La Croix : Comment analysez-vous la crise que nous traversons ? Est-ce le résultat d’une catastrophe naturelle ? Ou d’un monde malade de ses excès ?

Laurent Berger : Nous sommes d’abord confrontés à une crise sanitaire. Le contre-choc économique est le résultat du choix juste qui a été fait par la puissance publique, en France en particulier, de sauver des vies humaines en gelant certaines activités. Cela ne veut pas dire que le système économique fonctionnait bien avant. Cette crise a révélé des maux auxquels il va falloir remédier. Mais il n’est pas besoin de chercher des coupables. Ce dont nous avons besoin, c’est de solutions.

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Pascal Lamy : C’est un accident dont l’origine reste à investiguer, mais qui confirme la fragilité du capitalisme de marché mondialisé dans lequel nous vivons tous ensemble sur cette planète. La crise de 2008 l’a montré sur le plan financier. On le constate aujourd’hui sur le plan sanitaire. Et il est à craindre que les moins favorisés paient, une fois encore, le prix fort.

Faut-il vite revenir au monde d’avant pour éviter que cette crise ne débouche sur un chaos économique, social, politique plus grand encore ?

P. L. : Il existe deux écoles sur ce sujet. Ceux qui disent que nous sommes dans une situation qui rappelle celle de 1944 et qu’il faut reconstruire autrement. Et ceux qui pensent que l’on est en 2009 et que l’on va repartir comme avant.

Aux États-Unis et en Chine, on veut plutôt repartir comme avant. En Europe, on veut plutôt changer pas mal de choses. Pour ma part, je me range du côté de ceux qui veulent essayer de reconstruire sur ce qui doit être réparé.

L. B. : Pour éviter un scénario catastrophe, il faut tirer les enseignements de cette crise. Sur le plan social, elle a montré toute l’utilité de services publics performants et la nécessité de mieux reconnaître les métiers peu valorisés et peu considérés. Elle a révélé la vulnérabilité de personnes éloignées d’une protection sociale pas toujours adaptée aux réalités du monde du travail, notamment les précaires et les indépendants. Elle a aussi montré les profondes inégalités qui subsistent.

Sur le plan économique, l’absence de maîtrise de filières stratégiques, la dépendance du secteur privé à l’égard de la puissance publique devra faire réfléchir. Enfin, il faut tirer des leçons au plan international et européen. J’avais dit, au début de cette crise, que l’Europe allait être à la croisée des chemins. Nous y sommes.

La proposition d’un fonds de relance commun de 500 milliards d’euros présentée, lundi 18 mai, par la chancelière Merkel et le président Macron va-t-elle dans le bon sens ?

P. L. : C’est un bon début mais, comme souvent en Europe, on n’est pas au bout du chemin. Il reste à savoir ce que va faire la Commission de cette suggestion franco-allemande, si le Conseil européen est prêt à adopter un plan à ambition aussi élevée, puis que le Parlement européen se prononce. Il faut, surtout, que cela aille très très vite car la vague sociale arrive.

L. B. : La Commission a bien réagi dans l’urgence mais doit présenter, le 27 mai, son plan de relance. J’insiste sur ce point : si cela ne se concrétise pas très rapidement vers la justice sociale, on ira droit dans le mur. La crise sociale va être grave. Les choses vont très vite se compliquer en termes de destructions d’emplois, qui toucheront malheureusement avant tout les plus faibles, c’est l’ancien conseiller en insertion professionnelle qui vous le dit. Avec la montée de la défiance, du populisme et du complotisme, il y a un risque de choc démocratique, qui verrait certains considérer les régimes autoritaires comme plus efficaces.

Que faire pour éviter la catastrophe ?

P. L. : Au niveau européen, il faut mobiliser 1 500 milliards d’euros d’investissements dans les années qui viennent, qu’il faut focaliser sur des secteurs créateurs d’emplois, en ciblant la transition énergétique et numérique. C’est la seule solution. On n’évitera pas les pertes d’emplois dans certains secteurs. Il faut donc miser sur les domaines où l’Europe peut se construire un avantage comparatif.

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L. B. : J’insiste sur la nécessité de débloquer rapidement un maximum d’argent sur la rénovation thermique des bâtiments publics et des logements privés qui est une véritable mine d’emplois. À condition, bien sûr, de mettre en route l’appareil de formation et de conduire les opérations de manière plus décentralisée.

La période qui s’ouvre doit être gouvernée par cette double logique d’investissement et d’accompagnement, en faisant confiance aux acteurs sur le terrain. C’est dans les filières, les entreprises, que l’intelligence collective trouvera les solutions les plus adaptées. Il faut, enfin, donner une perspective. Sans vendre du rêve, mais en montrant que l’on peut se mobiliser autour d’un objectif de développement durable et juste.

Ces investissements publics massifs vont creuser les dettes…

P. L. : Le risque aujourd’hui est social et pas financier. Il faut donc donner la priorité au social sur la finance. D’autant que les taux sont bas. Et si tout le monde s’endette dans des proportions comparables, cela laisse peu de prise à la spéculation. Mais le recours à cette dette ne sera possible que pour les pays dont la monnaie est forte. Cela creusera un peu plus le fossé entre riches et pauvres. Et rendra la vie internationale plus difficile.

Un autre instrument permet de financer les dépenses : la fiscalité. Faut-il instaurer un impôt de solidarité ? Européen ?

L. B. : J’aimerais surtout que cette crise nous rappelle à une forme de consentement à l’impôt, à la solidarité, à la participation de chacun au bien commun. Si l’on veut répondre aux attentes de la société, il faut poser la question fiscale et notamment celle de la contribution des ménages les plus aisés. Cela participe de la quête de sens, même si cela ne comble pas la dette.

P. L. : Je ne crois pas à l’impôt miracle. On peut imaginer un impôt européen malin, comme la taxe carbone. On peut travailler à un impôt européen sur les sociétés parce que cela fait sens. Mais nos cultures, nos niveaux de richesse, nos conceptions de la solidarité sont trop différentes pour que l’on envisage un impôt sur les personnes.

La crise a révélé la dépendance à l’étranger de secteurs clés. Cette crise sera-t-elle le coup de pied de l’âne à la mondialisation ?

P. L. : La mondialisation est inséparable du capitalisme de marché et je ne pense pas que le capitalisme de marché disparaisse. Il va plutôt se reconfigurer sous l’effet, pour faire simple, d’un changement de prix relatifs…

C’est-à-dire ?

P. L. : L’économie internationale se localise, se délocalise, se relocalise en fonction des prix relatifs, comme celui de l’énergie ou le niveau des salaires. Cette fois, ce qui bouge, c’est le prix du risque. Cela peut provoquer une reconfiguration des chaînes de valeur. Mais dans une certaine mesure seulement, car le problème est complexe.

Comment mesure-t-on la fragilité d’une chaîne de production ? Qu’est-ce que l’autonomie stratégique ? Il y a encore beaucoup de travail à mener sur ces questions. Le stockage est une solution. Le « flux tendu » a été pour beaucoup dans la rupture de certaines de ces chaînes. Une autre solution est de relocaliser quand c’est nécessaire et faisable, à condition de la faire à la bonne échelle, le niveau européen étant le plus pertinent.

Je ne crois pas à une démondialisation, mais j’espère que la crise permettra, sous certaines conditions, l’émergence d’un autre système capitaliste, moins efficient, donc plus coûteux, mais plus résilient et moins stressant pour l’homme et la nature. Le prix à payer sera moins de croissance comme on l’entend aujourd’hui.

L. B. : Certains affirment que cette crise est la démonstration qu’il faut fermer nos frontières, vivre entre soi, tout ramener chez nous. Il faut lutter contre cette illusion. Les relocalisations ne doivent pas devenir un slogan. Il faut une mondialisation plus régulée et plus juste, c’est certain. Mais, je ne souhaite pas vivre dans un monde où chacun vit dans son coin et tant pis pour les autres.

À quoi faudra-t-il renoncer pour bâtir ce monde que vous appelez de vos vœux ?

P. L. : Il faut renoncer à l’hubris, cet excès d’orgueil qui nous a fait considérer, depuis deux ou trois siècles, que l’homme est appelé à régner sans mesure sur la planète et la nature.

L. B. : Il faut aussi renoncer à l’idée que l’on peut s’en sortir tout seul. Renoncer à considérer qu’il y a des gens qui « savent » et d’autres pas. Il faut instaurer de la délibération à tous les étages, considérer que chacun à sa part de responsabilité, remettre à l’ordre du jour cette solidarité et cette fraternité qui se sont exprimées pendant la crise. Il est possible d’articuler performance économique, transition écologique et justice sociale. Et je suis plein d’énergie pour travailler avec tous ceux, et ils sont nombreux, qui estiment que l’on ne peut pas juste repartir comme avant.

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Bios express

Laurent Berger, 52 ans, est secrétaire général de la CFDT depuis novembre 2012, poste auquel les militants du premier syndicat de France (secteur privé et fonction publique confondus) l’ont reconduit par deux fois, en 2014 et en 2018. Issu d’un milieu populaire de Loire-Atlantique, titulaire d’une maîtrise d’histoire, il devient très vite permanent au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne puis de la CFDT dont il gravira tous les échelons, local, régional et national. Il défend un syndicalisme réformiste et préside, depuis mai 2019, la Confédération européenne des syndicats.

Pascal Lamy, 73 ans, est président du Forum de Paris sur la paix. Diplômé d’HEC, Sciences-Po, l’ENA, il commence sa carrière comme inspecteur des finances puis au Trésor, avant d’entrer en politique après la victoire des socialistes en 1981, travaillant aux côtés de Jacques Delors puis de Pierre Mauroy. Commissaire européen pour le commerce de 1994 à 2004, il est élu, en 2005, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce qu’il dirigera jusqu’en 2013. Européen convaincu, il est président émérite de l’Institut Jacques Delors.