Au volant de sa voiture, l’homme se veut pédagogique : « Sur un Paris-Marseille, passer de 130 à 110 km/h permet d’économiser deux litres au cent. » Il énumère dans le même temps les préconisations pour économiser encore davantage : « pas de freinages intempestifs », « éviter les à-coups », « avoir le pied léger ». Des conseils qui, mis bout à bout, « permettent d’économiser jusqu’à 20 % du carburant ». En période de flambée des prix, la recommandation est précieuse.

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Il faut préciser que nous sommes alors… en 1979. L’homme au volant témoigne dans un reportage effectué par TF1, et exhumé en mars par l’Institut national des archives (INA). En plein choc pétrolier, le gouvernement veut inciter les Français à faire des économies d’énergie. Une campagne massive de communication est lancée, chacun est incité à traquer « Gaspi », un personnage rose à la tête en forme d’entonnoir. Le ton de l’époque résonne dans un slogan publicitaire diffusé à la télévision : « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. »

Rouler moins pour consommer moins

La guerre en Ukraine remet au goût du jour cette vieille idée. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) invite les pays développés à travailler sur la réduction de leur demande en pétrole, et a publié vendredi 18 mars un éventail de dix mesures potentiellement efficaces : baisser d’au moins 10 km/h la vitesse autorisée sur autoroute, travailler de la maison jusqu’à trois jours par semaine, organiser des dimanches sans voiture dans les grandes villes, etc. De telles mesures permettraient pour ces pays de réduire jusqu’à 6 % la consommation de pétrole.

En France, des mesures de sobriété permettraient en théorie de nous passer de l’équivalent du pétrole russe, selon un calcul réalisé par Olivier Sidler, fondateur de l’association Négawatt, pour La Croix. La Russie fournit environ 12,7 % de nos approvisionnements en pétrole brut. En supposant que voitures et camions acceptent de modérer leur vitesse et adoptent une conduite souple, cela permettrait une économie de 15 % sur l’ensemble des consommations.

En ajoutant une sobriété à l’usage pour réduire de 10 % le kilométrage parcouru annuellement, jusqu’à 77 TWh pourraient être économisés. Soit un peu plus que le montant des importations de pétrole russe, 72 TWh (la méthodologie détaillée est disponible sur le site de La Croix). Ces chiffres sont à prendre avec prudence, mais donnent un ordre de grandeur.

Réduction des températures

Quant au gaz, l’AIE met avant tout l’accent sur la nécessité de diversifier les approvisionnements et de diminuer la demande. Dans une note consacrée à la réduction de la dépendance de l’Union européenne à la Russie, elle observe : « De nombreux citoyens européens ont déjà réagi à l’invasion de l’Ukraine (…) par des dons ou, dans certains cas, en aidant directement les réfugiés d’Ukraine. Le réglage du chauffage dans les bâtiments européens chauffés au gaz serait une autre possibilité d’action temporaire, permettant d’économiser des quantités considérables d’énergie. »

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L’AIE chiffre ce potentiel de réduction à 10 milliards de mètres cubes de gaz par degré de réduction pour l’Union européenne, sur un an. En comparaison, les importations de gaz russe représentaient pour les Vingt-Sept 140 milliards de mètres cubes en 2022. L’organisation souligne que la température moyenne de chauffage des bâtiments dans l’UE est actuellement supérieure à 22 °C.

Initiatives individuelles

La demande d’économie vient aussi d’une partie de la société civile. Dès l’invasion russe en Ukraine, des organisations environnementales en Europe ont appelé à user du levier de la sobriété. Quelques initiatives individuelles ont aussi émergé : le 12 mars, le président de l’université de Toulouse, Hugues Kenfack, a annoncé la baisse d’un degré de la température dans les locaux, en solidarité avec l’Ukraine. La mairie de Royan (Charente-Maritime) a pris la même mesure.

L’économiste Christian Gollier, directeur de la Toulouse School of Economics et spécialiste des questions climatiques, est particulièrement actif sur le réseau social Twitter pour inciter les citoyens à « mettre un pull » et consommer moins d’énergie chez soi. Il a lui-même coupé le chauffage et réduit sa vitesse quand il doit prendre la voiture. « Peu de gens comprennent qu’en prenant de l’essence à la pompe ou en se chauffant, on finance le régime de Poutine.» À ses yeux, il y a une responsabilité individuelle à agir : « On voit une forme d’impasse : d’une part les gouvernements sont paralysés par les réactions potentielles des citoyens et, de l’autre, les individus mettent d’abord en avant la responsabilité de l’État à agir. »

Promotion des « écogestes »

Faut-il alors un retour du bonhomme rose et des campagnes de communication anti-gaspi ? Voire une réglementation contraignante ? En France, la ministre de la transition écologique, Barbara Pompili, a annoncé que les administrations et services publics vont être incités à « baisser d’un degré » la température de leur chauffage intérieur. Un fonds sera aussi mis en place, notamment, pour accélérer le remplacement des chaudières à énergies fossiles. Une campagne de promotion sur les « écogestes » sera lancée à moyen terme. « Elle pourra se déployer en plusieurs étapes en fonction des objectifs : dans les semaines à venir (après l’élection) (…), mais aussi au début de l’hiver », a précisé à La Croix le ministère de la transition écologique.

« La question de la sobriété est loin de faire l’objet d’une véritable stratégie politique », regrette Olivier Sidler, de Négawatt. Plusieurs hypothèses peuvent être évoquées pour l’expliquer. Après deux ans de crise sanitaire, le gouvernement est réticent à demander de nouveaux efforts aux Français. De plus, « il faudrait que les gouvernements démontrent l’intérêt de ce type de mesures, relève Thomas Pellerin-Carlin, directeur du centre énergie de l’Institut Jacques-Delors. Cela ne doit pas être confondu avec d’autres campagnes sur des écogestes, qui ont parfois promu des actions peu efficaces pour l’environnement ».

Efficacité énergétique

De façon générale, les appels à la sobriété énergétique ont été jusque-là peu relayés par le pouvoir politique. « Les gouvernements sont toujours rétifs à communiquer sur le sujet, car cela pourrait être interprété comme un synonyme de privation, analyse Edwin Zaccai, professeur à l’Université libre de Bruxelles (1). Si bien qu’ils poursuivent plutôt la direction actuelle : travailler sur l’efficacité énergétique davantage que sur la sobriété des usages. »

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L’un n’empêche pas l’autre. Plusieurs ONG ont appelé à se saisir de l’occasion pour accélérer la transition écologique, et notamment les rénovations de bâtiments et le développement des transports en commun. « La réduction de nos consommations ne repose pas uniquement sur des gestes individuels, relève Thomas Pellerin-Carlin. Mais aussi et surtout sur des investissements de l’État et des entreprises dans des solutions collectives. »

(1) Auteur de Deux degrés. Les sociétés face au changement climatique, Les Presses de Sciences Po.