This photo taken on June 3, 2017 the new Russian "Christophe de Margerie" Arctic LNG tanker, on the side of the International Economic Forum (SPIEF), following its naming ceremony in Saint Petersburg. - The tanker of the unique Arc7 class was built for the Yamal LNG project and would be named after Christophe de Margerie, the late CEO of French oil corporation Total S.A., who has died in an aircraft crash in Moscow on October 20, 2014. (Photo by OLGA MALTSEVA / POOL / AFP)

Le cargo LNG Christophe de Margerie, à Saint Petersbourg

OLGA MALTSEVA / POOL / AFP

Début mars, depuis le trait de côte de Bray-Dunes, commune la plus septentrionale de France, le passage du méthanier Christophe-de-Margerie n'a guère soulevé l'étonnement des badauds. Et pourtant. Le navire de 300 mètres, empruntant son nom au défunt patron de Total, n'avait pas prévu de longer la Côte d'Opale. Parti de Yamal, aux confins de la Sibérie russe il y a quelques semaines avec à son bord 172 600 mètres cubes de gaz naturel liquéfié (GNL), il était censé accoster sur l'île de Grain, au Royaume-Uni. Mais le 28 février dernier, la cargaison a subitement changé de cap, direction Montoir-de-Bretagne. Un détournement très géopolitique. Pour manifester leur opposition à l'agression russe contre l'Ukraine, les dockers britanniques ont refusé de décharger ce gaz, obligeant le bâtiment à se dérouter vers la France. Finalement, ce dernier n'aura jamais atteint les côtes françaises, détourné à nouveau en cours de route.

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Le Christophe-de-Margerie n'est pas le seul navire à avoir connu pareille mésaventures. Boris Davydov, le Nikolay Urvantsev, le Boris Vilkitsky...tous ces méthaniers pleins "jusqu'à la gueule" ont réalisé un drôle de ballet en mer du Nord ces derniers jours, brinquebalés de ports en ports au gré des fermetures sporadiques puis des réouvertures de terminaux méthaniers. Reverront-ils un jour le littoral européen ? Qu'il vienne par bateau ou par gazoduc, le gaz russe n'est clairement plus en odeur de sainteté chez les Vingt-Sept. "Nous ne pouvons pas dépendre d'un fournisseur qui nous menace explicitement", justifiait encore ce mardi Ursula von der Leyen, la patronne de la Commission. L'an passé, les 155 milliards de mètres cubes importés de Russie ont représenté 40% de la consommation européenne de gaz. S'en passer permettrait d'asseoir l'indépendance énergétique du continent tout en asséchant les revenus de l'oligarchie russe.

Les nouvelles routes du gaz

Reste que pour ouvrir ce front dans la "guerre" économique que mène l'UE à la Russie, il faudra d'abord trouver des alternatives fiables. Le chemin est étroit. Il reposera, entre autres, sur l'utilisation de ce fameux GNL. Un produit devenu, en quelques années, une star des marchés énergétiques mondiaux. Avec une croissance des volumes échangés de 6% chaque année sur la dernière décennie, il représente déjà 40% des échanges mondiaux de gaz naturel, contre 60% pour celui transitant par les gazoducs. Une appétence qui s'explique par ses caractéristiques. Refroidi à l'état liquide à une température de - 160 degrés Celsius, le GNL peut, grâce au transport maritime, alimenter des zones de consommation qui ne sont pas desservies par des gazoducs. C'est le cas du Japon et de la Corée du Sud par exemple, premiers consommateurs au monde de GNL devant la Chine. Pour d'autres pays, il s'agit d'un outil pour diversifier ses approvisionnements et donc ne pas dépendre que d'un seul acteur... au hasard la Russie. On comprend mieux l'intérêt pour l'Europe. Dans son plan d'action pour se passer du gaz russe "bien avant 2030", la Commission vient d'expliquer que l'UE cherche à augmenter ses entrées de GNL de 60 milliards de mètres cubes à très court terme. De quoi réduire de 40% environ les importations de Moscou.

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© / Dario Ingiusto / L'Express

Mais il faudra accepter d'en payer les multiples coûts. Le coût économique d'abord. Comme l'explique l'Agence internationale de l'énergie, "tous les importateurs pêchent dans le même bassin d'approvisionnement". Autrement dit, le GNL produit notamment en Australie, au Qatar, par les Etats-Unis, le Nigeria ou encore l'Algérie, s'arrache de toutes parts. "Même avant le début de la crise ukrainienne, le marché était très tendu. Les sanctions prises contre la Russie n'arrangent rien", confirme un industriel français de l'énergie. Témoin de cette empoignade commerciale, le Japan-Korea Marker, indice de référence mondial pour le prix du GNL, a atteint un niveau historique le 4 mars. Et les tensions vont aller crescendo. Du fait de l'inévitable reflux des exportations russes, d'une part, mais aussi parce que l'Europe va devoir acheter du GNL en masse cet été pour remplir ses stocks de gaz. "Il faudrait qu'ils soient pleins à 90% pour ne pas dépendre d'une fermeture du robinet par Poutine cet hiver", souligne cette même source. Ainsi, "la concurrence entre l'Europe et l'Asie va être encore acharnée cette année", pointe Laura Page, analyste financière pour la société Kpler.

Un prix que l'Union européenne est prête à payer pour son indépendance. Problème : une grande partie du GNL produit est couverte par des contrats de long terme, notamment avec les pays asiatiques, qu'il sera difficile de récupérer. "Seuls 35% à 40% du GNL s'échangent via les contrats de court terme", poursuit la spécialiste. Pour maximiser ses importations, l'Europe devra "engager un dialogue avec le Japon et la Corée du Sud, pour leur demander de renoncer à une partie de leur consommation. La Commission va devoir user de ressorts diplomatiques", remarque Phuc-Vinh Nguyen, expert énergie de l'Institut Jacques Delors.

Capacité d'accueil et interconnexions

Une fois sur nos rivages, le besoin d'infrastructures est par ailleurs énorme. Il s'agit d'abord de regazéifier le GNL afin de le remettre dans le réseau. Une opération qui nécessite des terminaux. L'Europe en compte une trentaine, mais beaucoup sont déjà saturés. En créer de nouveau, comme l'Allemagne vient de l'annoncer, prendra deux ans au bas mot. Muscler les capacités déjà existantes, au moins six mois. Par ailleurs, il ne suffira pas d'accueillir ce gaz, mais bien de le transporter. Un pays comme l'Espagne, par exemple, n'utilise ses capacités qu'à hauteur de 45%, selon le think tank bruxellois Bruegel. Et pour cause, les interconnexions gazières entre l'Espagne et le reste de l'Europe via la France sont très faibles. En d'autres termes, les tuyaux ne sont pas assez gros ni nombreux pour transporter le GNL de la péninsule ibérique vers le nord de l'Europe. Au niveau européen, en outre, le réseau n'est pas adapté, car initialement conçu pour acheminer le gaz depuis l'est vers l'ouest. "Si une quantité excessive de gaz devait provenir de l'ouest, des engorgements de gazoducs pourraient empêcher une livraison suffisante aux parties les plus orientales de l'Union ou à l'Ukraine", expliquent les chercheurs de Bruegel. Le sujet est identifié. En Espagne, le projet de gazoduc Midcat, visant à relier la Catalogne au Roussillon - gelé il y a trois ans - vient d'être relancé par l'exécutif. Celui-ci pourrait être financé par le prochain paquet Projets d'intérêt commun en gestation à l'UE, qui réserve plus d'une dizaine de milliards pour des projets d'infrastructures énergétiques dont les interconnexions gazières en Europe. "Il faudra évidemment de la solidarité entre les Etats membres sur cette question", avertit Phuc Vinh Nguyen.

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De la coopération, mais aussi un brin de plasticité morale pour accepter un temps au moins les conséquences climatiques du passage au GNL, notamment lorsqu'il viendra des Etats-Unis et sera donc majoritairement du gaz de schiste. "Entre le mode d'extraction, les différentes opérations de liquéfaction et regazéification qui sont énergivores, mais aussi le transport maritime sur les méthaniers, le bilan environnemental est élevé", détaille Phuc Vinh Nguyen. Dans une étude de 2019, le cabinet Carbone 4 jugeait pour le mix français que l'empreinte carbone du GNL était 2,5 fois plus élevée que celle du gaz acheminé par gazoduc. Il faudra, enfin, accepter le prix politique de cette diversification. Et éviter la naïveté face aux nouveaux fournisseurs. "Le pire scénario serait de substituer une dépendance à une autre. Personne n'a envie de se retrouver demain très dépendant du gaz américain, a fortiori si Donald Trump revient aux manettes", confie Pascal Canfin, président de la commission environnement du Parlement européen.

Tout le monde en est conscient. Rebâtir l'indépendance énergétique de l'Europe passera par l'accélération massive dans les sources d'électricité bas carbone, l'efficacité énergétique ou encore la baisse de la demande. Baisser le chauffage d'un degré dans tous les bâtiments européens permettrait "d'économiser 10 milliards de mètres cubes de gaz", rappelait la Commission européenne la semaine dernière. "Les deux objectifs qu'on poursuit, c'est la neutralité climat et le zéro dépendance avec la Russie. Le seul plan crédible, c'est celui qui déconnecte durablement les flux gaziers et fossiles de l'Europe", conclut Pascal Canfin. Ce constat n'a sans doute jamais été aussi largement partagé dans l'Union européenne.

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