Construction d'un pipeline pour acheminer du gaz russe en Europe, à Anapa, en Russie, le 7 décembre 2012

Construction d'un pipeline pour acheminer du gaz russe en Europe, à Anapa, en Russie, le 7 décembre 2012

afp.com/SERGEI KARPUKHIN

Le piège du gaz russe va-t-il se refermer sur l'Europe ? Depuis plusieurs jours maintenant, un certain nombre pays européens annonce des baisses de livraisons en provenance de la Russie. Autriche, Italie, Allemagne, et, depuis ce vendredi 17 juin, la France... Le Kremlin continue sa stratégie de déstabilisation des économies européennes en jouant sur le levier gazier. Le président russe peut-il réussir ? L'Express répond en quatre points à cette question.

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A quoi joue Poutine ?

Ce n'est un secret pour personne. Depuis l'hiver et avant même le début de l'invasion de l'Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine, et son géant gazier Gazprom, utilisent les livraisons du gaz en Europe comme une mesure de rétorsion visant à diviser et déstabiliser les Vingt-Sept dans leur politique de soutien à Kiev. Depuis la salve de sanctions prise par l'Europe ces derniers jours, celles-ci sont d'ailleurs à un niveau historiquement faible. Sur la semaine passée, les livraisons ont atteint 1,5 milliard de mètres cubes, un plus bas historique, puisque, comme l'illustre ce graphique du think-tank bruxellois Bruegel, le précédent plancher avoisinait les 2,4 milliards.

Les livraisons de gaz russes en Europe sont à leur plus bas historique

Les livraisons de gaz russes en Europe sont à leur plus bas historique

© / Bruegel

Après le chantage du paiement en rouble mis en place par Poutine fin mars, certains pays n'ayant pas ouvert de compte pour payer en monnaie russe avaient vu s'interrompre leurs livraisons de gaz en guise de rétorsion. De nombreux énergéticiens, comme le géant italien Eni mais aussi le français Engie ou l'allemand Uniper, avaient fini par se plier à la demande de Vladimir Poutine en ouvrant des comptes en roubles. Qu'importe, eux aussi sont désormais touchés par les baisses de livraison. Jeudi 16 juin par exemple, l'autrichien OMV s'inquiétait d'une baisse des livraisons de gaz venant de Russie, alors qu'Eni annonçait que Gazprom ne livrerait que 65 % à peine des quantités de gaz demandées sur la journée, après avoir réduit de 15 % ses livraisons la veille. Mercredi 15 juin, c'est l'Allemagne ou encore Engie qui constataient une baisse des livraisons de gaz via le gazoduc Nord Stream 1. Et en fin de matinée ce vendredi 17 juin, le gestionnaire du transport de gaz français, GRTGaz, vient même d'annoncer l'interruption du "flux physique entre la France et l'Allemagne" sur la livraison de gaz.

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De son côté, Gazprom argue de problématiques techniques, notamment à la station de compression de Portovaïa, causant des difficultés sur le gazoduc Nord Stream 1. "Nous, l'Allemagne et d'autres (pays), pensons que ce sont des mensonges", expliquait jeudi Mario Draghi, le président du conseil italien. "Il y a en fait une utilisation politique du gaz, tout comme il y a une utilisation politique du blé", pestait-il. "Personne n'est dupe, la concomitance des restrictions en Allemagne et en Italie coïncide avec la visite en Ukraine des deux dirigeants et d'Emmanuel Macron", indique Phuc-Vinh Nguyen, expert au centre Energie et climat de l'Institut Jacques Delors. "Poutine maintient artificiellement les prix hauts. Il a compris lors des négociations sur le pétrole la difficulté pour les Vingt-Sept de se mettre d'accord. Il joue sur le levier de la division avec des coupures à la carte. Dans deux semaines, il pourrait très bien augmenter les volumes pour relâcher la pression et rappeler qui est le vrai décisionnaire sur ces questions", juge l'expert.

Cette hausse délibérée du prix du gaz permet également au maître du Kremlin de compenser en valeur les baisses de volumes de gaz vendu sur le sol européen. Sans doute a-t-il compris que les pays européens ne reviendraient plus en arrière et feraient tout pour ne plus être dépendants du gaz russe, même après le conflit en Ukraine. Ce qui l'incite à engranger le maximum de profits aujourd'hui.

La sécurité d'approvisionnement de la France et de l'Europe est-elle menacée ?

Tout de suite après avoir annoncé la rupture des approvisionnements en gaz venant de Russie, GRTGaz n'a pas manqué de rappeler que les flux avaient été réduits de 60 % depuis le début de l'année, et que le seul point d'importation par gazoduc ne fonctionnait déjà plus qu'à 10 % de sa capacité. Le gestionnaire français a également indiqué que les stocks hexagonaux étaient remplis à hauteur de 56 %, contre 50 % habituellement à la même date. Et ce, grâce notamment aux importations colossales de gaz naturel liquéfié (y compris russe) ces dernières semaines. Du côté du ministère de la Transition énergétique, on se veut également rassurant ce vendredi. "Cette réduction des livraisons ne met pas en péril la sécurité d'approvisionnement de notre pays. Nous avons les moyens d'assurer nos besoins en gaz grâce aux livraisons de gaz que nous recevons depuis d'autres pays, nos terminaux GNL et nos stocks constitués", juge la ministre Agnès Pannier-Runacher.

La France a ceci de particulier que sa consommation est très saisonnière. Elle ne dépend par ailleurs du gaz russe que pour 17 % de ses importations. Du côté du cabinet de la ministre, on explique d'ailleurs que les stocks se remplissent "au rythme attendu" malgré ces coupures côté russe. Les spécialistes sont moins optimistes. "C'est très ennuyeux pour cet hiver mais c'était attendu. Les stockages sont pleins à plus de 50 % : il faudra faire un effort pour monter à 90 % et passer l'hiver sereinement. Les économies sont de mises", juge Nicolas Goldberg, expert énergie pour Terra Nova et Colombus Consulting.

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S'agissant du reste de l'Europe, le sujet est plus problématique. L'Italie ou l'Allemagne, qui importaient avant la crise respectivement 40 % et 55 % de leur gaz de Russie, sont dans une situation délicate. Au niveau européen, les stocks sont remplis à 52 % selon les données du gestionnaire, ce qui écarte le risque d'une pénurie dans l'immédiat. "Le problème c'est que l'Europe va devoir puiser dès à présent dans ces stocks, au moins temporairement, avec la vague de chaleur qui frappe le continent. Il faut en effet alimenter les climatiseurs qui tournent avec une électricité dont 20 % sont produits à partir du gaz", indique Phuc-Vinh Nguyen.

Gazprom peut-il être sanctionné ?

Face à ces baisses de livraisons dans le cadre de contrats conclus avec les énergéticiens européens, ces derniers peuvent-ils se retourner contre Gazprom ? Jeudi 16 juin, en marge d'un sommet international, le patron du géant russe, Alexeï Miller, défendait la stratégie de son groupe. "Notre produit, nos règles. Nous ne jouons pas selon des règles que nous n'avons pas édictées", jugeait-il en référence aux sanctions européennes.

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Pour les deux experts interrogés par L'Express, une voie juridique est possible, mais celle-ci n'est pas aisée. "Cela prendra des années", prédit Nicolas Goldberg. "La procédure serait longue, et nécessiterait une enquête sur le sol russe pour vérifier les problèmes techniques, ce qui ne sera pas permis par Poutine. Rien n'indique enfin qu'en cas de condamnation, celui-ci paiera", juge Phuc-Vinh Nguyen de l'Institut Jacques Delors.

Quelle parade pour les pays européens ?

Faute de gaz russe, les pays européens vont naturellement se tourner vers leurs partenaires norvégiens ou algériens pour augmenter les livraisons par gazoduc, ainsi que les partenaires internationaux comme le Qatar ou les Etats-Unis pour augmenter les livraisons de gaz naturel liquéfié. Mais le contexte est très contraint. "Le GNL ne peut pas tout remplacer", pointe d'emblée Nicolas Goldberg. En effet dans ses prévisions les plus optimistes, l'Europe espérait récupérer jusqu'à 60 milliards de mètres cubes cette année grâce au GNL, à comparer aux 155 milliards importés de Russie.

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Pour Phuc-Vinh Nguyen, la situation est désormais également critique s'agissant du GNL. "Il devient plus cher du fait d'un accident sur une usine aux Etats-Unis qui sera hors service pendant trois mois. Ce qui va limiter le volume d'export. A cela, il faut ajouter le déconfinement en Chine qui va doper la demande. Le cocktail est explosif", observe-t-il. La compétition entre l'Europe et la zone Asie-Pacifique sur les importations de gaz naturel liquéfié aura également des répercussions sur les émissions de gaz à effet de serre, ce GNL étant plus intensif en termes d'émissions que celui du gaz acheminé par gazoduc. Si les pays asiatiques n'obtiennent pas le GNL envoyé vers l'Europe, ils risquent par ailleurs de faire tourner à plein leur centrale à charbon pour produire l'électricité. Là encore avec un effet particulièrement néfaste pour le climat.

Aussi, les deux spécialistes militent dès aujourd'hui pour une campagne de mobilisation afin de réduire la consommation en Europe grâce au levier de la sobriété et de l'efficacité énergétique. "La seule réponse, c'est la sobriété et la transition énergétique avec l'accélération du Green Deal", insiste le député et président de la Commission environnement au Parlement européen Pascal Canfin. "Les économies s'imposent. Agissons en fourmi plutôt qu'en cigale ou nous nous retrouverons bien dépourvus quand la bise sera venue", conclut Nicolas Goldberg.

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