Un char Leopard de l'armée polonaise pendant un exercice militaire européen à Nowogard, en Pologne, le 19 mai 2022

Un char Leopard de l'armée polonaise pendant un exercice militaire européen à Nowogard, en Pologne, le 19 mai 2022

afp.com/Wojtek RADWANSKI

Une école d’un genre bien particulier a ouvert ses portes l’été dernier à Biedrusko, un village de l’ouest de la Pologne. Comme son nom l’indique, l’Abrams Tank Training Academy, installée sur une base militaire dont le champ de manœuvres fait la taille de Paris, familiarise des équipages et des mécaniciens polonais au maniement délicat du char M1 Abrams et de sa soixantaine de tonnes d’acier. Sous la houlette d’instructeurs arrivés des Etats-Unis avec 28 exemplaires, les tankistes en formation y enchaînent depuis plusieurs mois les séances de pilotage et de tirs, avec l’un des blindés les plus perfectionnés au monde.

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L’académie a de beaux jours devant elle : après avoir signé au printemps avec Washington un contrat pour 250 chars d’assaut, Varsovie a revu à la hausse début janvier son achat total d’Abrams : ce sera 316. A cela, s’ajoute une commande d’un millier de chars sud-coréens K2, dont 820 seront fabriqués sur le sol polonais à partir de 2026. Dans quelques années, la Pologne devrait ainsi compter sept fois plus de tanks que la France et disposer, comme l’a annoncé son ministre de la Défense, Mariusz Blaszczak, des "forces terrestres les plus puissantes d’Europe".

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L’invasion de l’Ukraine a renforcé sa conviction : pour dissuader la Russie d’attaquer, ou lui résister, il lui faut se transformer en géant militaire. Et donc multiplier les contrats. A la Corée du Sud, en plus des K2, elle a passé des commandes pour 672 canons autopropulsés K9, 50 avions de combat FA-50 et 288 lance-roquettes multiples K239. Elles complètent celles conclues avec les Etats-Unis : des chasseurs de dernière génération F-35, des Himars et des systèmes anti-missiles Patriot. Les dépenses militaires de Varsovie devraient représenter 4 % de son PIB cette année, le niveau "le plus élevé parmi tous les pays de l’Otan", s’est félicité le Premier ministre Mateusz Morawiecki.

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© / Art Presse

En Pologne, la peur d'être la prochaine cible

Aux yeux des Polonais, le temps presse : si l’Ukraine tombait, ils pourraient être la prochaine cible d’une Russie à l’impérialisme vivace, qui a déjà envahi leur pays au temps des tsars, comme sous Staline. Leur géographie s’y prête, et pas seulement parce qu’elle possède une frontière directe avec l’enclave de Kaliningrad et une autre avec la Biélorussie, où le Kremlin dispose d’ores et déjà de troupes. "C’est un pays de plaines, sans montagnes pour le protéger, les Polonais veulent donc pouvoir s’appuyer sur une puissante force terrestre, avec des milliers de blindés, note le général Ben Hodges, ex-commandant de l’US Army en Europe. En cas d’offensive russe, elle absorberait une grande partie de l’attaque initiale et permettrait au reste de l’Europe de gagner du temps pour organiser sa réponse militaire et éviter un désastre."

La montée en puissance concerne également ses effectifs militaires. D’ici à 2035, le gouvernement veut les doubler, pour les porter à 300 000. Mais cet objectif est plus difficile à atteindre qu’une livraison de chars étrangers. "Compte tenu de sa démographie en berne [NDLR : le taux de fécondité est de 1,4 enfant par femme], il pourrait n’être jamais réalisé : l’état-major planche plutôt sur 150 000 professionnels et quelques dizaines de milliers de réservistes", estime Marek Swierczynski, spécialiste des questions de défense au centre d’analyses Polityka Insight.

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Il ne suffit pas de former de nouveaux soldats, il faut aussi pouvoir les fidéliser. "Or beaucoup se plaignent de la dégradation du service, liés ces derniers temps aux déploiements dans l’Est, pour gérer la crise frontalière avec la Biélorussie en 2021 et la guerre en Ukraine", poursuit le chercheur. Pour conserver des éléments expérimentés, le ministère a proposé une prime après quinze ans de service. Mais de l’aveu du commandant général des forces armées polonaises, Jaroslaw Mika, il faudra aller plus loin, en proposant des aides sociales pour "les soins médicaux, le logement ou la scolarisation des enfants".

Autre défi, le manque d’expérience des forces polonaises sur le champ de bataille. Lors de l’exercice de simulation Winter-20, conduit en janvier 2021, elles se sont fait anéantir par l’armée russe en seulement cinq jours… "Elles n’ont pas encore le niveau de coordination et de réactivité des armées française ou américaine, mais on est loin du cliché d’une armée avec une culture soviétique d’un autre âge, comme celle de la Biélorussie, glisse Thibault Fouillet, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique. La Pologne sait ce qu’elle doit améliorer, ses ambitions à l’horizon 2035-2040 sont crédibles."

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© / Art Presse

Devenir un acteur incontournable de l'Otan

Elle pourrait dès lors jouer un rôle de "leader sur le flan oriental de l’Otan", ambition proclamée du chef du gouvernement, Mateusz Morawiecki. D’autant que la place est à prendre : "Les armées des Européens de l’Ouest sont trop petites et ne sont pas compétentes sur un champ de bataille où il faut faire face à une force symétrique", pointe Jacek Bartosiak fondateur du groupe de réflexion Strategy & Future, basé à Varsovie.

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Des voix critiques s’élèvent aussi contre le positionnement diplomatique de Berlin et Paris vis-à-vis de Vladimir Poutine. Qu’il s’agisse des hésitations du chancelier Scholz à livrer des chars à Kiev ou des propos du président Macron jugés trop complaisants à l’égard de Moscou. A contrario, les Polonais, de même que les pays Baltes, n’ont cessé de mettre en garde contre la menace que représentait la Russie et de dénoncer son double jeu. "Varsovie voudrait incarner une forme de contrepoids au couple franco-allemand, souligne Lukas Macek, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors. Devenir leader sur les questions de défense pourrait y contribuer, mais cela dépendra aussi beaucoup de la capacité de son gouvernement à se construire une crédibilité. Or, celle-ci ne peut pas se fonder uniquement sur le nombre de chars et de canons."

Alors que son bras de fer avec Bruxelles sur la question de l’Etat de droit continue, le conflit en Ukraine lui a permis de lisser son image. Car la Pologne joue un rôle de premier plan dans l’acheminement de l’aide militaire occidentale, en plus de l’accueil de 1,5 million de réfugiés ukrainiens. "Le gouvernement ultraconservateur va sans doute jouer cette carte lors des élections législatives de l’automne, en essayant de montrer que ses décisions, en matière de défense notamment, ont permis au pays de devenir un acteur incontournable", reprend Lukas Macek. Il n’est pas garanti que cela suffise pour l’emporter, mais tenir un discours valorisant le pays trouvera forcément des échos favorables.

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