"La situation actuelle prouve que dépendre du gaz, c'est stupide sur les plans économique et géopolitique"
Thomas Pellerin-Carlin, directeur du Centre énergie de l’Institut Jacques Delors, analyse la situation énergétique européenne, bouleversée par la guerre en Ukraine.
- Publié le 09-03-2022 à 08h20
- Mis à jour le 09-03-2022 à 12h42
Réduire de deux tiers les importations de gaz russe dans l’Union européenne d’ici la fin de l’année, est-ce un objectif réaliste ?
Oui, c’est un objectif atteignable et en réalité, l’Union européenne pourrait même aller plus loin. Ce serait possible d’arrêter immédiatement nos importations de pétrole et de gaz russes. Cela aurait un impact douloureux pour nos sociétés et nos économies mais nous avons les moyens de surmonter ce défi si on souhaite se hisser à la hauteur de l’histoire. Si on analyse la dynamique politique, on constate que le sujet qui était tabou il y a une semaine, aujourd’hui est soutenu par la Commission européenne même si on n’est pas sur un embargo complet. Le curseur politique bouge très vite. Les opinions publiques sont un acteur-clé. Combien de temps les Européens vont-ils accepter que chaque jour, notre argent soit utilisé à hauteur de 700 millions d’euros pour tuer les Ukrainiens ? On les voit mourir et on accueille des millions de réfugiés. Plus la guerre dure, plus la pression est forte sur les décideurs.
Les citoyens européens sont prêts à faire cet effort, à sacrifier leur confort ?
Une partie de l’opinion publique, minoritaire, le fait déjà. La question est très politique. Quel prix sommes-nous, Européens, prêts à payer pour la liberté ? Si on n’est pas disposé à mettre un pull en hiver pour éviter de donner de l’argent à Poutine, je ne donne pas cher de nos démocraties. La démocratie et la liberté, ça se défend.
Ne risque-t-on pas d'une part, de remplacer une dépendance par une autre, et d'autre part, de saper les objectifs climatiques de l’UE en cherchant des alternatives au gaz russe comme le gaz naturel liquéfié ?
Ce que la Commission propose en premier lieu, c'est de remplacer notre dépendance au gaz russe par d'autres types de dépendance, comme le gaz naturel liquéfié. Ce n'est pas à la hauteur des enjeux.
Ce que pourrait encore être un plan européen ambitieux s'articule en cinq points, de la mesure la plus extrême à la moins extrême :
1) le rationnement. C'est très dirigiste mais il faut qu'on en débatte, parce que c'est une mesure extrêmement efficace qui permettrait de réduire notre consommation d'au moins 10 % C'est une mesure qui a été prise dans une grande démocratie qu'est le Japon en 2011 après Fukushima, où ils ont rationné l'électricité ;
2) la sobriété énergétique qui demande des changements structurels de comportement. Ce n'est pas normal de se balader en t-shirt chez soi en hiver. On peut aussi inviter les membres de la famille qui vivent dans une maison mal isolée à passer chez nous un soir par semaine, ou une semaine ;
3) l'efficacité énergétique des bâtiments. Il faut une action publique, en appeler à la responsabilité de chaque État membre, chaque région, chaque ville. On peut aussi discuter avec les syndicats et les entreprises du secteur pour voir si on peut augmenter de manière temporaire la durée légale du temps de travail, comme mesure de crise. L'ouvrier du bâtiment qui rénove une maison chauffée au gaz, il fait quelque chose de concret pour aider l'Ukraine et augmenter la souveraineté énergétique de la Belgique ;
4) développer les renouvelables ;
5) c'est le dernier recours : remplacer le gaz russe par d'autres énergies fossiles qui coûtent horriblement cher. C'est pour ça qu'il faut faire tout le reste avant.
Ce qui se produit maintenant va jouer un rôle d'accélérateur de la transition écologique ?
Le grand changement, c’est la place du gaz dans la transition. Les lobbies gaziers nous ont servi la soupe depuis 15 ans que le gaz naturel était une énergie bas carbone - ce qui est un mensonge, elle est moyen carbone - qui coûte pas cher, qui est sûre, qui va nous aider à réussir la transition. Ce discours-là s’est effondré. Le gaz est une énergie horriblement coûteuse. Nous sommes sur des prix démentiels : fois 10, 15, 20 par rapport aux prix normaux. Cela a pour effet que notre boulimie d’énergie fossile risque de casser la reprise économique post-Covid, par l’inflation, par la hausse des coûts de production… C’est la preuve que dépendre du gaz économiquement, c’est stupide. Et géopolitiquement c’est pareil. Moscou utilise cette arme contre nous.
Cela signifie que le débat sur l'inclusion du nucléaire et du gaz comme énergies de transition dans la taxonomie verte européenne n'est pas clos ?
J'espère qu'il ne l'est pas. Si la taxonomie venait à passer ce serait sidérant. Alors que la taxonomie russe sur la finance durable n'inclut pas le gaz.
Le deuxième impact de la situation actuelle est plus en termes de récit. Parler de climat, ça ne passe pas. Le récit, il est autour de la sécurité énergétique. Mais en fait 95% de ce qu'on doit faire pour la sécurité énergétique répond aux objectifs pour le climat et vice-versa. Si vous avez une maison mal isolée que vous chauffez au gaz et que vous la rénover pour avoir une maison bien isolée chauffée avec des panneaux solaires et des pompes à chaleur, c'est bien pour le climat et bien pour la sécurité énergétique.