Le Premier ministre italien Enrico Letta a annoncé jeudi son intention de remettre sa démission, aussitôt après un vote de son parti réclamant un changement de gouvernement.

Le Premier ministre italien Enrico Letta a annoncé jeudi son intention de remettre sa démission, aussitôt après un vote de son parti réclamant un changement de gouvernement.

afp.com/Filippo Monteforte

Il a écrit son programme dans l'avion qui le ramenait à Rome. Élu secrétaire du Parti démocrate le 14 mars dernier, Enrico Letta a du pain sur la planche. Exilé en France durant six ans, où il officiait comme doyen de l'École des affaires internationales de Sciences Po, l'ex-président du Conseil italien (2013-2014) va devoir donner un nouveau souffle à la gauche italienne.

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Vous avez été élu à l'unanimité - et sans concurrent - à la tête d'un parti qui a connu 8 secrétaires généraux en 14 ans. Ne craignez-vous pas d'avoir été porté triomphalement... sur un siège éjectable ?

Oui, évidemment, c'est un risque énorme, étant donné les circonstances dans lesquelles on m'a rappelé. Avoir accepté en homme libre me donne toutefois la liberté de mener ma politique, de faire mes choix, en sachant que c'est la dernière chance pour ce parti.

Vous avez dit que le Parti démocrate (PD) italien ne doit pas finir comme le Parti socialiste français. Comment comptez-vous le relancer ?

Les grands partis doivent avoir l'ambition de construire autour d'eux une grande coalition. La question clé, pour nous, est d'être les leaders de l'alternative à Matteo Salvini [le chef de la Ligue, droite populiste] et à Georgia Meloni [extrême droite]. Si nous ne représentons qu'une partie de cette alternative, alors nous nous diviserons et nous pèserons encore moins. Si, à l'inverse, nous en sommes les leaders, nous attirerons d'autres ressources. Il y a eu deux expériences positives en Europe : l'Espagne et le Portugal. Dans ces deux cas, les partis socialistes sont les leaders du pays. Les premiers ministres du pays sont souvent issus de leurs rangs. Cela doit être notre ambition.

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Si vous réussissez, votre exemple pourrait-il inspirer la gauche européenne ?

Le sujet primordial, pour la gauche en Europe, est la proximité. Nous sommes un peu devenus le parti des beaux quartiers. Je veux que nous affrontions le défi des territoires, mais aussi celui de la proximité. Le PD doit recueillir les suffrages des jeunes, alors qu'aujourd'hui, nous avons surtout ceux des retraités des grandes villes. C'est un défi énorme.

Disposez-vous déjà d'un programme ou attendez-vous que la base du parti remonte des propositions ?

J'ai commencé à écrire le programme dans l'avion qui m'emmenait de Paris à Rome et j'ai continué pendant 2 jours ! J'ai émis des idées qui seront débattues dans les 5000 sections du parti. Hormis cette proximité, les idées clés sont les femmes et les jeunes, avec l'abaissement du droit de vote à 16 ans. Dans notre société, les jeunes sont marginalisés et nous avons en Italie un gros déséquilibre démographique - plus qu'en France. Dimanche dernier, je suis allé comme tous les dimanches à la messe. Le prêtre a fait le bilan de l'année 2020 : il a eu 70 enterrements et 12 baptêmes. C'est un signal fort. Je veux travailler sur le déséquilibre démographique et sur les immigrés. Je veux donner la citoyenneté italienne aux enfants d'immigrés nés en Italie. Je crois que c'est un sujet majeur. Ce sont des Italiens qui pensent italien comme moi, parlent italien comme moi, sont emplis d'émotions pour l'équipe nationale de foot comme moi, mais ils n'auront jamais la nationalité italienne. C'est une folie totale.

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Matteo Renzi avait cru pouvoir créer en Italie un espace centriste, libéral, à la Macron. Il a échoué. Quels seront vos alliés ? Les 5 Étoiles, comme dans le dernier gouvernement Conte, ou l'extrême gauche ?

Je vais chercher des alliés au centre et auprès des 5 Étoiles, parce que nous avons une droite - menée par Salvini et Meloni - bien plus forte que la droite de Marine Le Pen. À eux deux, Salvini et Meloni représentent 40 % des voix, ce qui est très diffèrent des 20 % du premier tour des présidentielles de Marine Le Pen. Avec Salvini et Meloni, la droite italienne s'est "droitisée". Pour nous, il est impossible d'imaginer des relations stables au-delà de cette expérience avec le gouvernement Draghi, que je soutiens de toutes nos forces. Il faut donc que nous imaginions une alternative qui allie les mouvements centristes aux 5 Étoiles. J'ai besoin de tisser ma toile en ce sens.

Au Parlement, Matteo Salvini a le pouvoir de faire tomber le gouvernement et de provoquer de nouvelles élections (qui, à l'heure actuelle, verraient une large victoire de l'alliance des droites). En prônant l'acquisition de la nationalité italienne pour les enfants d'immigrés nés en Italie (le Jus Soli, droit du sol), ne risquez-vous pas de provoquer la Ligue et de mettre en péril la coalition ?

En Italie, il y a une distinction nette entre les politiques menées par l'exécutif et les sujets qui relèvent du Parlement. Le Jus Soli est un thème sur lequel nous pouvons trouver une majorité parlementaire hors du périmètre de l'action du gouvernement. Nous n'y trouvons aucune contradiction avec nos idées. En revanche, la Ligue est en contradiction avec elle-même. Dire oui à Draghi et à l'Europe, comme l'a fait la Ligue, c'est comme si le Pape venait un dimanche Place Saint-Pierre pour célébrer l'Angélus et disait à ses fidèles : "Je dois vous dire une chose : nous avons découvert que Dieu n'existe pas, mais nous allons continuer à dire la messe, comme d'habitude..." C'est ce que Salvini a fait en rejoignant Draghi. C'est à lui de s'expliquer. Pas à nous.

Combien de temps Salvini va-t-il soutenir Draghi et l'Europe ?

J'espère que ça va durer, parce que je ne veux pas que mon parti joue les pompiers ! Nous avons dû rejoindre le gouvernement pour éviter que l'Italie ne devienne anti-européenne. Mais s'il perd les prochaines élections, je ne veux pas que mon parti soit obligé d'aller au gouvernement ! Quand on perd les élections, on doit aller dans l'opposition. Sinon à la fin, nous allons devenir le parti du pouvoir, ce que je ne veux pas. Je veux être un parti libre. J'espère aussi que l'Italie pourra un jour avoir un gouvernement de droite, sans que cela ne fasse déraper le pays.

Pour l'instant, Giorgia Meloni (extrême droite) reste souverainiste. En France, Marine Le Pen semble en revanche être devenue "eurocompatible". Comment voyez-vous évoluer l'extrême droite en France ? Croyez-vous qu'il y ait un espace pour une "Meloni française" ?

Franchement, je n'ai pas vu le Rassemblement national évoluer comme la Ligue. Son chef, Matteo Salvini, soutient activement le gouvernement Draghi. Pour l'instant, Marine Le Pen n'a montré que des intentions. Son ambiguïté reste entière. J'espère que la France ne tombera pas dans cette ambiguïté. Ce serait un désastre pour la France et pour l'Europe.

La législature finit dans 2 ans. Aurez-vous, d'ici là, le temps de donner au PD une nouvelle identité ?

C'est mon job et c'est pour cela que je lance l'agora démocratique (durant l'été et l'automne prochains) pour déterminer la politique que nous voulons mener. En Italie, seuls deux modèles de partis ont eu du succès. D'abord, le "leaderisme", un parti construit sur un nom, comme Berlusconi ou Salvini. C'est le parti personnalisé, sur le modèle du césarisme et du péronisme. Ensuite, le modèle des 5 Étoiles, très horizontal et très "Internet". Je crois qu'il faut travailler à une troisième voie. Je vais y faire réfléchir un groupe de jeunes, en accordant une importance particulière à Internet et aux territoires. Je crois aussi que notre parti doit devenir celui des PME. Ce sera l'autre point essentiel de mon travail. Nous avons 2 millions de PME en Italie. Je veux leur parler parce qu'elles sont notre force et qu'elles sont touchées de plein fouet par la crise. Là encore, notre parti doit s'inscrire dans la proximité.

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En 2014, Matteo Renzi (ex-président du Conseil) vous a trahi et contraint à quitter le pouvoir. Aujourd'hui, il applaudit votre arrivée à la tête du parti. Lui faites-vous confiance ?

J'ai complètement tourné la page du passé. Je l'ai même remercié parce que j'ai passé à Paris les plus belles années de ma vie. Aller à Paris a été le choix le plus intelligent que j'ai fait parce que j'ai pu changer. Je suis une autre personne aujourd'hui. À Sciences-Po, j'ai eu la chance de travailler avec des jeunes de tous les pays du monde. Ils m'ont fait voir la vie, le monde et les défis d'un autre point de vue, beaucoup plus tourné vers l'avenir que dans la continuité. Je dois vraiment remercier ce lieu magique, même s'il est un peu secoué depuis quelques semaines. Je me souviendrai toujours des six années que j'y ai passées. Sciences Po est désormais un point de référence global dans le panorama international. J'ai profité de sa force pour tisser un réseau global que je vais utiliser aujourd'hui. Je vais ramener en Italie avec moi des étudiants italiens de Sciences Po, qui seront le moteur de ma nouvelle aventure. Je reste également président de la Fondation Jacques Delors. Dans mon discours, j'ai beaucoup cité Jacques Delors, parce qu'il a été pour moi mon autre grande chance de ces six années parisiennes. Tous les 2 ou 3 mois, j'ai pu passer un après-midi avec lui et entendre son point de vue sur l'avenir, ses récits sur l'Europe et le passé. Ces souvenirs avec le fondateur de l'Institut sont pour moi des joyaux. C'est ce patrimoine d'expériences parisiennes qui m'a donné la force de faire ce que je fais aujourd'hui. Pendant ces six ans, beaucoup de choses se sont en outre passées à Paris : les accords sur le climat, les attentats, les gilets jaunes (et donc les grandes questions territoriales)... Paris en tant que capitale globale m'a beaucoup donné.

Vous avez dit que l'année écoulée a été la plus sombre de l'histoire de la république italienne. Dans quel état d'esprit sont les Italiens ?

Ils sont tristes. C'est une similitude entre la France et l'Italie. Le Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences-Po) a sorti une étude qui montre que les Allemands et les Britanniques sont beaucoup moins moroses que les Italiens et les Français. Cette pandémie est arrivée dans nos deux pays qui connaissaient déjà un contexte compliqué. Cette "morosité" sera le point de départ de mon action.

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