la part du nucléaire, elle, est divisée par deux, et passe de 10 à 5 %. Toutefois, l'Allemagne doit compter sur d'autres sources d'énergie capables de pallier l'intermittence le temps d'achever la transition. Parmi elles : le gaz et le charbon. En 2021, plusieurs centrales à charbon ont fermé rendant l'importation de gaz plus indispensable encore. La part du gaz est passée de 21 % en 2000 à 26 % en 2020, selon l'Institut Jacques-Delors, tandis que celle du charbon a baissé de 10 points sur la même période. A fil des années, la Russie s'est révélée être un partenaire indispensable de Berlin... Résultat, l'Allemagne était dépendante à hauteur de 55 % du gaz russe avant le début de la crise en Ukraine.

LIRE AUSSI : Allemagne : et si la transition énergétique échouait faute de bras ?

A l'automne dernier, la folle augmentation des prix du gaz a donné le premier signal de vulnérabilité et de dépendance du modèle énergétique allemand. En cause à l'époque ? La très forte demande chinoise dont l'économie repartait à toute vitesse, l'hiver rigoureux qui frappait une partie du globe et l'augmentation du prix des quotas de CO2 que doivent payer les producteurs de gaz. Mais pas seulement. La Russie était déjà accusée de manoeuvres politiques, et cela avant même le début de la guerre en Ukraine, en limitant volontairement les volumes de gaz exportés vers l'Europe et l'Allemagne. L'enjeu étant de faire pression sur l'Union Européenne afin d'obtenir l'autorisation de mise en service du pipeline Nord Stream 2 entre la Russie et l'Allemagne justement.

Depuis février et l'invasion en Ukraine, la situation s'est envenimée. A partir de mi-juin, seules 40 % des capacités de Nord Stream 1, reliant la Russie à l'Allemagne, étaient utilisées et, depuis le 25 juillet, ce n'est plus que 20 % du gaz qui circule dans le tuyau. La raison officielle de ce dernier coup de vis ordonné par Moscou vient, selon le Kremlin, d'une turbine envoyée en réparation au Canada puis renvoyée en Allemagne qui ne lui aurait toujours pas été retournée à cause des sanctions prises par la Commission européenne depuis le début de la guerre. Faux, rétorque Olaf Scholz. Selon lui, "il n'y a aucune raison qui empêcherait la livraison d'avoir lieu" et Moscou doit juste "fournir les informations douanières nécessaires pour son transport vers la Russie", a-t-il souligné lors d'une visite à l'usine de Siemens à Mühlheim an der Ruhr début août. A ses yeux, il ne s'agirait que "d'un prétexte" pour peser sur les choix occidentaux dans le cadre du conflit avec l'Ukraine.

Changement de paradigme dans l'opinion publique

Mais à l'heure où la pénurie de gaz n'est plus seulement un mauvais rêve et semble de plus en plus probable de l'autre côté du Rhin, toutes les solutions permettant de garantir la sécurité d'approvisionnement sont sur la table. Y compris donc, celle du retour au nucléaire. Le retournement a été fulgurant puisque le 8 mars dernier encore, les ministres de l'Energie et de l'Environnement, les écologiques Robert Habeck et Steffi Lemke, indiquaient qu'"après avoir mis en balance les avantages et les risques, et malgré la crise actuelle du gaz, une prolongation de la durée de vie des trois centrales nucléaires encore en service n'est pas recommandée". Mais quelques mois plus tard, en juin, Robert Habeck admettait lui-même que le gouvernement s'apprête à faire des "choix de société très difficiles". Or les trois centrales nucléaires encore en activité aideraient à économiser un peu du gaz pour le réserver aux particuliers et aux entreprises qui en ont le plus besoin. Et les Allemands en ont conscience : 68 % d'entre eux sont favorables à un réexamen de la sortie du nucléaire du pays, selon un sondage de l'institut Forsa pour RTL/ntv.

LIRE AUSSI : Pénurie de gaz russe : la revanche des pays du Sud sur l'Allemagne

Politiquement, la question de cette relance reste épineuse. Les conservateurs du CDU-CSU, l'Union chrétienne-démocrate d'Allemagne, ainsi que le parti AFD d'extrême droite se sont déclarés en faveur du maintien des centrales. Une façon aussi de s'unir pour fissurer la coalition au pouvoir, composée des sociaux-démocrates, le SPD, des Verts et les libéraux-démocrates du FDP. Ces derniers sont historiquement les plus grands défenseurs du nucléaire en Allemagne. D'ailleurs, le ministre des Finances, Christian Lindner, s'était déjà exprimé sur le sujet. Il a confié à RTL/ntv qu'il était tout à fait possible que l'Allemagne doive recourir à l'énergie nucléaire pendant une période prolongée en raison de la crise énergétique : "Il ne s'agit pas de nombreuses années, mais il est possible que nous devions nous faire à l'idée d'avoir encore besoin de l'énergie nucléaire en 2024", a ajouté le politicien du FDP. De même, le chef du groupe parlementaire du FDP, Christian Dürr, estime qu'une prolongation de la durée de vie des trois centrales nucléaires restantes est également une question de solidarité européenne. "Ce n'est pas seulement l'Allemagne qui est confrontée à une grave crise énergétique, mais toute l'Europe", a-t-il récemment déclaré à l'agence de presse Dpa.

Jusqu'ici le SPD et, plus encore, les Verts, dont sont d'ailleurs issus Robert Habeck et Steffi Lemke, y étaient farouchement opposés. Mais à l'image des révélations du Wall Street Journal, Olaf Scholz, le chancelier social-démocrate et son exécutif laissent désormais entrevoir un assouplissement de la doctrine.

Faisabilité technique et juridique

La question ne sera pas seulement politique, mais aussi technique... Certains exploitants de centrales s'inquiètent de l'approvisionnement en combustible des réacteurs, alors qu'ils s'étaient mis en ordre de marche depuis des années maintenant pour fermer les trois centrales restantes. Le sujet des maintenances à réaliser dans ces centrales prévues pour être fermées pour assurer la sûreté inquiétait également outre-Rhin. Reste que selon TÜV, l'organe officiel chargé des certifications pour la sûreté des centrales, la poursuite de l'exploitation n'entraînera aucun pour la sécurité. Selon l'organisation, même les centrales déjà arrêtées pourraient rapidement être redémarrées en toute sécurité : "Ces installations comptent parmi les centrales les plus sûres et les plus performantes sur le plan technique qui existent dans le monde. Elles étaient et sont toujours en excellent état", a affirmé le PDG de l'organisation, Joachim Bühler, dans une interview récente à un média allemand.

Passé les obstacles techniques, une autre crainte est celle de poursuites judiciaires. L'association Environmental Action Germany (DUH) a fait savoir par communiqué que "si la prolongation de l'exploitation des centrales nucléaires devait se faire au-delà du 31 décembre 2022", l'association tentera d'y "mettre fin par voie judiciaire si nécessaire". Son directeur général, Sascha Müller-Kraenner, est allé jusqu'à déclarer que "les défenseurs de la prolongation de la vie jouent à la roulette russe avec la sécurité des personnes". Une bataille économique, idéologique et qui pourrait aussi devenir juridique après le maintien de l'exploitation des centrales nucléaires allemandes.

Publicité