Emmanuel Macron et Angela Merkel, le 15 mai 2017 à Berlin

"La nature et l'ampleur du choc subi par l'Union européenne appellent un sursaut franco-allemand."

afp.com/Tobias SCHWARZ

Sébastien Maillard, journaliste spécialiste des affaires européennes, est le directeur de l'Institut Jacques-Delors (IJD), Thierry Chopin, professeur de sciences politiques à l'Université catholique de Lille, est conseiller spécial auprès de l'IJD et Nicole Koenig, chercheuse spécialisée dans les questions politico-institutionnelles, est directrice adjointe du Jacques Delors Centre, à Berlin.

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"Face à la crise sanitaire, les dirigeants des Vingt-Sept sont sommés d'agir collectivement. Le Conseil européen du 23 avril ne peut pas se permettre d'échouer à nouveau, en étalant au grand jour des divisions et des clivages qu'a ravivés la crise du Covid-19. Au point de faire sortir Jacques Delors de son silence : 'Le climat qui semble régner entre les chefs d'Etat et de gouvernement et le manque de solidarité européenne font courir un danger mortel à l'Union européenne.'"

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"L'ampleur de la crise sanitaire et la grave récession économique qu'entraînent les mesures draconiennes nécessaires prises pour enrayer la pandémie exigent, de nouveau, unité et solidarité entre les dirigeants européens. La solidarité européenne n'est pas qu'un slogan mais un des fondements de la construction de l'Union. Dès le départ, la déclaration de Schuman, dont on célébrera, le 9 mai, le 70e anniversaire, appelait à des 'réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait'. Le concept originel de 'communauté' signifie à la fois des échanges ouverts et confiants entre ses membres, la mise en commun de moyens et l'entraide en son sein, selon une triple dynamique du projet européen qu'a résumée la formule delorienne : 'La concurrence, qui stimule, la coopération, qui renforce et la solidarité, qui unit.' Le marché intérieur, l'espace Schengen et l'euro ont noué des relations d'interdépendance entre Etats membres et même lié leurs destins, au point que toute assistance envers l'un est portée dans l'intérêt bien compris des autres."

"L'étalage de milliards n'efface pas celui des divisions"

"Si l'épreuve se révèle plus aiguë aujourd'hui en Espagne et en Italie, elle n'en est pas moins collective aux Vingt-Sept et d'ampleur inédite depuis la Seconde Guerre mondiale. La solidarité européenne doit donc se montrer au grand jour. Elle est réelle ici et là, à travers la coopération transfrontalière, les vols de rapatriements de ressortissants européens, des achats groupés de matériel de production ou la recherche d'un futur vaccin. Elle est sonnante et trébuchante grâce aux sommes injectées par la Banque centrale européenne. De nouveaux instruments sont affûtés en vue du 23 avril pour soutenir le recours massif au chômage partiel (Sure) et pour financer un plan de relance de manière innovante.

"Mais la solidarité européenne doit aujourd'hui s'incarner politiquement. Elle ne peut pas s'opérer que via des mécanismes financiers sophistiqués laborieusement négociés et consentis du bout des lèvres. L'étalage de milliards n'efface pas celui au préalable des divisions, qui laissent des traces dans les mémoires nationales, comme l'a montré la crise des dettes souveraines. Pour frapper les esprits, marquer les médias, la solidarité européenne a besoin d'une impulsion, d'une figure, d'un récit. En un mot, d'une incarnation politique.

"Le 23 avril, les chefs d'Etat et de gouvernement doivent ensemble officiellement activer la 'clause de solidarité' du traité européen prévue précisément pour se porter assistance au sein de l'UE. Au-delà d'un symbole politique fort, cela faciliterait plus encore l'envoi de matériels et d'équipes là où les besoins sont les plus pressants durant la crise sanitaire, qui n'a pas dit son dernier mot. Activer collectivement cette clause permettrait de rompre avec une surenchère entre institutions européennes poussant chacune leurs propres initiatives."

"Jeter les bases d'une Union de la santé"

"L'impulsion politique de la solidarité européenne devrait d'abord provenir au plus haut niveau d'un duo jusqu'ici resté trop invisible dans cette crise : la France et l'Allemagne. Ce tandem, dont on connaît la fatigue, reste incontournable afin de surmonter les clivages économiques. La nature et l'ampleur du choc subi par l'UE appellent un sursaut franco-allemand qui fasse honneur à son rôle historique dans la construction européenne. Au duo de créer les conditions d'un compromis. Pour jouer son rôle d'entraînement, cette impulsion devrait être donnée en concertation avec la Commission et associer potentiellement d'autres Etats membres, plaçant celui qui refuse la solidarité dans un isolement intenable. Elle aiderait ainsi à tirer vers le haut un Conseil européen sinon entravé par son dysfonctionnement structurel. Au-delà de la gestion immédiate de crise, Berlin et Paris pourraient aussi, à l'approche de leurs présidences européennes respectives, jeter les bases d'une Union de la santé, telle que proposée par les membres de l'Assemblée parlementaire franco-allemande.

"La solidarité européenne doit aussi avoir un visage européen, une figure de référence qui incarne politiquement l'action commune décidée. Epine dorsale de cette solidarité, le grand plan de relance attendu aurait notamment besoin d'un chef d'orchestre identifiable. Cette figure médiatiquement visible jouerait un rôle comparable à celui de Michel Barnier, qui incarne, aux yeux des opinions, la cohésion des Vingt-Sept dans les négociations avec Londres sur le Brexit."

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"Enfin, l'incarnation de la solidarité européenne revêt aussi une dimension géopolitique. La Chine et la Russie l'ont bien compris, mettant en scène leur aide aux Européens bien qu'elle soit moindre que la solidarité intra-européenne. Les médias chinois et russes ont diffusé des récits discréditant l'UE comme étant défaillante. Dans cette 'bataille des récits', l'Europe ne peut se contenter d'une simple correction des faits. Les Vingt-Sept doivent communiquer leur solidarité de manière stratégique et l'étendre au Sud, en particulier à l'Afrique. La crédibilité d'une Commission se voulant 'géopolitique' se joue ici. Avec pour premier objectif, non pas seulement de 'gagner' la bataille mondiale des récits, mais de reconquérir le soutien des Européens, que cette crise est en train d'ébranler dangereusement. Seule une solidarité pleinement assumée et fièrement affichée redonnera aux Vingt-Sept un ferment d'unité."

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