Emmanuel Macron, l’illustre inconnu
Emmanuel Macron, qui vient d’être réélu pour un second mandat, a été investi ce samedi. Adulé par certains, détesté par d’autres, il reste difficile à cerner. Portrait d’un homme qui divise la France.
- Publié le 06-05-2022 à 18h39
- Mis à jour le 07-05-2022 à 12h10
Pour certains, il est le président des riches, l'homme des petites phrases dédaigneuses à l'égard des plus défavorisés, l'ex-banquier d'affaires devenu "Roi soleil" d'une démocratie à bout de souffle, fossoyeur de la droite et de la gauche traditionnelles qu'il prétendait vouloir rassembler. Pour d'autres, il est presque un Messie politique du XXIe siècle ou, à tout le moins, un brillant visionnaire libéral, le seul et l'unique capable de réformer la France, d'en assurer, à travers l'Union européenne, la puissance face à un monde de brutes. Et puis, il y a ces Français pour qui la magie de 2017 n'est plus ou n'a jamais été, mais ne voient personne d'autre que lui capable de présider le pays. Cinq ans après avoir déboulé à l'Élysée, Emmanuel Macron, investi ce samedi pour un nouveau mandat de cinq ans, reste une sorte d'inconnu, un objet politique non identifié arrivé au sommet avant l'heure, avec la promesse de "dépasser le clivage gauche-droite" pour devenir lui-même une figure qui déchire les Français.
Emmanuel Macron, c'est avant tout une trajectoire éclair, qui lui confère une aura quasi mystique, mais suscite aussi la méfiance. Sa biographie pouvait tenir à quelques paragraphes lorsqu'il est devenu en 2017 le plus jeune président de l'histoire de la Ve République, à 39 ans. Né en 1977 dans le nord de la France, à Amiens, de parents médecins, ce passionné de lettres dévorait dès son jeune âge les Nourritures terrestres d'André Gide ou Le Roi des Aulnes de Michel Tournier. Au lycée catholique La Providence, il a découvert "la foi dans sa dimension intellectuelle" au point de demander à être baptisé, rompant avec l'agnosticisme de sa famille. À ses 16 ans, il y a rencontré l'amour de sa vie, de 24 ans son aînée. Sa professeure de théâtre, Brigitte Auzière, mère de trois enfants, a été subjuguée par celui que sa fille lui avait décrit comme un "fou qui sait tout sur tout". Si les rumeurs sur leur idylle les ont forcés à se séparer, Emmanuel Macron lui avait bien dit : "Je reviendrai et je vous épouserai". Ce qu'il a fait le 20 octobre 2007.
"Le président vit loin de la population"
Le caractère transgressif de l'Amiénois trancherait presque avec son parcours de bourgeois. "Il ne comprend pas le monde dans lequel on est. Il ne sait pas ce que c'est un pauvre", assure le géographe Gilles Fumey, qui retrace "le triangle d'or Picardie - Pyrénées - Paris" dont Emmanuel Macron "s'est peu éloigné". Ce décalage, son installation au palais de l'Élysée n'a fait que l'accentuer. "Il vit enfermé avec des gens qui pensent comme lui, la super élite française, méritocratique, superdiplômée. Il est relativement coupé de la France profonde, mais c'est inhérent à la fonction. Le président français vit loin de la population", précise Brice Couturier, journaliste à France Culture, auteur de Macron, un président philosophe.
Passé par Science Po Paris et l'École nationale d'administration, Emmanuel Macron a intégré l'élitiste inspection des Finances en 2004, avant de s'offrir un passage par la banque Rothschild&Co. "Tu y gagneras ta liberté", lui avait glissé l'entrepreneur à succès Alain Minc. Il y a obtenu sa fortune, son étiquette de banquier et des réflexes qui trahiront son parcours hors du monde politique et, selon ses détracteurs, hors sol. "Il veut donner une dimension managériale à sa politique et s'adresse parfois aux citoyens comme un patron à ses salariés", observe le politologue Luc Rouban,directeur de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po, auteur du livre Le Paradoxe du macronisme.
L'expérience politique d'Emmanuel Macron se résume à quatre lignes : secrétaire général adjoint de l'Élysée, ministre de l'Économie sous François Hollande, fondateur du mouvement En Marche, président. Ce parcours a défié les lois de la politique française - qui voulaient qu'on soit au moins élu une fois avant de devenir président et qu'on puisse s'appuyer sur un parti bien établi. Le golden boy est toujours parvenu à se démarquer, notamment par son intelligence. "Il était brillant, il avait une gymnastique intellectuelle exceptionnelle. Il était aussi chaleureux, amical", se souvient l'historien François Dosse, professeur à Sciences Po, qui a introduit en 1998 son élève Emmanuel Macron à Paul Ricœur, l'un des plus grands philosophes du XXe siècle. "C'est Ricœur qui m'a poussé à faire de la politique", confiera plus tard le candidat Macron au sujet de son mentor.
Son succès, il le doit aussi à un pouvoir de séduction hors norme. "Il force la sympathie et l'adhésion, il a convaincu des gens de son grand avenir", poursuit M. Dosse. Emmanuel Macron "pourrait séduire une chaise", écrivait même en 2017 le romancier Emmanuel Carrère dans le quotidien britannique The Guardian. Il eut, il faut le dire, un peu de chance puisque le marasme de la politique française lui a offert une fenêtre d'opportunité inédite. Mais surtout la capacité de la saisir, quitte à trahir François Hollande, à qui il n'a jamais pardonné ni l'impuissance politique ni la réaction indifférente au décès de sa grand-mère Manette, l'autre femme de sa vie.
"Il est seul car il n’y a pas deux Dieu"
"Derrière son sourire et ses yeux bleus, il y a quelqu'un qui n'hésite pas à tuer", assure M. Dosse qui, après avoir encensé son ancien élève dans le livre Le Philosophe et le Président, revient en 2022 sur sa déception dans Macron ou les illusions perdues - Les larmes de Paul Ricœur. Emmanuel Macron a emporté cet instinct de survie (ou assassin, c'est selon) à l'Élysée, où il a débarqué avec ses "Macron boys". Des énarques brillants mais jamais au point de faire de l'ombre à ce quadragénaire qui veut faire oublier sa jeunesse et n'hésite pas à couper les têtes qui dépassent, même à Matignon. "Il est seul, car il n'y a pas deux Dieu", plaisantait ainsi un sénateur macroniste, cité par Le Monde. M. Macron ne s'en cache pas : il veut être un président "jupitérien", référence au dieu romain qui gouverne la terre, le ciel et tous les autres dieux.
Mais il est aussi seul à encaisser les coups, qui viennent de toutes parts lorsqu'on est un ovni politique, privé de maires inféodés et d'un réseau politique solidement implanté. Président, ses atouts se sont parfois transformés en faiblesses. Sa volonté de séduire, autant que son ambition politique inédite d'être "en même temps" et à gauche et à droite lui ont valu le procès d'être vide de convictions. "La réaction (des gens) est d'autant plus violente que la séduction et donc l'adhésion a été forte. C'est un caméléon, il peut s'adapter à son public, tenir des discours contradictoires", estime M. Dosse, qui a déchanté lorsque Macron s'est emparé du débat sur l'immigration pour le ravir à l'extrême droite.
Un centriste radical
Trop à gauche pour la droite, trop à droite pour la gauche, Emmanuel Macron est un centriste "habité par ses convictions", estime au contraire le politologue Thomas Guénolé, intellectuel engagé à gauche. "Il a été influencé par le concept de personnalisme : c'est l'idée qu'entre le capitalisme qui donne la toute-puissance au marché et le communisme qui donne la toute-puissance à l'État, l'épanouissement de la personne humaine doit être au centre. Sa conviction fondamentale, c'est que dans la vie on réussit par soi-même et que le rôle du pouvoir politique est de donner à chacun les moyens de tenter sa chance. Cela le place dans un double rejet, du chacun pour soi pur et dur, mais aussi l'égalitarisme de la gauche radicale".
Pragmatique, ce président qui ne compte pas ses heures et ne s'autoriserait que trois à quatre heures de sommeil par nuit veut piocher des idées à gauche et à droite pour réformer - chantier suspendu à cause de la crise du Covid-19 et de la guerre en Ukraine. Son objectif : procéder à une révolution libérale par l'État et "moderniser la société française, lui permettre de se révéler à elle-même. Une approche maïeutique qui comporte aussi une forme de tutelle, un aspect vertical" du pouvoir, constate M. Rouban.
Il y a la théorie, mais aussi la pratique de la politique. Les médias, dont il s'est méfié, "le haïssent. Ils regardent les stratégies de communication plus que la manière dont on gère un pays", regrette Brice Couturier. Or la communication de Macron est directe, parfois brutale. "Sa désinhibition est un immense avantage et un immense problème. C'est le président le plus transgressif qu'on a eu en 60 ans, capable de tenir des propos qui rendent dingue la moitié du pays", note M. Guénolé.
"Je traverse la rue et je vous en trouve du travail", "dans une gare, on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien", "on met un pognon de dingue dans les minima sociaux"… Maladresses ou coups orchestrés, ces phrases expriment un mépris pour les moins nantis.D'autant qu'elles sortent de la bouche d'un homme que beaucoup ont envie de détester. "Sympa, beau gosse, marié a une femme qu'il aime... Emmanuel Macron incarne une forme de bonheur que d'autres considèrent comme infâme", tempère ainsi M. Couturier, pour qui ces déclarations ont été mal interprétées.
Rien, ni même son "quoi qu'il en coûte" qui l'a conduit pendant la crise du Covid-19 à irriguer de milliards d'euros l'économie, n'a décollé son étiquette de droite. "L'image d'un président antisocial est inadéquate par rapport à ce qu'il a fait", assure M. Couturier. Même si ce libéral ne fera jamais son mea culpa d'avoir mis en place une fiscalité favorable aux plus fortunés, preuves vivantes de sa croyance selon laquelle le mérite détermine la réussite.
L’Europe, une constante
"Si vous réagissez de manière négative à sa politique, sa réaction sera de vous expliquer pourquoi il a raison", considère M. Guénolé. Il est en ce sens "victime de ses qualités, de ses compétences cognitives exceptionnelles", abonde M. Dosse. Adepte de longs discours, Emmanuel Macron peine paradoxalement à se dévoiler. Ou peut-être ne s'y est-il jamais essayé. Après tout, "quand vous cernez quelqu'un, il peut vous servir de cible. Là, il n'y a pas de cible. Macron, il est partout", observe M. Dosse.
Sur l'Europe, Macron ne bouge pas. "C'est une constante chez lui", souligne Sébastien Maillard, directeur de l'Institut Jacques Delors. C'est d'ailleurs sur la scène européenne qu'il a rencontré son plus grand succès, même si son dynamisme et son franc-parler ont parfois irrité ses homologues - l'ex-chancelière allemande Angela Merkel lui aurait même reporché de devoir à chaque fois recoller la vaisselle qu'il a cassée avec ses sorties remarquées. Selon M. Rouban, "s on autorité est mal vécue en France, mais parmi ses interlocuteurs à l'étranger, il est considéré comme quelqu'un qui sait ce qu'il veut". À savoir une Union forte et souveraine, capable de se défendre, de tenir tête à la Chine ou la Russie, de donner le rythme de la lutte contre le réchauffement climatique ou de prendre le train du numérique en marche.
Par la force de sa conviction ou par les crises qui lui ont donné raison, Emmanuel Macron a déjà laissé son empreinte sur l'UE et initié des réformes qui feront date, comme la création d'une dette commune pour financer un plan de relance post-Covid-19. "Il n'a pas l'Europe honteuse, c'est sur ce thème qu'il a gagné en 2017. Il a compris que la foi dans le projet commençait à s'éroder, qu'on ne faisait l'Europe que parce qu'on l'avait toujours fait. Il a renouvelé le credo européen", estime M. Maillard. Même parmi ceux qui l'ont désavoué, on s'accorde pour rendre à César ce qui est à César. Pour M. Dosse, "il a incarné l'idéal européen, on peut lui en être gré".
Cet homme difficile à cerner, tantôt séducteur tantôt manipulateur, jugé brillant ou arrogant, considéré comme le symbole de la réussite, de l’audace ou de l’élitisme, vu comme un imposteur tant à gauche qu’à droite, a tendu à ses compatriotes comme une page blanche sur laquelle chacun a pu projeter son idéal français, forcément sans l’y retrouver. Porté par ses atouts, mais aussi réélu un peu par défaut, dans un rejet désabusé de l’extrême droite, Emmanuel Macron a obtenu cinq années de plus dont il profitera peut-être pour dresser son véritable portrait.