Une « Europe à plusieurs vitesses », « à géométrie variable », « à la carte », fragmentée entre un « noyau dur » et ses « cercles concentriques »… À Strasbourg comme à Bruxelles, le nombre d’expressions employées pour désigner cette vielle idée, corollaire d’une construction européenne au sein de laquelle tous les États membres ne participent pas à l’ensemble des politiques communes, est à la mesure de la complexité du dossier.

« Opportunité » pour certains, « danger » pour d’autres, le scénario divise, même parmi ceux qui se revendiquent de la défense des droits économiques et sociaux.« Ces diverses appellations utilisées dans le débat public renvoient à au moins trois visions nationales de la différenciation » comme voie d’intégration,pointe Thierry Chopin, professeur de sciences politiques à l’Université catholique de Lille (ESPOL). « La première, d’origine plutôt anglo-saxonne, conçoit les coopérations particulières comme un moyen de rester en dehors de tout projet de nature fédérale ».

Un processus ouvert

« La seconde, plutôt franco-allemande, la voit au contraire comme un moyen de créer, au sein de l’UE, un sous-ensemble, permettant à un petit groupe d’états volontaires d’aller plus loin dans l’intégration. Elle vise ainsi une union dans l’Union », poursuit le conseiller spécial de l’institut Jacques Delors, « La troisième, principalement exprimée dans les pays d’Europe centrale et orientale, craint quant à elle une fragmentation massive de l’Europe, et pointe le risque de la création de clubs restreints de pays, dont d’autres seraient exclus. Il est ainsi indispensable de s’assurer que l’intégration différenciée reste un processus ouvert ».

Appartenance à la zone euro, participation à l’espace Schengen… Si certains, à l’instar de Paris et Berlin, souhaitent qu’elle se développe davantage, l’Europe à plusieurs vitessesest déjà une réalité. Qu’ils ouvrent le champ à une « abstention constructive » au Conseil européen pour ne pas laisser dans l’impasse une décision nécessitant l’unanimité, ou à la négociation d’un opting-out, un droit de « non-participation » à certaines politiques communes, des outils institutionnels permettent déjà cette intégration différenciée dans l’UE.

Depuis le traité d’Amsterdam en 1997, les pays membres peuvent même aller encore plus loin dans celle-ci grâce à la coopération renforcée, une procédure qui permet à un minimum de neuf États d’appliquer une politique commune sans y associer d’autres nations.

Coopération renforcée

Après avoir été activée dans le tournant des années 2010 en matière de droit applicable au divorce ou avec la création d’un brevet unitaire européen, elle a ouvert la voie, en octobre 2017, à un règlement – approuvé par 20 États membres, dont l’Hexagone – entérinant la création d’un Parquet européen, compétent pour poursuivre les auteurs de fraudes au budget européen. Concernant l’Europe de la défense, un socle restreint de dix États s’est aussi engagé en juin 2018, sous la houlette de la France, en faveur d’une force commune d’intervention (initiative européenne d’intervention, IEI).

À entendre Thierry Chopin, ce type de coopération pourrait bien se multiplier dans les années à venir sur des sujets régaliens, qui gagnent en importance au niveau européen : les questions de politique étrangère, sécuritaires, de défense ou encore fiscales. « Pour ces projets plus audacieux, qui touchent à la souveraineté nationale, il peut être nécessaire qu’un petit groupe d’États prenne le risque d’avancer avant les autres, pour démontrer la viabilité d’une intégration ou d’une coopération plus forte ensuite ».