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Face aux crises, comment l’Europe peut-elle se renforcer ?

8 min

[Le nouveau désordre mondial] L’Union européenne accuse de fortes dépendances vis-à-vis de l’étranger. Pour les réduire, elle a commencé à identifier les secteurs les plus vulnérables et à se doter d’instruments de défense commerciale.

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Le Covid-19 a mis en lumière la dépendance de l’Europe à l’Asie pour obtenir les principes actifs nécessaires à la fabrication de médicaments. La guerre en Ukraine vient de pointer d’autres dépendances du Vieux Continent. C’est dans le secteur énergétique que cette problématique est apparue de façon la plus flagrante puisque l’addiction de l’Union aux hydrocarbures russes empêche, ou du moins retarde, l’application d’un embargo sur le pétrole et le gaz qui permettrait d’assécher les caisses du Kremlin 1.

Sur le plan agricole, plus de la moitié des importations européennes de maïs proviennent d’Ukraine (52 %). L’Europe n’en dépend pas tant pour l’alimentation humaine, étant elle-même un producteur important, que pour l’alimentation animale. La Commission européenne a donc été obligée de prendre rapidement des mesures pour limiter l’envolée des prix, des céréales notamment.

Baisses de TVA sur les produits agricoles, autorisation d’exploi­tation de surfaces en jachère : plusieurs leviers ont été activés. Côté technologies de pointe, c’est plutôt la Russie qui est dépendante de l’Union, en témoignent les mesures de restrictions d’exportations imposées par Bruxelles dès le début de la guerre pour priver Moscou de technologies utiles à son aviation, par exemple.

Mais l’Europe est elle-même dépendante en ce qui concerne les matériaux et technologies nucléaires, importés pour un tiers depuis la Russie, détaille l’institut Bruegel. L’uranium enrichi qui sert de combustible dans les réacteurs en fait partie.

Diagnostic des dépendances

Si elle s’est accentuée ces deux dernières années, la prise de conscience des dépendances européennes ne date pas d’hier. « Plusieurs événements ont joué : l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013 et sa volonté de mettre sa politique étrangère au service d’un projet géopolitique de puissance chinoise, d’une part, et l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, d’autre part, résume Sylvain Kahn, professeur à Sciences Po, spécialiste de l’histoire de la construction européenne. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump fin 2016 et la distorsion en conséquence des liens entre Américains et Européens ont également eu un impact. »

La Commission européenne a identifié 30 matières premières « critiques », à la fois nécessaires au bon fonctionnement de l’industrie européenne et dont l’approvisionnement est « à risque »

Depuis 2011, la Commission européenne fait régulièrement un point sur les dépendances de l’Union dans le domaine des matières premières. Lors de la dernière actualisation du diagnostic en 2020, l’institution a identifié 30 matières premières dites « critiques », c’est-à-dire à la fois nécessaires au bon fonctionnement de l’industrie européenne et dont l’approvisionnement est considéré comme « à risque ». Parmi elles, le cobalt et le magnésium par exemple, nécessaires à la fabrication de batteries électriques et donc indispensables pour réaliser la transition énergétique. En 2014, la liste comptait deux fois moins de matériaux.

Pour la première fois en 2021, dans le contexte de la pandémie, l’Union européenne a étendu ce travail de diagnostic à d’autres secteurs stratégiques. Les principes actifs médicamenteux, l’hydrogène ou encore les semi-­conducteurs font partie des six filières alors retenues. Résultat, sur les 5 000 produits importés analysés, 137 sont considérés comme à haut risque de dépendance. Et plus de la moitié des exportations de ses produits proviennent de Chine, qualifiée depuis 2019 à la fois de « partenaire, concurrent stratégique et rival systémique » par les Européens.

Hasard de calendrier, la Commission a publié une analyse d’encore six autres secteurs le 22 février, quelques jours à peine avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Cette fois, les panneaux solaires, les logiciels informatiques ou encore les produits chimiques ont été passés au crible. « L’Europe améliore la connaissance de ces dépendances grâce à l’étude de données agrégées fournies par les douanes de chaque Etat membre, explique Elvire Fabry, chercheuse à l’Institut Jacques Delors. Pour soutenir les efforts de relocalisation ou de diversification, il faut aller plus loin en incitant les entreprises à communiquer, de manière sécurisée, des informations sur leurs sous-traitants. Cela permettra d’identifier avec plus de précision les points de fragilité des chaînes d’approvisionnement. »

Diversifier, relocaliser…

Une fois les dépendances identifiées, que faire pour les réduire ? Diversifier l’approvisionnement afin de diluer le risque ? Cela fait en effet partie des pistes, mais le potentiel de diversification est parfois limité à court terme par le faible nombre de fournisseurs d’un produit donné. C’est le cas pour les semi-conducteurs par exemple, dont le marché est dominé par l’entreprise taïwanaise Taiwan Semiconductor Manufacturing Company.

« En raison des limites géologiques de l’Union européenne, la demande future de matières primaires critiques continuera d’être largement satisfaite par des importations », selon la Commission européenne

Dans le cas d’autres produits, faut-il relocaliser pour assurer, si ce n’est la totalité, au moins une partie de la production de produits essentiels sur le sol européen ? C’est une autre option, qui ne peut suffire toutefois. « En raison des limites géologiques de l’Union européenne, la demande future de matières primaires critiques continuera d’être largement satisfaite par des importations, également à moyen et long termes », assume la Commission européenne.

Il existe cependant une marge de progression sur certains produits, comme le magnésium. « Le dernier site de production en Europe était en Norvège. Il a fermé en 2001 en grande partie en raison d’une baisse des prix de ce matériau en Chine. Une usine a également fermé en France en 2001. Ainsi, en 2018, 93 % des importations de magnésium en Europe proviennent de Chine », détaille l’institution.

Pour bien placer le curseur entre ce qui doit être produit sur place et ce qui doit être importé, l’Union doit mieux articuler sa politique commerciale et industrielle. « Pour relocaliser des activités, il faut rendre le marché unique européen plus attractif, estime Elvire Fabry. On voit aujourd’hui un regain d’intérêt en Europe pour les alliances industrielles, avec le projet d’Airbus des batteries par exemple. Depuis 2014, les projets important d’intérêts européens communs (Piiec) permettent également de déroger au régime européen qui limite les aides d’Etat au nom du respect des principes de libre concurrence au sein de l’Union. »

En plus des considérations secteur par secteur, une vision d’ensemble est nécessaire pour éviter d’être tenu par des dépendances à sens unique avec certains pays. « Les exportations de produits stratégiques depuis ­l’Europe vers la Chine, comme dans le secteur alimentaire, pourraient sécuriser l’importation de terres rares dans l’Union », décrit par exemple l’Institut Delors dans un rapport sur les relations entre l’Union et la Chine.

« L’Union européenne est un leader mondial sur le plan agricole. La Chine, de son côté, doit nourrir plus de 18 % de la population mondiale alors qu’elle dispose de seulement 9 % des terres arables », précisent les auteurs. L’interdépendance entre la Russie et l’Europe dans le cadre de la guerre en Ukraine montre toutefois les limites d’un tel raisonnement en cas de conflit.

L’autonomie stratégique ouverte

L’interdépendance ne suffit pas à maintenir la paix et la stabilité géopolitique mondiale, comme l’a longtemps cru l’Union européenne, qui commence donc à se doter d’instruments de défense commerciale. A la mi-mars, le Parlement et le Conseil européens se sont mis d’accord pour imposer aux partenaires de l’Union un principe de réciprocité dans l’accès aux marchés publics nationaux.

Deux autres outils sont en discussion. L’un vise à contrôler les subventions étrangères que les pays tiers utilisent pour favoriser leurs entreprises au sein du marché unique. L’autre à doter l’Union d’un mécanisme de coercition pour pouvoir répondre à des mesures de rétorsion commerciale qui lui seraient imposées. A l’image par exemple de la Chine qui a récemment bloqué des exportations lituaniennes à sa frontière après l’ouverture d’un bureau de représentation de Taiwan dans l’Etat balte.

Sans renoncer à son ouverture commerciale, dont elle a besoin pour trouver des débouchés à ses industries fortes comme l’aéronautique ou l’automobile et pour s’assurer l’accès à certaines matières premières, l’Europe veut désormais défendre ses intérêts avec plus de fermeté. Cette stratégie a un nom, qui illustre bien toute la complexité du travail de rééquilibrage à conduire dans les prochaines années : l’autonomie stratégique ouverte.

La défense européenne ne pourra se passer de l’Otan

« Depuis vingt ans, il y a eu un retour progressif des questions de défense à l’agenda européen. Ces dix dernières années, la focalisation de la politique américaine sur la zone Asie-Pacifique puis la politique hostile aux alliances conduite par Donald Trump ont accéléré le processus », analyse Paul Maurice, chercheur au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Ifri. La guerre en Ukraine a fait faire à la défense européenne un saut inenvisageable quelques semaines auparavant. En témoignent les annonces de l’Allemagne de porter son budget de défense à 2 % du produit intérieur brut (PIB), contre 1,4 en 2020, et de débloquer 100 milliards d’euros pour remettre à niveau ses forces armées.

Fin mars, les capitales européennes se sont en outre fixé un cap commun pour 2030 en adoptant leur « boussole stratégique ». Ce document long de 47 pages, dont l’élaboration avait commencé dès 2020, évalue les menaces pesant sur les Vingt-Sept et les objectifs à atteindre pour y faire face. « Au niveau opérationnel, la mesure phare est le renforcement des groupements tactiques de l’Union européenne. Les effectifs de cette force de réaction rapide de 1 500 hommes, et qui n’a encore jamais été mobilisée, seront portés à 5 000 », explique Paul Maurice.

L’Europe pourra-t-elle désormais se défendre seule face à des menaces extérieures ? Loin de là, et ce n’est d’ailleurs pas l’objectif. « Une Union plus forte et plus capable dans le domaine de la sécurité et de la défense (…) est complémentaire à l’Otan, qui reste le fondement de la défense collective pour ses membres », insiste le document. Dit autrement, l’Europe est en train de se doter de politiques de défense commune, mais la défense collective de l’Union reste assurée par l’Otan.

Ainsi, à l’exception de la France, qui dispose de son propre arsenal nucléaire, les membres de l’Union européenne qui sont également membres de l’Otan, comme l’Allemagne, se placent sous la protection du parapluie nucléaire américain. Les Européens dépendent aussi en large partie de l’industrie de défense des Etats-Unis. L’Eurodrone, par exemple, disposera d’un moteur développé par la filiale aviation de l’entreprise américaine General Electric plutôt que par Safran. Autre limite à l’autonomisation de la défense européenne : l’approbation à l’unanimité des Etats membres requise pour les sujets de politique étrangère, qui ralentit la prise de décision. « La boussole stratégique, sans supprimer le droit de veto, autorise une plus grande flexibilité dans les décisions, notamment grâce au recours à l’abstention constructive », estime Paul Maurice. En clair, un Etat pourra s’abstenir de participer à une prise de position qu’il ne partage pas, sans forcément bloquer cette dernière. Ceci étant, l’unanimité reste requise pour le lancement des missions.

La défense européenne ne pourra se passer de l’Otan

« Depuis vingt ans, il y a eu un retour progressif des questions de défense à l’agenda européen. Ces dix dernières années, la focalisation de la politique américaine sur la zone Asie-Pacifique puis la politique hostile aux alliances conduite par Donald Trump ont accéléré le processus », analyse Paul Maurice, chercheur au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’Ifri. La guerre en Ukraine a fait faire à la défense européenne un saut inenvisageable quelques semaines auparavant. En témoignent les annonces de l’Allemagne de porter son budget de défense à 2 % du produit intérieur brut (PIB), contre 1,4 en 2020, et de débloquer 100 milliards d’euros pour remettre à niveau ses forces armées.

Fin mars, les capitales européennes se sont en outre fixé un cap commun pour 2030 en adoptant leur « boussole stratégique ». Ce document long de 47 pages, dont l’élaboration avait commencé dès 2020, évalue les menaces pesant sur les Vingt-Sept et les objectifs à atteindre pour y faire face. « Au niveau opérationnel, la mesure phare est le renforcement des groupements tactiques de l’Union européenne. Les effectifs de cette force de réaction rapide de 1 500 hommes, et qui n’a encore jamais été mobilisée, seront portés à 5 000 », explique Paul Maurice.

L’Europe pourra-t-elle désormais se défendre seule face à des menaces extérieures ? Loin de là, et ce n’est d’ailleurs pas l’objectif. « Une Union plus forte et plus capable dans le domaine de la sécurité et de la défense (…) est complémentaire à l’Otan, qui reste le fondement de la défense collective pour ses membres », insiste le document. Dit autrement, l’Europe est en train de se doter de politiques de défense commune, mais la défense collective de l’Union reste assurée par l’Otan.

Ainsi, à l’exception de la France, qui dispose de son propre arsenal nucléaire, les membres de l’Union européenne qui sont également membres de l’Otan, comme l’Allemagne, se placent sous la protection du parapluie nucléaire américain. Les Européens dépendent aussi en large partie de l’industrie de défense des Etats-Unis. L’Eurodrone, par exemple, disposera d’un moteur développé par la filiale aviation de l’entreprise américaine General Electric plutôt que par Safran. Autre limite à l’autonomisation de la défense européenne : l’approbation à l’unanimité des Etats membres requise pour les sujets de politique étrangère, qui ralentit la prise de décision. « La boussole stratégique, sans supprimer le droit de veto, autorise une plus grande flexibilité dans les décisions, notamment grâce au recours à l’abstention constructive », estime Paul Maurice. En clair, un Etat pourra s’abstenir de participer à une prise de position qu’il ne partage pas, sans forcément bloquer cette dernière. Ceci étant, l’unanimité reste requise pour le lancement des missions.

Retrouvez notre dossier « Le nouveau désordre mondial »

 

  • 1. Les exportations d’hydrocarbures apportent 45 % des recettes du budget fédéral russe, et les deux tiers de ses recettes en devises (euros et dollars, principalement).

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Commentaires (1)
VERSON THIERRY 05/05/2022
Est-ce que la solution ne serait pas aussi la mondialisation politique démocratique pour mettre au pas les multinationales et pouvoir partager équitablement entre tous les ressources et les emplois. En ce qui concerne la vieille Europe qui a usé quasiment toutes ses ressources, elle n'a guère d'espoir d'autarcie et dépendra toujours des autres pour ses approvisionnements. Alors mieux vaut aller de l'avant que de fantasmer un passé souverain qui ne sera jamais plus.
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