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Guerre en Ukraine : les 3 jours où l’Europe a basculé

À l’aube du 24 février, la Russie envahit l’Ukraine. Le Vieux Continent renoue avec la guerre, ses dirigeants doivent réagir. Entre le 25 et le 27 février, ils affûtent une riposte à la hauteur du rendez-vous avec l’histoire que leur impose Vladimir Poutine. Récit d’une métamorphose décisive pour l’Europe.

  • Marianne Meunier, Céline Schoen (à Bruxelles) et Olivier Tallès,

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Guerre en Ukraine : les 3 jours où l’Europe a basculé
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Vendredi 25 février

02:30 // Bruxelles

Bruxelles dort. Quelques taxis, travailleurs de nuit ou couche-tard surgissent du tunnel de la rue de la Loi. Nimbés de bleu par l’éclairage public, ils appuient sur l’accélérateur et se lancent sur la trois voies. Dans leurs rétroviseurs, le siège du Conseil de l’Union européenne (UE) disparaît déjà.

Les conducteurs nocturnes ont effleuré l’histoire sans le savoir. Il est 2 h 30. Derrière les façades de verre qui surplombent la grande artère, les dirigeants des Vingt-Sept viennent de partager six heures d’une intensité inédite. Souvent divisés, parfois écartelés, ils se sont rapprochés comme jamais.

« L’Europe n’a d’autre choix que de redevenir une puissance »

Emmanuel Macron

Au centre de l’estrade de la salle de presse, Charles Michel commente la rencontre avec la rhétorique des grands soirs. « Un moment de gravité, un moment de dignité, un moment de sang-froid également », résume le chef du Conseil européen, poings serrés à l’appui de ses mots. À sa gauche, Ursula von der Leyen puise dans le même registre, solennel, définitif, univoque. « Aujourd’hui, l’Union européenne s’est montrée unie (…), ce soir, les dirigeants européens étaient parfaitement alignés », soutient la présidente de la Commission, droite dans sa veste beige ourlée de noir. Il revient au chef de l’État français, à la tête du Conseil de l’UE pour six mois, de conclure la partition du triumvirat. Derrière son pupitre, Emmanuel Macron lance son regard au loin et, la mâchoire un rien crispée, s’emploie à tracer une voie : « Dans les temps tragiques que nous vivons, l’Europe n’a d’autre choix que de redevenir, peut-être de devenir oserai-je dire, une puissance. »

Guerre en Ukraine : les 3 jours où l’Europe a basculé

Le « PR », comme on l’appelle dans le protocole, n’a pas fermé l’œil depuis qu’il y a près de vingt-quatre heures, les premiers bombardements russes ont retenti en Ukraine. Kiev, Marioupol, Kharkiv, Odessa… Les principales villes de ce grand voisin et ami de l’UE se sont réveillées sous le feu des explosions. Le Vieux Continent, qui s’en croyait immunisé à jamais, renoue avec la guerre. Pour de vrai. C’est bien à ses portes qu’elle gronde, à 1 500 km de Berlin, 800 de Varsovie, 500 de Bucarest…

→ TRIBUNE. Union européenne : « Laisser tomber l’Ukraine serait un signe de lâcheté »

Voilà plusieurs semaines que Vladimir Poutine faisait planer la menace. Lundi 21 février, elle s’est accrue quand ce dernier a reconnu l’indépendance des républiques du Donbass. Un signal, pour l’Élysée, où quelques diplomates s’échinent à décrypter les intentions du maître du Kremlin depuis des mois. Il faut réagir. Emmanuel Macron suggère donc à Charles Michel que les Vingt-Sept se réunissent d’urgence jeudi 24 au soir. Le président du Conseil en convient et, mercredi 23, ses services font partir l’invitation. Certains dirigeants ne sont pas convaincus de la nécessité du sommet. Dès le lendemain, le fracas des bombes l’impose comme une évidence.

Avec Volodymyr Zelensky, la guerre fait irruption dans la ouate de Bruxelles

D’ordinaire, les conseillers diplomatiques entrent et sortent de la grande salle du « conclave ». Ils y glanent une information, vont la partager avec leur équipe, reviennent… Mais cette fois, c’est « leaders only », pour employer le jargon bruxellois. Même les preneurs de notes n’ont pas droit de cité. Un huis clos exceptionnel qui permet « une conversation très libre », selon une source à l’Élysée. Dans l’esprit des dirigeants baltes ou polonais, l’invasion russe ravive les traumatismes de la période soviétique. Autour de la table ovale, derrière les portes fermées, ils peuvent partager leurs angoisses en toute sincérité. Une catharsis familiale qui atteint son apogée avec l’intervention vidéo du président ukrainien.

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Quand le désormais traditionnel tee-shirt vert olive de Volodymyr Zelensky s’affiche à l’écran, la guerre fait irruption dans la ouate de Bruxelles. Attaques russes, état des forces ukrainiennes, pertes… Son point de situation « impressionne tout le monde », confieront plusieurs chefs d’État à leur entourage. L’ancien acteur évoque l’adhésion de son pays à l’Otan et à l’UE avant de lancer un appel à l’aide « bouleversant ». Prise de conscience décisive dans la salle du Conseil.

→ PORTRAIT. Crise ukrainienne, le réveil brutal de Volodymyr Zelensky

Mais comment répondre ? L’équation relève du casse-tête : « soutenir l’Ukraine sans faire la guerre à la Russie », résume une source à l’Élysée. Entre ses mains, Vladimir Poutine détient l’arme redoutable du gaz. S’il en suspendait les livraisons, le président russe placerait les Européens en situation de manque de cette « drogue » dont ils dépendent fortement : 45 % du gaz importé par l’UE provient de Russie, et même 55 % pour l’Allemagne. L’équipe d’Ursula von der Leyen, consciente de cette fragilité depuis des mois, a donc planché sur un arsenal de restrictions calibrées, censées « nuire davantage à ceux que l’on vise », d’après un diplomate. Les dirigeants les ont sous les yeux. Elles font consensus. Ils les adoptent en moins d’une heure.

Les Vingt-Sept ont choisi de viser le portefeuille. Désormais, Moscou ne pourra plus lever des fonds en Europe ni s’y approvisionner en technologies « cruciales », comme les composants électroniques… Impossible également pour les Russes les plus fortunés de faire des dépôts supérieurs à 100 000 € dans les banques du Vieux Continent. Mais pour l’instant, ils n’accèdent pas à la demande de Volodymyr Zelensky d’exclure la Russie de Swift, un réseau interbancaire facilitant les transactions internationales. L’Allemagne, la Hongrie, l’Italie et l’Autriche craignent encore d’y laisser des plumes.

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La riposte honore-t-elle vraiment le moment « de gravité » évoqué par Charles Michel ? « Durant le conseil, il y a quand même déjà un message de grande fermeté avec la Russie, analyse une source française. Et il est clair que par la suite, on va ajouter plusieurs couches de sanctions. » Autrement dit, cette nuit-là, les dirigeants ont enclenché d’un même geste la machine contre Poutine. Parmi eux, les plus timorés ont compris que l’heure des demi-mesures est révolue.

09:00 // Berlin

La journée commence mal pour Olaf Scholz. Le chancelier allemand a les traits tirés. Comme Emmanuel Macron, il dort moins encore que d’ordinaire ces temps-ci. Mais la comparaison s’arrête là. Son ami français a le beau rôle dans la tragédie qui s’écrit. Depuis son élection, il y a cinq ans, il plaide pour l’éveil stratégique du Vieux Continent. Et voilà qu’avec sa guerre, Vladimir Poutine lui donne raison.

→ À LIRE. Crise en Ukraine : l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder, paria dans son propre pays

Tout l’inverse pour Olaf Scholz. En envahissant l’Ukraine, le Kremlin jette une lumière crue sur le mauvais rôle tenu de longue date par l’Allemagne. Celui d’un État pragmatique oublieux des principes, d’un myope qui voit un partenaire en l’ennemi. « La politique allemande envers la Russie consiste à considérer qu’il faut lui parler, la comprendre et ne pas mettre ses intérêts en péril », analyse l’ancien eurodéputé franco-allemand Daniel Cohn-Bendit. Une tradition si ancrée au SPD, le parti d’Olaf Scholz, que Gerhard Schröder, l’un de ses anciens présidents, a rejoint le groupe pétrolier russe Rosneft après sept ans à la chancellerie. Comment, à l’heure où les chars menacent Kiev, ne pas en rougir ?

En coulisses, le chancelier prépare une révolution pour l’Allemagne

Les pressions s’abattent sur les épaules du chancelier. Ce vendredi, le Polonais Donald Tusk dégaine le premier. « Ces gouvernements européens qui bloquent les décisions difficiles (soit l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie) se sont déshonorés », écrit, en anglais, l’ancien premier ministre et ex-président du Conseil européen sur le réseau social Twitter. Une référence aux réticences, exprimées la veille à Bruxelles, à suspendre la Russie de Swift.

Olaf Scholz encaisse avec son éternel flegme. À Berlin, certains de ses adversaires politiques y voient de la mollesse, de l’inconsistance. Mais l’ancien ministre des finances leur réserve une surprise derrière sa mine renfrognée. Il leur faudra attendre la session spéciale du Bundestag, qu’il a annoncée dans la matinée pour le dimanche 27, pour la découvrir. Quel sera l’ordre du jour ? Olaf Scholz n’a livré aucun détail…

→ ANALYSE. Avec la guerre en Ukraine, l’Allemagne brise ses tabous

En coulisses, le chancelier prépare une révolution pour l’Allemagne, révélera l’hebdomadaire Der Spiegel a posteriori. Ses plus proches conseillers, dans la nuit, ont rédigé l’ébauche du scénario qu’il exposera aux députés. Le successeur d’Angela Merkel ne peut se voiler la face : alors que l’Europe tremble, sa première puissance économique n’a pas les moyens militaires de riposter. Des années d’austérité, conjuguée à l’autocensure pour faire oublier son honteux passé, ont réduit la Bundeswehr à peau de chagrin. « Je n’aurais jamais cru, après quarante et un ans de service en période de paix, devoir faire l’expérience d’une guerre et que l’armée, que je dirige, soit plus ou moins nue », s’est indigné, dans la matinée, Alfons Mais, le chef de l’armée de terre, dans un post sur LinkedIn. L’humiliation doit cesser. Olaf Scholz en convient : c’est sur l’armée qu’il faut miser.

15:30 // En ligne

Les membres de l’Otan se connectent à une réunion de crise virtuelle. Au menu : un « point de situation » sur l’Ukraine. L’Italien Mario Draghi, le Turc Recep Tayyip Erdogan, le Britannique Boris Johnson, le Canadien Justin Trudeau… La mosaïque de vignettes s’affiche à l’écran.

Bureau au premier plan, drapeaux en toile de fond : même décor pour chacun, à quelques détails près. Ursula von der Leyen se tient au bout d’une table rectangulaire, entourée de dirigeants baltes et d’Europe centrale. À la tête d’ex-satellites ou républiques de l’Union soviétique, ils ont de terribles souvenirs et autant de craintes en commun, qu’ils ont décidé de partager en se réunissant à Varsovie. À peine le sommet de Bruxelles achevé, la présidente de la Commission a grimpé dans un avion pour les y rejoindre. Il faut leur témoigner du soutien, les rassurer. Stockholm et Helsinki aussi. Ils n’appartiennent pas à l’Otan mais, en première ligne face à la Russie par la géographie, ils ont été conviés.

La guerre de Poutine fait sortir la Suède de sa traditionnelle neutralité. Le débat public sur l’adhésion à l’Otan est relancé. La défense et la sécurité, des thèmes jusqu’alors honnisà Stockholm, occupent les discussions. Une petite révolution pour le royaume scandinave. « Nous avons pris conscience que nous faisons partie d’un ensemble occidental dont nous partageons les intérêts », analyse une source suédoise.

→ QUELQUES SEMAINES AVANT. Face à la Russie, la Finlande prête à intégrer l’Otan

À l’écran, le secrétaire général de l’Otan décrypte les intentions du Kremlin. « Il faut l’admettre : les objectifs et les revendications de Poutine ne s’arrêtent pas en Ukraine », alerte Jens Stoltenberg, d’après Der Spiegel. Difficile de ne pas en convenir… Le rappel à l’ordre de Joe Biden, quant à lui, laisse plus perplexe : « Chacun, maintenant, doit faire un peu plus et prendre ses responsabilités. »

Les alliés se quittent après avoir acté un renforcement de leurs contingents aux frontières orientales de l’Europe. Pour éviter de fournir un prétexte d’attaque à Vladimir Poutine, il sera limité. Mais l’Otan peut-elle être le seul bouclier ? Il y a deux ans, Emmanuel Macron, qui participe à la réunion depuis le ministère des armées, l’avait presque enterrée en la déclarant en « état de mort cérébrale ». Sa conviction : c’est plus que jamais à l’échelon européen qu’il faut jouer.

Guerre en Ukraine : les 3 jours où l’Europe a basculé

Samedi 26 février

09:00 // Rome

La nuance ne pèse rien face au tragique. Alors, ce samedi matin, Mario Draghi ne lésine pas. Quand il téléphone à Volodymyr Zelensky, ce n’est pas seulement pour l’assurer de la « solidarité » de l’Italie. Il sait bien que le président ukrainien, sous les bombes, attend plus que des belles paroles… Le premier ministre italien, jusqu’alors timoré sur la suspension de Swift, prend donc un engagement fort : il rejoint la ligne que l’UE arrêtera sur cette sanction. « Super Mario »– son surnom quand il dirigeait la Banque centrale européenne – ne s’arrête pas là. Il promet aussi une aide à l’Ukraine lui permettant de « se défendre elle-même ». Que dire de plus ? Volodymyr Zelensky a obtenu gain de cause auprès de l’Italien. Donnant immédiatement publicité à sa victoire, il s’en félicite à 10 h 26 (heure de Kiev) dans un tweet. C’est « le début d’une nouvelle page d’histoire entre nos États », Mario Draghi « a soutenu la suspension de la Russie de Swift ». La twittosphère est prise à témoin. Le premier ministre italien ne peut plus reculer.

Ce dernier a fait du chemin. Lundi 21, le Wall Street Journal qualifiait encore Rome de « maillon faible » de l’Occident face à la Russie. Et pour cause. Au Mouvement 5 étoiles comme à la Ligue, deux partis à tendance populiste membres du gouvernement, les sympathies pour la Russie, sinon pour Vladimir Poutine, n’ont rien de honteux. L’Italie dépend aussi de Moscou. Elle lui achète 45 % du gaz qu’elle importe. Voilà pourquoi l’ancien élève des jésuites n’exclut pas, encore en début de semaine, de faire un saut dans la capitale russe et réclame des sanctions européennes qui préservent le secteur de l’énergie…

La réalité de la guerre a fini par avoir raison de ses préventions. La veille, il avait tiré les leçons de l’histoire devant les députés : « Les événements de ces jours-ci montrent l’imprudence de ne pas avoir davantage diversifié nos sources et fournisseurs d’énergie au cours des dernières décennies. »

Début d’après-midi // Berlin

Costume bleu marine, Mateusz Morawiecki descend de sa Mercedes. Olaf Scholz l’attend sur le tapis rouge. Échange de regards, brève poignée de main : le protocole est respecté. Mais le cœur n’y est pas du côté du premier ministre polonais. En visite expresse chez son voisin, il vient de tenir une conférence devant ses compatriotes de la presse à Berlin. « Ce n’est pas le moment aujourd’hui de faire preuve de l’égoïsme en béton que nous voyons dans certains pays occidentaux, y compris ici, en Allemagne, hélas », les a-t-il prévenus avant de filer à la chancellerie. La pression s’alourdit sur les épaules d’Olaf Scholz.

Il s’y attendait. À Bruxelles, la veille, l’activisme de l’ancien banquier polonais, engagé dès l’adolescence dans les rangs du syndicat anticommuniste Solidarnosc, ne lui a pas échappé. Dans une lettre à Ursula von der Leyen et Charles Michel, Mateusz Morawiecki a exigé des restrictions sans compromis contre Moscou : gel des comptes des oligarques, fermeture de l’espace aérien aux avions russes et… exclusion du système Swift. La fameuse sanction sur laquelle l’Allemagne n’a toujours pas transigé.

Guerre en Ukraine : les 3 jours où l’Europe a basculé

Durant leur entretien, le premier ministre polonais entend ouvrir les yeux de son hôte : s’il gagne, Vladimir Poutine ne s’en tiendra pas à l’Ukraine, c’est un fanatique, il veut reconstruire la grande Russie… Mateusz Morawiecki n’a pas meilleur argument que l’histoire de son propre pays, envahi en 1939 par les armées de Staline au nom de « la protection des minorités russes et biélorusses ». Non, vraiment, l’Allemagne ne peut plus considérer Moscou comme un partenaire à ménager.

Olaf Scholz prend bonne note. En réalité, il a déjà ouvert les yeux. D’autres, au sein même de son équipe, l’y ont aidé. Avant tout le Vert Robert Habeck, qui plaidait déjà pour l’envoi d’armes à l’Ukraine avant de devenir ministre de l’économie et vice-chancelier. C’était au printemps 2021. « À l’époque, tout le monde lui est tombé dessus, même Olaf Scholz », se souvient Daniel Cohn-Bendit. Près d’un an plus tard, son audace sonne juste. Tout comme les appels de l’Estonie. Depuis plusieurs semaines, elle demande à Olaf Scholz de la laisser exporter des armes de fabrication allemande à l’Ukraine – d’après les règles outre-Rhin, une telle livraison en zone de conflit n’est possible qu’avec l’aval de Berlin. La veille, les Pays-Bas ont repris le flambeau. Ils veulent envoyer à Kiev 400 lance-roquettes antichars made in Germany.

→ CHRONIQUE. Russie et Ukraine, histoire et mémoire

Pris en étau, le chancelier n’a plus le choix. Refuser isolerait son pays. Il doit dire « oui » aux livraisons d’armes, directes ou indirectes. Mais il lui faut encore convaincre sa ministre des affaires étrangères. Depuis des mois, Annalena Baerbock n’en démord pas : ni soutien militaire, ni retrait de Swift. Du dialogue. La plus pure expression du pragmatisme diplomatique allemand. Voilà pour l’affichage. Mais au fond, l’ancienne adversaire d’Olaf Scholz dans la bataille pour la chancellerie ne peut oublier la rouerie de Sergueï Lavrov, son homologue russe. En janvier, elle a fait le déplacement à Moscou pour le rencontrer. À l’époque, les troupes se massent déjà à la frontière ukrainienne. Le chef de la diplomatie lui jure n’avoir qu’une boussole : les accords de Minsk, adoptés en 2014 et censés mettre fin aux combats dans l’est de l’Ukraine. La suite démontrera toute l’étendue de sa sincérité… Une trahison qu’Annalena Baerbock n’a pas digérée. « Pour elle, un point de retour a été franchi, elle a été très touchée », note Daniel Cohn-Bendit. Elle finit donc par céder.

Les digues ont lâché. En fin de journée, le communiqué peut tomber. L’Allemagne livrera des armes à Kiev – 1 000 lance-roquettes, 500 missiles sol-air, 9 obusiers. En toute logique, elle donne aussi son feu vert à l’Estonie et aux Pays-Bas. Berlin accepte par la même occasion de suspendre les principales banques russes du réseau Swift. Outre-Rhin, c’est un bouleversement inédit. Il pulvérise les tabous qui écrasent la chose militaire depuis des décennies, tout comme la vieille tradition de partenariat avec Moscou.

Guerre en Ukraine : les 3 jours où l’Europe a basculé

Dimanche 27 février

11:00 // Berlin

Olaf Scholz a choisi une cravate bordeaux ce matin. Il fallait marquer le coup : il s’apprête à sidérer les députés et le monde entier. Sous la coupole du Bundestag, le chancelier écoute la présidente, Bärbel Bas, dérouler l’ordre du jour. Quelques minutes séparent Olaf Scholz du grand saut, de ce point de non-retour qui peut lui faire une place dans les livres d’histoire.

À 11 h 07, Bärbel Bas lui laisse le champ. L’ancien maire de Hambourg se lève alors de son siège bleu roi, glisse son masque dans sa poche droite et, souple sur ses appuis, se plante à la tribune. Il peut se lancer : « Le 24 février marque un tournant dans l’histoire de notre continent. (…) L’invasion de l’Ukraine nous a fait entrer dans une nouvelle ère. » Ce n’est pas aux seuls élus mais à toute la nation que s’adresse le discret successeur d’Angela Merkel – « taiseux », pour ses adversaires. « Je sais exactement de quels problèmes, à travers le pays, les habitants parlent au dîner ces jours-ci », poursuit-il. En bon père du peuple allemand, il n’ignore pas la résurgence des angoisses collectives. « Beaucoup d’entre nous ont encore à l’esprit les récits de guerre de nos parents et de nos grands-parents », atteste-t-il.

En quelques mots, le chancelier redonne ses lettres de noblesse aux forces allemandes

Au balcon, l’ambassadeur d’Ukraine en Allemagne ne rate pas un seul des mots du chancelier. Pour l’instant, il ne peut s’en contenter. Andriy Melnik attend des engagements. Mais Olaf Scholz a ménagé son effet. Ce n’est qu’à 11 h 24, dix-sept minutes après avoir commencé, qu’il orchestre son coup de théâtre. « Nous allons mettre en place un fonds spécial pour la Bundeswehr », annonce-t-il. La phrase n’a l’air de rien, mais elle amorce une révolution outre-Rhin. « La timidité vis-à-vis de la défense est inhérente à la culture politique allemande », rappelle Hélène Miard-Delacroix, historienne spécialiste de l’Allemagne contemporaine et professeur à Sorbonne Université.

Les décennies ont eu beau s’écouler, elles n’ont pas effacé le passé nazi de l’armée. Il colle encore à la peau de chaque militaire, s’incruste aux boutonnières des uniformes et sur les parois des blindés. Et voilà qu’en quelques mots, le chancelier allemand redonne ses lettres de noblesse aux forces allemandes. Il prend de court même les initiés. « J’ai été époustouflée car je connais bien ce pays et ses réserves sur l’armée, confie l’historienne. En même temps, je comprends très bien ce choix. »

→ COMPRENDRE. En Allemagne, 100 milliards pour une armée « efficace et ultramoderne »

Olaf Scholz ne s’en tient pas à une annonce générale. Il va dans le détail. Le fonds spécial sera doté de… 100 milliards d’euros. L’équivalent du budget défense annuel de la France et de la Russie réunies. Cette somme permettra à Berlin de satisfaire progressivement aux exigences de l’Otan (2 % du PIB consacrés aux dépenses militaires). Seuls de rares proches et les ministres concernés – défense, finances, économie – étaient dans la confidence.

Sous la coupole du Bundestag, les élus se lèvent quand, à 11 h 36, Olaf Scholz rassemble les feuilles de son discours. Au balcon, l’ambassadeur ukrainien se joint à leurs applaudissements. Seules les extrémités de l’hémicycle restent immobiles. Qu’importe. Le chancelier vient d’avoir rendez-vous avec son destin.

17:00 // Bruxelles

Ursula von der Leyen a les yeux lourds de fatigue. Elle aussi a rendez-vous avec son destin. L’ancienne ministre de la défense d’Angela Merkel en a acquis la conviction : l’UE ne peut s’en tenir aux sanctions annoncées au petit matin du 25 février. Depuis, les troupes russes ont progressé en Ukraine… En menaçant ses voisins, Vladimir Poutine lui fournit une occasion de déployer toute la puissance de la Commission. Persiflée pour sa bureaucratie et sa lenteur, raillée pour son jargon, l’institution qu’elle dirige décide d’actionner tous les outils dont elle dispose. Et tant pis s’il faut faire exploser le cadre.

Vers 17 h 30, Ursula von der Leyen fait son entrée au « VIP Corner », un coin presse réservé aux urgences, et va droit au but : « Pour la première fois, l’UE va financer l’achat et la fourniture d’armement pour un pays en conflit. » Du jamais-vu pour une institution née sur les cendres encore fumantes de la guerre, avec la vocation d’en prévenir de nouvelles. Mais l’invasion de l’Ukraine a démontré les limites d’un tel projet. Comment le réaliser en renonçant à toute possibilité de recours à la force ?

« On a changé d’époque »

Le général Jean-Paul Perruche, du think tank EuroDéfense-France

Dans le détail, Bruxelles débloquera une enveloppe de 450 millions d’euros pour l’achat d’armes et une autre de 50 millions pour du carburant. Le tout sera prélevé sur la « facilité européenne de paix », un outil tout neuf qui n’avait encore jamais servi. Les experts en sont encore ébahis. « Il y a un mois, l’annonce de von der Leyen sur les 500 millions d’aides m’aurait paru impensable », reconnaît le général Jean-Paul Perruche, président du think tank EuroDéfense-France. « C’est la preuve qu’on a changé d’époque. »

Le choix d’Ursula von der Leyen, qui annonce aussi la suspension des principales banques russes de Swift, s’enracine dans une réflexion amorcée dans les années 2010 à Bruxelles. « Les dernières années nous ont préparés mentalement à nous ressaisir, à réfléchir à comment prendre notre propre sort en main, rappelle un diplomate européen. On planchait sur une boussole stratégique, mais c’est un exercice théorique, hypothétique. Et maintenant, tchac ! Voilà que la réalité nous dépasse ! »

→ ANALYSE. Guerre en Ukraine : à Versailles, l’Union européenne fait un pas vers plus de souveraineté

Comme son compatriote Olaf Scholz quelques heures plus tôt, Ursula von der Leyen a saisi à pleines mains la perche tendue par l’histoire. « La facilité européenne de paix, c’est vraiment son initiative, reconnaît une source française. Ursula von der Leyen a été efficace. Si, dans ces moments-là, vous ne faites pas preuve de leadership, vous ne faites pas votre boulot. En mettant l’idée sur la table, elle a créé le mouvement. » Un mouvement impossible sans le pas de géant franchi par l’Allemagne. « Le discours d’Olaf Scholz a été décisif et a embarqué l’UE », analyse Sébastien Maillard, directeur de Notre Europe-Institut Jacques Delors.

Pendant trois jours, les astres se sont alignés pour faire basculer l’Europe dans l’âge de la maturité. « Vladimir Poutine pensait que les Européens ne seraient pas à la hauteur et qu’ils prendraient des sanctions habituelles, estime Clément Beaune, le secrétaire d’État aux affaires européennes. Il s’est trompé. L’UE a démontré ses capacités d’innover, d’imaginer des solutions et d’être résilient. Notre réaction tient précisément au fait que nous sommes attachés à la démocratie et à la défense d’un modèle de société qui est attaquée aujourd’hui en Ukraine. »

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