Le président américain Joe Bien profite des opportunités stratégiques offerts par la guerre en Ukraine afin d'accroître la place des Américains sur les marchés européens.

Joe Bien profite des opportunités stratégiques offertes par la guerre en Ukraine afin d'accroître la place des Américains sur les marchés européens.

afp.com/MANDEL NGAN

La guerre en Ukraine place le Vieux continent face à une réalité : sa dépendance envers le voisin russe ne peut pas durer. Depuis l'offensive du président Vladimir Poutine, les Européens réfléchissent à des alternatives afin de diversifier leurs achats. Un pays pourrait tirer son épingle du jeu de cette crise : les Etats-Unis. "Il s'agit d'une opportunité stratégique, il n'y a rien de condamnable", déclare d'emblée à L'Express, Cyrille Bret, géopoliticien, chercheur à l'institut Jacques Delors et enseignant à Sciences Po. La première puissance mondiale pourrait donc rafler plusieurs marchés européens que ce soit au sein du secteur énergétique, alimentaire ou de l'armement.

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Tout d'abord l'énergie : en 2021, le gaz russe représentait 45% des importations européennes, selon la Commission européenne. Sur ce volet, la dépendance aux énergies russes recule un peu en Europe. En effet, les livraisons de gaz en provenance du Kremlin se sont effondrées de presque 30% en Europe au premier trimestre, a annoncé dimanche 1er mai le groupe contrôlé par l'Etat russe, Gazprom.

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Afin de répondre au manque à venir des vingt-sept, les Européens se tournent vers leurs alliés historiques. Le 25 mars 2022, la commission européenne s'engage à acheter au président américain Joe Biden 15 milliards de m3 (Gm3) de gaz naturel liquéfié (GNL) supplémentaires en 2022. "Les Américains saisissent une opportunité géo-économique pour proposer aux Européens une source d'approvisionnement qui réduira la part des approvisionnements russes. Autrement dit, ils réorganisent la géo-économie énergétique de l'Europe au profit de leurs propres entreprises", constate Cyrille Bret. En réalisant cela, Washington fait sauter le dernier levier de puissance internationale de Moscou.

"Les Américains vont capter la rente de la Russie"

Autrement dit, la guerre en Ukraine représente une opportunité de s'emparer des parts de marché du poids lourd de la fourniture de gaz en Europe. "Il s'agit d'un marché extrêmement important car les Etats-Unis vont capter la rente de la Russie." Si le pays de l'Oncle Sam ne pèse au premier semestre 2021 que 6,3% des importations européennes totales de gaz, il est déjà le plus grand fournisseur de gaz naturel liquéfié à l'Union européenne.

Mais les Américains pourraient-ils se hisser au rang des plus gros exportateurs de gaz en Europe ? Cyrille Bret répond : "Nous n'en sommes pas encore à ce stade, car cela requiert beaucoup d'investissements que les Européens auront à réaliser concernant l'achat, la construction et l'élaboration de la mise en service de terminaux de liquéfaction du gaz." Selon le spécialiste, il faudra patienter entre "un et trois ans" pour que les Etats-Unis deviennent un exportateur majeur en Europe. Mais le gaz n'est pas le seul marché sur lequel notre allié outre-Atlantique deviendrait un associé considérable de l'Europe.

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La Russie et l'Ukraine, occupent respectivement la première et cinquième place concernant l'exportation du blé. A eux deux, ils fournissaient 26% de la demande mondiale avant le conflit, rapporte la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Or, la guerre en Ukraine et les sanctions imposées à la Russie impactent les circuits de distribution.

Sur les marchés mondiaux, le blé, le maïs ou encore l'huile de tournesol sont devenus plus rares, entraînant une hausse des prix : la tonne de blé est passée de 200 euros en avril 2021 à 400 euros en avril 2022. "Au 3 avril 2022, 404 162 tonnes sont entrées dans l'UE depuis la Fédération russe, ce qui correspond à 20,9% des importations de blé européennes. L'Ukraine arrive en deuxième position avec 328 581 tonnes, soit 17% du total", indique le site Toute l'Europe, reprenant les statistiques sur les céréales proposées par l'exécutif européen.

Les Etats-Unis, grenier à blé de la planète ?

Les agriculteurs américains peuvent-ils se substituer aux Russes et aux Ukrainiens ? "Les Etats-Unis disposent d'énormes surfaces et d'une très forte production, ils ont la capacité de se substituer à l'Ukraine, en termes de volume et de capacité de production", affirme à L'Express Anne-Sophie Alsif, cheffe économiste pour le cabinet de conseil BDO France. A noter que les Etats-Unis occupent déjà traditionnellement une position extrêmement forte en exportation de céréales. "Ils ont sauvé de la famine, plusieurs pays européens", commente Cyrille Bret.

Importer des céréales américaines aurait cependant un prix. "Avec le transport, les coûts globaux seront plus élevés et cela ne serait pas très intéressant sur le court terme pour les Européens dans un contexte inflationniste (...) A cela peut s'ajouter aussi le problème des normes sur la pénétration du marché européen, notamment à cause de l'utilisation des OGM (organisme génétiquement modifié)", déroule Anne-Sophie Alsif.

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Par ailleurs, les Américains se distinguent à travers un autre domaine : l'armement. A l'échelle mondiale, les Etats-Unis sont les premiers exportateurs d'armes et la guerre en Ukraine pourrait profiter à l'industrie militaire locale. "Avec le conflit, on va assister à une remilitarisation des pays européens", assure Anne-Sophie Alsif. A la fin du mois de février, le dirigeant allemand Olaf Scholz a décidé de débloquer 100 milliards d'euros pour moderniser son armée. Sans surprise, Berlin toque à la porte des grands groupes américains pour répondre à sa demande. Officiellement, l'offre américaine correspondait plus à leurs besoins, mais Anne-Sophie Alsif y perçoit des enjeux diplomatiques : "C'est aussi une façon d'entretenir leurs bonnes relations avec les Américains, mais on aurait préféré que les Allemands achètent plutôt en Europe."

Alors que les Etats-Unis s'engouffrent dans ces brèches économiques, les Américains semblent en profiter pour replacer leurs pions sur le continent soutient Anne-Sophie Alsif : "Avec la guerre en Ukraine, la Maison-Blanche ne veut pas voir l'Europe passer sous le joug russe (...), il y a l'idée d'utiliser les Européens pour réaffirmer leur puissance." Cette bifurcation vers l'ouest marque ainsi le retour des Etats-Unis en Europe. Toutefois, selon Cyrille Bret, "cela reste assez négatif pour l'autonomie géostratégique européenne".

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