La Croix : Beaucoup reprochent à l’Union européenne son manque de réaction face à l’épidémie. Cette critique vous paraît-elle justifiée ?

Enrico Letta : Oui, si elle s’adresse aux leaders nationaux qui ont tardé à saisir la gravité de la situation et qui ont montré leur égoïsme et leurs divisions. Non, si elle vise les institutions, en particulier la Commission et la Banque centrale européenne, qui ont réagi avec rapidité, détermination et efficacité. Surtout si l’on tient compte du fait que la politique de santé est une compétence exclusive des États membres, l’Union n’intervenant qu’en appui.

La crise peut-elle être l’occasion de mettre en place une véritable politique commune de la santé ?

E.L. : On pense que l’Europe est toute-puissante, qu’elle décide de tout. Puis, soudainement, on découvre que dans un domaine aussi essentiel que la santé, elle n’a qu’une capacité d’initiative limitée.

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Espérons que cette crise obligera à avancer. L’Europe se construit toujours par étapes. Ces dernières années, elle s’est dotée d’instruments nouveaux pour affronter la crise financière, la question migratoire, la menace terroriste. Bâtir une véritable Europe de la santé doit être l’un des grands objectifs pour 2020. Face à des maladies qui se moquent des frontières, le « chacun chez soi, chacun pour soi » ne marche pas.

Sur quels dossiers prioritaires doit avancer cette Europe de la santé ?

E.L. : La question du marché sanitaire est essentielle : centraliser les achats de médicaments et de matériel permet de réduire les coûts et d’être plus efficace. Il faut également investir massivement dans la recherche de manière concertée.

Enfin, cette crise a révélé les failles des systèmes de santé nationaux. Il faut réfléchir aux moyens pour garantir un financement de la santé publique à la hauteur des défis posés. La rigueur budgétaire imposée par les règles de Maastricht ne doit plus être un carcan.

Quitte à laisser exploser les déficits et les dettes ?

E.L. : Les États membres vont voir leur dette publique augmenter de 10 à 20 % du PIB. Ce sera un casse-tête pour certains. Voilà pourquoi il est primordial que l’Union fasse preuve de souplesse dans l’application des règles du pacte de stabilité. En particulier s’agissant des investissements dans la santé qui doivent être mis à part de la discipline budgétaire et sanctuarisés, en quelque sorte.

L’Union doit-elle se doter d’un budget plus ambitieux, avec des ressources communes pour financer les besoins communs ?

E.L. : Pour l’instant, l’accord sur un budget 2021-2027 reste bloqué par quelques pays du Nord qui souhaitent faire baisser les dépenses publiques et les contributions nationales. Mais cette position n’est pas tenable dans la durée.

La crise a fait resurgir les vieux clivages Nord-Sud et Est-Ouest qui menacent de couper l’Europe en morceaux. Tout le monde finira par comprendre qu’il faut plus d’investissements européens, comme le propose le président Macron. À cet égard, l’alliance retrouvée entre la France et l’Italie est décisive.

Peut-on espérer, à terme, un « Pacte européen de santé » comme il existe un « Pacte vert » pour la transition climatique ?

E.L. : C’est, en tout cas, le moment parfait pour le faire. En matière de transition climatique, la nouvelle commission a su créer un consensus, fixer des objectifs ambitieux, se doter d’instruments financiers nouveaux. La présidente Ursula von der Leyen, médecin de profession et ancienne ministre allemande de la santé, doit faire de même pour assurer la protection sanitaire des citoyens européens.

Jacques Delors a estimé que, faute d’une vision commune, l’Union courait un danger mortel. Partagez-vous cette crainte ?

E.L. : Totalement. L’Europe vit un moment historique. La crise nous ramène à l’idée que l’Union s’est construite sur la solidarité et que, sans elle, il n’y a pas d’Union. L’épidémie qui touche nos pays doit nous rappeler que personne ne peut se sauver tout seul.