Le président russe Vladimir Poutine au stade Luzhniki de Moscou le 18 mars 2022. La banderole indique "Pour la Russie"

Plusieurs observateurs ont préconisé l'assassinat de l'autocrate russe responsable de la guerre en Ukraine.

afp.com/Sergei GUNEYEV

"N'y a-t-il aucun Brutus en Russie ? La seule façon d'arrêter cette guerre est d'éliminer Vladimir Poutine." Posée le 4 mars sur Twitter, la question a valu de vives critiques au sénateur américain Lindsey Graham. Le républicain n'est pourtant pas le seul à prêter au président russe les ambitions dictatoriales de Jules César, et à envisager pour lui un destin similaire. Malgré les sanctions infligées à la Russie et l'aide humanitaire, militaire et financière apportée à l'Ukraine par la communauté internationale, la victoire ukrainienne semble incertaine. Pis, les bombardements se multiplient sans faiblir. De quoi suggérer une question taboue : quand peut-on envisager d'éliminer un chef d'Etat ?

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Côté britannique, le colonel à la retraite Richard Kemp a abordé le sujet le 10 mars dans le Daily Mail : "L'Otan devrait considérer toutes les options qui puissent le priver de son pouvoir. Y compris l'assassiner, bien que ce ne soit pas une solution qui paraisse viable ni même enviable." Même Jean-Marie Bigard, a jugé le 22 mars sur le plateau de TPMP (C8) que le seul moyen de mettre un terme à ce conflit serait de "couper la tête" de Vladimir Poutine. Privé de surmoi, l'humoriste est un habitué des sorties lunaires. Reste qu'il dit tout haut ce que certains pensent tout bas - et en silence, puisque Facebook censure désormais les appels à l'assassinat du président russe ou d'autres dirigeants.

La Russie, où la liste des opposants assassinés ou empoisonnés s'est allongée depuis une dizaine d'années, semble avoir moins de scrupules éthiques. Selon les révélations du Times, le président ukrainien Volodymyr Zelensky aurait déjà été visé par plusieurs projets d'assassinat. Les soupçons se portent sur les mercenaires de la société russe Wagner et les soldats tchétchènes envoyés par le président Ramzan Kadyrov - bras armé de Vladimir Poutine.

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"Respecter le droit, c'est l'ADN de nos démocraties"

Outre-Atlantique, l'entreprise a moins de chances de se retrouver à l'agenda de la Maison-Blanche, et encore moins de l'Otan. "Respecter le droit, c'est l'ADN de nos démocraties occidentales", rappelle le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l'ONU à New York. Depuis la Seconde Guerre mondiale et les procès de Nuremberg, la tradition internationale consiste à poursuivre les "tyrans" en justice. L'assassinat de chefs d'Etat est même interdit en vertu de la Convention de New York de 1973, ainsi que des lois de la guerre établies depuis le XIXe siècle.

Selon Cyrille Bret, chercheur à l'Institut de recherche européen Jacques Delors, il serait tout à fait incohérent pour l'Union européenne et les Etats-Unis "d'appeler au respect de la vie humaine tout en organisant le meurtre d'un dirigeant élu démocratiquement". Ce géopoliticien et philosophe explique ainsi que l'élimination de Vladimir Poutine risquerait au contraire d'affaiblir l'Occident et l'Ukraine.

Sauvegarder le "bien public"

De quoi interroger la doctrine utilitariste chère à nos démocraties en temps de guerre, qui suppose de faire primer l'intérêt du groupe, l'impératif vital de la survie et la légitime défense - même si cela suppose d'enlever une vie. C'est au nom de ce principe que le président irakien Saddam Hussein a été directement ciblé par les Américains au cours de la guerre en Irak (2003-2011). C'est encore en son nom que Ben Laden a été abattu, sans susciter l'émoi de l'opinion publique.

Initiée par le philosophe britannique Jeremy Bentham (1748- 1832), la doctrine éthique de l'utilitarisme vise à maximiser le bien-être "du plus grand nombre". "Mais l'utilitarisme ne va jamais justifier l'appel au crime si d'autres moyens plus efficaces existent pour sauvegarder le bien public", souligne Catherine Audard, philosophe et traductrice de John Stuart Mill - disciple de Bentham. Elle ajoute que cette doctrine appelle "une réponse graduelle au danger", comme dans les théories de la dissuasion nucléaire qui passent par une vingtaine d'étapes. Autrement dit, l'assassinat de Vladimir Poutine ne serait moralement légitime que s'il représentait un danger tel pour le bien public qu'aucune autre solution ne pourrait l'arrêter. Il convient donc de déterminer la limite à ne pas franchir, pour le président russe, avant de constituer un danger majeur.

Si Poutine est éliminé alors que la Russie n'est pas convaincue du bien-fondé de cette action, nous aurons un pays ennemi.

Le risque de créer un martyr

Autre problème : nos démocraties peuvent-elles seules se prévaloir de penser pour l'ensemble de la communauté internationale, y compris le peuple russe ? Sur ce point, le général Trinquand est formel : "Si Poutine est éliminé alors que la Russie n'est pas convaincue du bien-fondé de cette action, nous aurons un pays ennemi." Or, jusqu'à preuve du contraire, le président Poutine a été légalement élu par la Russie. De surcroît, ce pays est le premier producteur mondial de gaz naturel, et le deuxième exportateur mondial de pétrole. Avec la flambée des prix du pétrole, et donc une hausse des prix à la pompe, l'Europe vit un aperçu de ce qu'une déstabilisation des relations avec la Russie pourrait engendrer.

D'autant plus qu'assassiner Vladimir Poutine pourrait faire de lui un martyr. Ainsi du dictateur irakien Saddam Hussein, perçu comme un persécuté par de nombreux sunnites du monde arabe depuis sa pendaison. Ces derniers gardant en mémoire l'image d'un homme digne sur la potence, face à ses bourreaux qui l'insultaient. Le risque avait même été soulevé, au sein des services secrets britanniques, s'agissant de l'élimination d'Adolf Hitler. Dans une note du 9 octobre 1944, le colonel Thornley - chargé des opérations en Allemagne - écrivait qu'"éliminer Hitler de la direction des affaires au moment précis où, en compagnie de ses affidés, il a fait le voeu de défendre chaque rue et chaque maison sur le sol allemand, aurait pour résultat presque inévitable de le canoniser et de donner naissance au mythe selon lequel l'Allemagne aurait été sauvée s'il avait vécu".

Difficile de ne pas envisager un scénario similaire quatre-vingts ans plus tard, alors que Vladimir Poutine jouit encore d'une aura de sauveur auprès de beaucoup de Russes. Celui qui bombarde l'Ukraine est aussi perçu, par une partie de ses compatriotes, comme étant celui qui a réussi à contenir le chômage, diminuer le nombre de suicides et augmenter le temps d'instruction à l'école - passant de huit ans à onze ans.

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Le spectre du tyrannicide

Un renversement de pouvoir au Kremlin ne pourra donc venir "que des Russes", tranche Dominique Trinquand. Il identifie trois sources potentielles. Soit par un soulèvement de la population russe - mais cette dernière est "soumise à endoctrinement" en raison de la propagande étatique. Soit par un mouvement de l'armée russe dont "une partie a été trompée puisqu'elle combat le "peuple frère"". Ou même au sein du cercle du pouvoir du président : "S'ils se rendent compte qu'ils sont en train de perdre tout ce qu'ils avaient acquis et que la Russie devient un Etat paria, cela pourrait prendre la forme d'un putsch." Encore faudrait-il atteindre Vladimir Poutine, totalement isolé y compris de son propre entourage...

La thèse du tyrannicide a un long passé, comme l'explique l'historien et directeur de recherche au Collège des Bernardins Antoine Arjakovsky. Après Jean Petit, penseur de la Sorbonne du XVe siècle, le président américain Abraham Lincoln avait notamment interrogé en son temps la légitimité de l'assassinat politique. Répondant par l'affirmative, dans le cas où le dirigeant exercerait un régime tyrannique et lorsque plus aucun moyen légal ne serait disponible pour y mettre fin.

Pourtant, une étude menée sur les dirigeants politiques de 1974 à 2004 par trois universitaires - H. E. Goemans, Kristian Skrede Gleditsch et Giacomo Chiozza - montre que dans la plupart des transitions démocratiques (56 entre 1974 et 2004), les anciens dirigeants "non démocratiques" n'ont subi aucune sanction personnelle, et seule une poignée d'entre eux ont été envoyés en exil ou en prison (16 sur 56). Autrement dit, assassiner un chef d'Etat ne semble pas être la solution privilégiée par nos démocraties pour asseoir la paix.

De surcroît, il apparaît même - toujours selon cette étude - que sanctionner des chefs d'Etat retarderait la transition vers une démocratie. La probabilité d'échec étant un peu plus élevée pour les transitions dans lesquelles les dirigeants autoritaires ont subi une forme de punition, comme l'assassinat. Les éliminations du président irakien Saddam Hussein et du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi ont par exemple débouché sur un regain de djihadisme, de conflits tribaux et même de l'esclavage en Libye. Les deux pays sont aujourd'hui en proie à une instabilité politique et économique qui ne cesse de se creuser.

Combattre la propagande russe risque d'être très compliqué, car nous aurions dû le faire depuis vingt ans.

"Force morale"

Pour éviter une telle issue, l'historien Antoine Arjakovsky identifie une dernière option : soutenir l'opposition russe démocratique, afin de "montrer que le pouvoir de Poutine n'est pas légitime". "C'est en dialoguant avec la démocratie que la démocratie vaincra", estime-t-il. De façon concrète, le général Trinquand préconise de combattre la propagande russe. Mais il prévient : "Cela risque d'être très compliqué, car nous aurions dû le faire depuis vingt ans."

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"Cibler Poutine serait un acte de guerre", résume le général Trinquand. Un choix d'autant plus lourd de conséquences qu'il implique une part d'inconnue, en sachant que les élites russes entourant Poutine sont souvent tout aussi impérialistes et antioccidentales que lui.

Dans le Times, l'historien britannique Max Hastings avertissait le 24 mars que "les démocraties se diminuent en recourant au meurtre ciblé de chefs d'Etat, même des monstres. Winston Churchill l'a reconnu lorsqu'il a mis son veto à toute tentative de l'exécutif des opérations spéciales de tuer Hitler". Et de conclure que renoncer à assassiner Poutine, "ce n'est pas le reflet de la faiblesse, mais de la force morale".

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