Le président français Emmanuel Macron (g) et le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz, lors de leur conférence de presse commune au sommet européen à Bruxelles, le 17 décembre 2021

Le président français Emmanuel Macron (g) et le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz, lors de leur conférence de presse commune au sommet européen à Bruxelles, le 17 décembre 2021

afp.com/JOHN THYS

Si l'Europe n'a toujours pas de numéro de téléphone, comme le déplorait déjà Henry Kissinger il y a cinquante ans, elle s'est désormais dotée d'une boîte aux lettres. Au début de ce mois-ci, la Russie a envoyé vingt-sept courriers aux capitales européennes afin de réfléchir à un nouvel ordre de sécurité sur le continent. Chef de la diplomatie russe depuis quinze ans, le machiavélique Sergueï Lavrov voulait une nouvelle fois appuyer sur les divisions de l'Union européenne. Mais, contre toute attente, le 10 février, le lieutenant de Vladimir Poutine n'a reçu qu'un seul et unique courrier en réponse, envoyé par le haut représentant de l'UE, Josep Borrell.

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Si le contenu de la missive demeure secret, le message est on ne peut plus clair : face aux menaces de Poutine et ses 125 000 hommes massés à la frontière ukrainienne, les Vingt-Sept ne font qu'un. "Sur la question sécuritaire, à la grande surprise de Poutine, le front européen est complètement uni face à lui, souligne François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique. Les Russes sont face à un ensemble d'États qui disent tous la même chose, il n'y a pas un seul couac."

Coordonnés, les Européens serrent les rangs derrière l'Ukraine

Kiev, Moscou, Washington, Bruxelles... En ce début février, les chefs d'État européens ont la bougeotte, le téléphone pendu à l'oreille. "Avec le risque d'une guerre à ses frontières, l'Europe ne peut pas rester absente de cette crise ukrainienne, sa propre sécurité est en jeu", pointe Nicole Gnesotto, vice-présidente de l'Institut Jacques Delors. Pas une journée ne passe sans une visioconférence entre chefs d'État ou un sommet entre ministres des Affaires étrangères. Même le très eurosceptique Viktor Orban s'est coordonné avec Emmanuel Macron avant et après sa propre visite à Moscou, le 1er février. Résultat, le Premier ministre hongrois, pourtant proche de Poutine, reste, lui aussi, ferme face aux exigences du Kremlin : aucun pays européen n'accepte de fermer les portes de l'Otan à l'Ukraine, et tous serrent les rangs derrière Kiev.

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Les Européens ont conscience que l'unité fait leur force, mais que leur nombre complique les manoeuvres. "En Russie, un seul homme prend les décisions, alors que nous sommes vingt-sept pays, avec en plus un contrôle démocratique de nos institutions, relève un ministre français. C'est la grandeur de notre système, et sa complexité." D'autant que, sur le continent, la politique étrangère reste largement une prérogative nationale. "Il peut y avoir une perception d'éparpillement, mais in fine les Européens regardent tous dans la même direction", constate Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du bureau de Paris du German Marshall Fund.

Pour mettre de l'ordre dans sa politique étrangère, l'UE dispose depuis 2011 d'un service pour l'action extérieure (SEAE) et d'un haut représentant. Mais l'Espagnol Josep Borrell, actuel titulaire du poste, n'a ni le titre ni les marges de manoeuvre d'un ministre européen des Affaires étrangères. Quand il s'exprime, c'est avant tout le signe que les Vingt-Sept sont parvenus à trouver leur point d'équilibre, car les traités prévoient que toute décision en matière de politique extérieure soit prise à l'unanimité.

Les capitales au premier rang du tourbillon diplomatique

"Le système européen fonctionne avec des gens qui doivent parvenir à parler d'une seule voix, mais qui peuvent continuer à parler chacun de leur côté", résume Pierre Vimont. Le parcours de ce diplomate chevronné illustre d'ailleurs cette double réalité : il a dirigé le SEAE jusqu'en 2015, mais c'est en tant qu'émissaire d'Emmanuel Macron qu'il a récemment fait le voyage à Moscou pour négocier avec les Russes. "Je rends compte au président français, mais j'y vais avec le soutien des autres Européens", décrypte-t-il.

De fait, dans la crise ukrainienne, le tourbillon diplomatique fait la part belle aux chefs d'État : les présidents de la Commission et du Conseil européen restent en retrait, alors que les conférences de presse d'Olaf Scholz, Emmanuel Macron ou du président polonais Andrzej Duda sont quotidiennes. "Il y a une division des tâches entre les capitales européennes, avec Paris en chef de file, qui mènent les efforts diplomatiques et l'UE qui agit sur le volet des sanctions et sur l'approvisionnement énergétique", note Alexandra de Hoop Scheffer.

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En coulisses, Bruxelles joue le rôle de tour de contrôle aux yeux des diplomates. "Pour faire face aux défis du monde actuel, la taille compte", souligne l'Italien Stefano Sannino, l'actuel secrétaire général du service pour l'action extérieure. Chaque semaine, les Européens se rencontrent plusieurs fois dans la capitale belge sous différents formats, à l'OTAN ou à l'UE, et la diplomatie européenne met de l'huile dans les rouages. "Nous sommes là pour remettre l'église au milieu du village et créer de la convergence malgré des sensibilités différentes, explique Stefano Sannino. Nous ne sommes pas dans la tête des dirigeants européens quand ils voient Poutine, mais tout le monde garde à l'esprit le principe de 'coopération loyale' entre nous, prévu par les traités."

Tant que la menace reste aux frontières, cette "coopération" européenne tient. Mais en cas d'attaque contre l'Ukraine les Européens devront apporter une réponse - économique - coordonnée en quelques heures, et le compromis sur les détails n'est pas encore trouvé. Les Allemands hésitent à abandonner le gazoduc Nord Stream 2, qui les relie directement à la Russie ; les Autrichiens et les Hongrois s'inquiètent des effets d'une rupture des liens commerciaux avec Moscou, et l'Italie ne souhaite pas exclure les Russes du système de paiement international Swift. "Ces discussions sur les sanctions sont extrêmement difficiles, car chaque pays défend ses propres intérêts avant tout", observe François Heisbourg. Pour l'unité européenne, le test le plus dur reste sans doute à venir.

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