Le président Volodymyr Zelensky lors d'un échange par visio avec Emmanuel Macron à l'occasion de la conférence internationale de soutien à l'Ukraine organisée à Paris le 13 décembre 2022.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky participe à distance le 13 décembre 2022 à la journée organisée à Paris autour de la reconstruction de l’Ukraine. (Photo by Ludovic MARIN / POOL / AFP)

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Il fait encore nuit noire, sur les coups de 5 heures du matin, quand les premières bombes pleuvent sur l’Ukraine, en ce jeudi 24 février. Des dizaines de milliers de soldats russes viennent de franchir la frontière. Bientôt, plusieurs centaines d’entre eux sont lâchés dans les faubourgs de Kiev. "Emmanuel, ils sont dans nos rues, on se bat dans nos rues." La voix tremblante au téléphone, Volodymyr Zelensky n’a plus le ton ferme et assuré de la veille. L’ancien comédien, devenu président d’un pays désormais sous le feu ennemi, passe son premier appel de la guerre à la France. Au bout du fil, son "ami" Emmanuel Macron, impuissant, en est réduit à lui demander s’il se trouve en sécurité. "Personne n’est en sécurité à Kiev, c’est inimaginable", répond Zelensky.

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L'ambassade de France comme refuge pour Zelensky

Si le président ukrainien semble pris de court par l’offensive russe, la diplomatie française avait anticipé cette débâcle des premières heures. La France est l’un des derniers pays à avoir gardé son ambassade ouverte dans la capitale ukrainienne, principalement pour servir de refuge à Zelensky et à ses équipes – "si les choses tournaient mal", selon un conseiller. "Emmanuel Macron connaissait Volodymyr Zelensky avant même qu’il ne devienne président, rappelle un conseiller de l’Elysée. Il est sans doute le leader occidental avec qui la relation est la plus longue, la plus proche et avec qui il échange le plus en confiance."

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Cette première journée d’horreur constitue le point de départ d’une année diplomatique particulièrement chargée : après le départ d’Angela Merkel, remplacée quelques semaines plus tôt par le taciturne et hésitant Olaf Scholz, Emmanuel Macron apparaît comme le seul leader d’envergure en Europe. Il va chercher à rassembler les Européens en coulisses, à se coordonner avec les Américains et à faire plier le Kremlin. Mais ses erreurs de communication et une certaine ambiguïté vis-à-vis de Moscou vont coûter cher au président français et à l’image de la France. "Depuis un an, la France c’est l’ambivalence", grince Ricardo Borges de Castro, directeur adjoint du European Policy Center.

Pour Macron, éviter la guerre "jusqu'à être humilié par Poutine"

La confusion française remonte aux prémices de la guerre. Depuis 2014 et l’invasion russe de la Crimée, la France s’est engagée, aux côtés de l’Allemagne, comme l’interlocuteur principal entre l’Ukraine et la Russie dans ce que les quatre pays appellent le "format Normandie". Dans les semaines qui précèdent la guerre, le président français tente de préserver la paix à tout prix, téléphonant aux deux parties tous les jours, et se rendant à Moscou puis Kiev deux semaines avant l’invasion. "Macron a été, de loin, le dirigeant européen qui a poursuivi l’activité diplomatique la plus intense pour dialoguer avec Poutine et éviter la guerre, souligne Nathalie Tocci, directrice de l’Istituto Affari Internazionali et ancienne conseillère spéciale du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. Malgré son échec, son rôle a été très important car il permet aujourd’hui de dire que nous avons donné toutes ses chances à la diplomatie et tout fait pour que la Russie n’entre pas en guerre, y compris être humilié en attendant pendant des heures à Moscou…"

Jusqu’au bout, l’Elysée a cru à ses efforts diplomatiques et à sa politique de la main tendue. Le dimanche précédant l’invasion, Macron pense avoir obtenu de Poutine une rencontre au sommet entre le président russe et son homologue américain. Mais dès le lendemain, Poutine appelle le Français pour l’informer qu’il ne verra pas Joe Biden et qu’il s’apprête à "dénazifier" l’Ukraine. Fin de partie pour la diplomatie ? Pas dans la tête d’Emmanuel Macron.

Macron et Poutine

Vladimir Poutine et Emmanuel Macron, lundi 7 février 2022, au Kremlin, à Moscou.

© / SPUTNIK / AFP

Aux premiers jours de la guerre, le président français passe de longues heures au téléphone avec Poutine et exaspère ses alliés européens. Malgré les mensonges, malgré les humiliations et les missiles qui pleuvent sur l’Ukraine, le président français garde le contact. Il veut raisonner le président russe, le comprendre, faire cesser le massacre. Sans résultat, si ce n’est de briser l’isolement international de Poutine. "Les autorités russes méprisent cordialement les Européens, qu’ils voient très largement comme des marionnettes des Américains, rappelle Marie Dumoulin, directrice du programme Europe élargie à l’European Council on Foreign Relations. Ils ont joué sur une espèce de singularité française pour diviser les Européens et flatter notre ego de grande puissance, ou en tout cas d’aspirante grande puissance." Cette image va coller à la diplomatie tricolore.

En coulisses pourtant, les Français font le travail. Chargée de la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne pendant le premier semestre 2022, la diplomatie française coordonne la réponse des Vingt-Sept et fait adopter des trains de sanctions sans précédent en un temps record. "Fort heureusement, la France se trouvait à la présidence quand la guerre s’est déclenchée, et non un pays de moindre taille diplomatique ou un pays moins objectif dans ses positions, souffle Nicole Gnesotto, vice-présidente de l’institut Jacques Delors. Imaginez si la Hongrie de Viktor Orban, qui est pro-Poutine, avait dû gérer cette séquence…" Toutefois, ce rôle de coordinateur oblige Paris à rester dans l’ombre, pour ménager les opinions et négocier des compromis.

"Eviter l'humiliation de la Russie" : les dérapages coûteux de Macron

Seules exceptions : les coups d’éclat d’Emmanuel Macron dans ses discours. Le 9 mai, devant le Parlement européen, le président français assure qu’il faudra éviter "l’humiliation" de la Russie. Il répète ces propos dans la presse régionale, début juin. Bronca chez nos voisins européens, et jusqu’à Kiev. Même son ami Zelensky, qui lui avait personnellement demandé de dialoguer avec Poutine au début de la guerre, lui rétorque publiquement que ce conflit constitue "une humiliation pour le monde entier". "Macron a érigé en idée fixe le positionnement de la France comme puissance d’équilibre, c’est-à-dire un pays qui a des moyens de dialogue efficace avec la Russie, et il a imposé cette idéologie à l’ensemble de l’appareil diplomatique français, estime Lukasz Maslanka, chercheur à l’Institut polonais d’affaires internationales. Tous les signaux opposés à cette perception étaient négligés. Les Américains avaient fait la même erreur avant d’envahir l’Irak ou l’Afghanistan. Malheureusement, les conséquences de la guerre russe sont très profondes pour la sécurité européenne, et l’on peut aujourd’hui considérer ce choix comme une faute historique majeure."

En campagne électorale à l’intérieur de ses frontières, le président-candidat doit affronter les tirs groupés en dehors. Ainsi, le très conservateur Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki accuse Macron de "négocier avec les criminels" : "Auriez-vous dialogué avec Hitler, avec Staline, avec Pol Pot ?" Dans les rues de Kiev, l’expression "macroner" devient virale : elle désigne un beau parleur qui se dit inquiet mais ne fait rien… "Cette idée de maintenir une porte ouverte à la Russie, formulée maladroitement, a été très mal reçue, constate Tara Varma, chercheuse invitée à la Brookings Institution. A partir de ces discours va naître chez certains partenaires européens la suspicion de complaisance de la France vis-à-vis de la Russie. Tous les propos d’Emmanuel Macron vont être interprétés à cette aune."

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L’ambiguïté française des premiers mois de guerre, mais aussi celle de son grand partenaire allemand, remet en question le leadership européen de ces deux "grands". Berlin se retrouve sous le feu des critiques pour sa lenteur et ses hésitations, tandis que Paris paie la communication paradoxale de son président. A l’inverse, les voisins historiques de la Russie, notamment la Pologne et les pays Baltes, revendiquent une nouvelle autorité morale, eux qui alertaient depuis des années sur la menace russe. "Un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale s’interrogent à présent sur la capacité de l’Allemagne et de la France à les représenter, à défendre les intérêts européens", avance Tara Varma.

La visite européenne à Kiev, tournant de la guerre

A la sortie d’un printemps pendant lequel son image a été ébranlée, le couple franco-allemand se décide à aller de l’avant. Emmanuel Macron, qui vient de remporter la présidentielle en mai, prend le train le 16 juin en direction de Kiev, embarquant avec lui Olaf Scholz, mais aussi l’Italien Mario Draghi et le Roumain Klaus Iohannis. Ensemble, ils apportent un message décisif à Zelensky : oui, l’Union européenne va ouvrir sa procédure d’adhésion à l’Ukraine, pourtant en guerre. "C’est Emmanuel Macron qui a convaincu le chancelier Scholz et nos partenaires de donner une perspective européenne à l’Ukraine, relate un conseiller de l’Elysée. Quand l’Ukraine se bat comme elle le fait aujourd’hui, il est juste de lui donner des assurances et de la visibilité pour la suite." La réalité est plus nuancée : si Scholz hésitait effectivement sur la procédure d’adhésion pour Kiev jusqu’au dernier moment, Paris ne s’est décidé que quelques jours avant ce voyage. "Le plus grand mérite revient à Draghi plutôt qu’à Macron, c’est l’Italien qui a convaincu Scholz, rectifie Nathalie Tocci. Quoi qu’il en soit, ce voyage à Kiev reste extrêmement important, un des événements les plus forts depuis le début de la guerre. La France s’est montrée à la hauteur du moment, décisif."

Cette visite marque un tournant dans la stratégie hexagonale. Elle correspond aussi aux premières livraisons de canons Caesar à l’Ukraine, alors en difficulté dans le Donbass, qui seront décisives pour renverser la tendance sur le champ de bataille au cours de l’été. A l’Elysée et au quai d’Orsay, les équipes sont reconfigurées après la présidentielle, et le message se clarifie. A l’Assemblée générale de l'ONU, fin septembre, Emmanuel Macron ne montre aucune ambiguïté dans sa condamnation de la Russie "impérialiste" et attaque les pays "qui se taisent" devant cette agression. Dans son allocution du Nouvel An, il assure que la France soutiendra l’Ukraine "jusqu’à la victoire". "S’il y avait de l’ambiguïté à Paris, elle a laissé place à la clarté, remarque Ricardo Borges de Castro. Macron a compris que Poutine s’était joué de lui et, en rejoignant le camp de la justice qui veut que la Russie paie pour ses crimes, la France peut de nouveau prétendre à un rôle de leader européen pour la prochaine phase de la guerre."

Le président Emmanuel Macron (C), le chancelier allemand Olaf Scholz (D) et le Premier ministre italien Mario Draghi (G) en route vers Kiev à bord d'un train le 16 juin 2022

Le président Emmanuel Macron (C), le chancelier allemand Olaf Scholz (D) et le Premier ministre italien Mario Draghi (G) en route vers Kiev à bord d'un train le 16 juin 2022

© / afp.com/Ludovic MARIN

La principale erreur du président français durant la première année de guerre a sans doute été son mauvais sens du timing. Appeler à "ne pas humilier la Russie" après la découverte des massacres de Boutcha ; rester au téléphone avec Poutine quand celui-ci commet des crimes de guerre ; garder secrètes ses livraisons d’armes alors que les alliés jouent la transparence : tout cela relève d’un mauvais tempo. "La position de la France a été différente de celle des autres, c’est vrai, analyse Nicole Gnesotto. Elle n’a jamais été dans l’émotion pure ; au contraire, elle a privilégié une vraie réflexion stratégique. C’est ce qu’on lui a reproché…" En définitive, Macron décide de lâcher son téléphone : il n’a pas appelé son homologue du Kremlin depuis septembre. "La politique de dialogue stratégique avec la Russie a été battue en brèche par Poutine, estime le politologue polonais Lukasz Maslanka. Après avoir fait fausse route si longtemps, la France essaie de retrouver son chemin."

Les ambitions françaises pour l'après-guerre

Souvent à contretemps, Paris rattrape son retard en ce début d’année, voire devance le reste de l’Occident. Début janvier, c’est Emmanuel Macron qui ouvre le débat sur la livraison de chars à Kiev en annonçant l’envoi de blindés légers AMX-10, ce qui pousse les Américains et les Allemands à se prononcer sur la fourniture de chars lourds. Ensuite, sur les avions de chasse, le président français dit "ne rien exclure" quand Washington rejette ouvertement la demande ukrainienne. "Récemment, la France s’est montrée habile dans la redistribution du pouvoir en Europe, notamment en renforçant ses liens bilatéraux avec d’autres Etats membres de l’UE comme l’Espagne ou les Pays-Bas, juge Nathalie Tocci. Macron a compris que, dans cette nouvelle Europe à géométrie variable, le leadership européen ne pouvait pas s’exercer en solitaire et que ses initiatives isolées étaient vouées à l’échec." Pour peser, le soliste Macron doit rassembler.

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Comme depuis le premier jour de la guerre, l’Elysée reste fixé sur l’après, persuadé que c’est dans la résolution du conflit que la France retrouvera sa place sur la carte du monde. "Nous serons à la table des négociations, assure sans hésitation un diplomate français. Nous avons passé plus de temps que n’importe qui à négocier avec les Russes et les Ukrainiens, que ce soit dans les accords de Minsk ou ensuite. Sans compter notre place de membre permanent au Conseil de sécurité de l'ONU, garant du maintien de la paix et de la sécurité internationale."

Loin du champ de bataille, la France veut aussi rallier le reste du monde aux pressions contre la Russie. Emmanuel Macron se prépare à une frénésie de voyages diplomatiques dans les grandes puissances du "Sud" ces prochaines semaines, notamment la Chine en avril. Il compte aussi rassembler les pays africains pour un sommet à Paris en juin. Persuadé que la France demeure une grande puissance diplomatique, le locataire de l’Elysée veut à la fois armer l’Ukraine pour gagner la guerre et, "en même temps", préparer la paix pour peser sur la scène internationale. Un paris bien français.

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