La Croix L’Hebdo : Quelle lecture faites-vous des résultats du premier tour ? De quoi l’opposition Le Pen-Macron est-elle le nom ?

Enrico Letta : C’est le nom d’une opposition entre souverainistes d’un côté, et proeuropéens de l’autre. Depuis 2017, de nombreux événements ont scandé l’actualité française (le mouvement des « gilets jaunes », le Covid, la guerre en Ukraine) mais, in fine, les Français retrouvent les mêmes finalistes que 2017. Un référendum binaire entre une candidate souverainiste nationaliste et un candidat proeuropéen leur est ainsi soumis.

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Comment expliquez-vous le déplacement des électorats (de gauche et de droite) vers des positions radicales ? Est-ce le cas dans le reste de l’Europe ?

E. L. : Ce déplacement est dû pour partie au phénomène Macron, son positionnement sur l’échiquier politique absorbant tant le centre gauche que le centre droit. Mais ce n’est pas tout, la France a traversé plusieurs crises dont les populistes se sont nourris.

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Après la pandémie, l’érosion du pouvoir d’achat s’est encore accrue avec la guerre en Ukraine : les classes moyennes françaises ont été secouées par des tremblements de terre continus. Face à cela, il faut une Europe sociale plus forte pour redonner espoir aux électeurs tentés par le populisme.

En quoi ce premier tour fait-il écho aux rapports de force politique existant ailleurs en Europe ou, au contraire, s’en distingue-t-il ?

E. L. : La France se distingue du reste du continent du fait de l’exceptionnalité Macron : son positionnement ne permettant, comme je viens de le dire, qu’aux seules oppositions radicales d’exister. Reste, désormais, à savoir si la France se dirige vers un échiquier politique divisé en trois grands pôles ou si l’alternance gauche-droite d’antan reviendra, à terme.

Le débat est ouvert pour 2027 puisque, a priori, ni Macron, ni Le Pen, ni Mélenchon ne se représenteront. Autre question clé : les mouvements vont prendre le pas sur les partis traditionnels. Car les Français, dimanche, n’ont pas tant voté pour des programmes que pour de grandes visions incarnées par de fortes personnalités (Macron, Le Pen, Mélenchon).

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Qu’est-ce qui différencie les partis des mouvements ?

E. L. : Le mouvement s’organise autour de quelques thématiques fortes et d’un puissant leadership. Il a, de ce fait, une capacité de ­mobilisation et une agilité incomparables. Les partis traditionnels, animés par des professionnels de la politique, sont organisés autour d’un appareil et de fédérations territoriales avec toutes les lourdeurs allant avec. Ces structures ont-elles fait leur temps ? Difficile de le dire. En Allemagne, les partis classiques (CDU, SPD) sont encore bien ancrés… À voir, donc.

Le résultat de dimanche traduit-il selon vous une opposition peuple-élite dans le pays ?

E. L. : En partie oui, même s’il faut faire attention à l’usage simpliste que l’on peut faire de ces deux termes. Mais, oui, ces résultats recoupent pour partie les clivages sociaux. Je note aussi une autre fracture opposant Paris – où le vote RN se monte à 5 % – au reste de la France. La capitale apparaît, un peu à l’image de Londres, comme une capitale globale sociologiquement bien distincte du reste du pays.

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