Face à l'épidémie, concurrence ou coopération ? Avec Dominique Moïsi, Laurence Folliot Lalliot, Bruno Latour…

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Face à l'épidémie, concurrence ou coopération ? Avec Dominique Moïsi, Laurence Folliot Lalliot, Bruno Latour…

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"La Récompense du devin" du peintre italien Giorgio de Chirico.
"La Récompense du devin" du peintre italien Giorgio de Chirico.
© AFP - FRANCOIS GUILLOT

La Revue de presse des idées. De nombreux intellectuels s’inquiètent que la crise sanitaire, au lieu de renforcer la solidarité, entraine une compétition entre les États.

Le quotidien belge Le Soir titre sur une de ces arnaques qui font chaque jour la Une des journaux régionaux en France et ailleurs : vente illégale de masques par un pharmacien, trafic de respirateurs sur le Bon Coin, tests défectueux vendus à un hôpital. Sauf que cette fois-ci, c’est un État qui en est la victime : la ministre belge de la Santé, Maggie de Block a été contrainte hier de publier un communiqué expliquant qu’un fournisseur peu scrupuleux avait annulé une commande de millions de masques FFP2 « pour tirer profit de la crise sanitaire mondiale »

Car la « guerre contre le Covid-19 » entraîne une guerre commerciale et industrielle qui inquiète un grand nombre d’analystes et d’intellectuels.

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Se partager respirateurs et masques ?

Dans Les Echos, le géopolitologue Dominique Moïsi rappelle que « Ronald Reagan disait que si les Martiens envahissaient la Terre, Américains et Soviétiques sauraient s'unir pour confronter la menace. » et se demande si les grandes puissances, au premier rang desquelles les États-Unis et la Chine, « sauront, face au coronavirus, dépasser leurs divisions ? ». Et avant de se demander si les plus riches accepteront d’aider les plus pauvres, le conseiller à l’Institut Montaigne questionne les Européens : « Sauront-ils dépasser leurs égoïsmes nationaux ? On disait hier, pour expliquer les balbutiements de la défense européenne, que « l'impôt du sang ne se partageait pas ». A l'heure du coronavirus, il semble qu'il en soit de même pour les respirateurs et les masques. »

Concurrence entre Etats

Cette concurrence entre États inquiète également, dans une tribune du Monde, une professeure de droit public, Laurence Folliot Lalliot. Comme l’a montré un colloque en ligne consacré au sujet, « la pénurie de respirateurs, masques et autres tests a créé, une situation inédite de concurrence entre les pays, et même au sein des États entre les acheteurs publics, tels que les municipalités ou les structures hospitalières. » De quoi expliquer le désarroi de la ministre belge de la santé : « Les logiques de l’achat public s’inversent : les vendeurs se retrouvent en position dominante pour fixer les prix et les acheteurs sont en concurrence entre eux. Les prix s’envolent, les achats doivent être approuvés très rapidement, faisant fi des mécanismes administratifs traditionnels d’approbation. Un marché important a ainsi été manqué par une grande ville de Californie parce que le responsable des achats avait mis plus d’une heure à délivrer son autorisation. » Et d’ajouter que « des intermédiaires peu scrupuleux se précipitent en Chine, où les usines redémarrent, pour rafler les stocks afin de les revendre à des prix considérablement plus élevés, sans même vérifier si les lots fabriqués au plus fort de la crise sanitaire répondent aux normes des pays acheteurs. » Outre la mise en danger des soignants et des patients, Laurence Folliot Lalliot s’interroge sur « la mise en place rapide d’une régulation mondiale des approvisionnements sanitaires essentiels à travers l’Organisation mondiale de la santé, via des quotas par exemple, alors que les principaux acteurs mondiaux s’en défient ? Peut-on dégager une solution de coordination au moins européenne ? Quels rôles pour les banques multilatérales dans le soutien aux livraisons des États les plus pauvres ? Faut-il interdire les exportations de produits considérés comme essentiels (54 pays dont la France l’ont déjà décidé) au risque de renforcer la pénurie mondiale ? Quelle place pour les labels et certifications ? Comment réintroduire de la transparence dans un marché devenu opaque ? ».

Peur pour l'Europe

Autant de questions qui auront à terme des conséquences politiques. Dans La Croix, Thierry Chopin, professeur à l’Université catholique de Lille et conseiller spécial à l’Institut Jacques-Delors, s’inquiète de ce que lors du sommet virtuel qui s’est tenu la semaine dernière « le Conseil européen a montré une nouvelle fois son caractère dysfonctionnel : étalage des divisions des États membres, difficulté à prendre des décisions face à la crise… Il a en outre révélé, en effet, la réapparition d’un clivage entre le Nord et le Sud comme pendant la crise grecque. » Or, « en 2020, aucun pays n’est responsable de cette crise sanitaire mondiale qui touche tout le monde. Les oppositions actuelles entre les États et les opinions publiques qui demandent de la solidarité et ceux qui la refusent ont des conséquences très négatives, notamment la dégradation des relations entre chefs d’État et de gouvernement, ce qui ne peut produire que du ressentiment et de la rancœur. L’image est désastreuse… » Il faut donc, selon Thierry Chopin, incarner à nouveau la solidarité européenne en prenant une décision forte et symbolique : « tous les États membres devraient demander l’activation de la clause de solidarité (article 222 du Traité de l’UE), qui oblige l’UE et les pays de l’UE à agir conjointement, et de recourir aux instruments à leur disposition (y compris les moyens militaires) pour porter assistance à un pays de l’UE en cas de catastrophe naturelle ou d’origine humaine. »

Aux frontières de l'Europe

Selon une professeure de droit public et un chercheur de Strasbourg, qui interviennent dans The Conversation, la situation pour l’Europe politique est moins catastrophique. Certes, les politiques de santé restent du ressort des états-membres, mais l’Union n’est pas inactive dans la crise. « Dans le partage de compétences entre l’Union et ses États membres, écrivent Frédérique Berrot et Pierrick Bruyas, la règle est que les États sont les maîtres du jeu pour protéger la santé publique. L’UE possède une compétence d’harmonisation des règles nationales, essentiellement pour garantir la qualité et la sécurité des médicaments ». L’Union peut donc agir en appuyant, coordonnant ou complétant l’action des États membres. Les auteurs de cette contribution pour The Conversation pensent que « l’UE ne ferme pas ses frontières mais les transforme en zones de protection des populations européennes. Ce qui est impératif dans ce nouveau discours, et constitue un changement notable, est le contrôle systématique de toute personne entrant dans l’Union en traversant ses frontières extérieures ».

Révolte européenne ?

Un avis loin d’être partagé par Richard Werly, l’éditorialiste du journal suisse Le Temps, qui, « sans vouloir donner de leçon venant d’un pays tiers mais membre de l’espace Schengen comme la Suisse », exhorte « la Commission européenne à se rebeller publiquement contre les États membres de l’UE obsédés par un intenable statu quo. (…) Le coronavirus doit être le levier d’une révolte européenne où chacun doit savoir distinguer les partenaires fiables de ceux qui ne le sont pas, sauf à risquer de tout perdre. (…) Parce qu’elle crée des solidarités dans l’urgence, mais aussi parce qu’elle démontre le désintérêt croissant d’autres États membres pour toute forme de partage qui ne leur profite pas tout de suite, l’épidémie peut s’avérer, paradoxalement, le formidable accélérateur d’une autre Europe nourrie d’une réelle volonté d’entraide. »

Mélancolie du vide

The Conversation, encore lui, nous offre une réflexion de photographes sur la multiplication de clichés représentant nos villes vidées de leurs habitants. Abordant ce qu’on appelle les « ruin porn » ou « la pornographie des ruines », Cherine Fahd et Sara Oscar, s’interrogent sur le plaisir voyeuriste des ruines, celui de la contemplation de l’échec. Quant à nos rues vides, elles permettent de visualiser, comme dans les tableaux signés De Chirico, « l’étrangeté d’une réalité alternative. » Et elles concluent : « les étagères vides, les restaurants vides, les avions cloués au sol, les aéroports vides, la Mecque dépeuplée de ses fidèles, Trafalgar Square sans touristes : autant de signes du ralentissement de l’activité, de disparition des signes du progrès technique. »

Devenir des interrupteurs de globalisation

De quoi plaire au philosophe Bruno Latour qui, dans AOC, poursuit sa réflexion sur le virus entamée la semaine passée dans une tribune du Monde. Après s’être félicité que la preuve ait été faite qu’on pouvait « suspendre un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger, (…) stopper le « train du progrès » dans un grand crissement de frein », Bruno Latour demande à freiner « ceux qui veulent aller beaucoup plus loin dans la fuite hors du monde planétaire ». Et, partant de l’exemple d’un grossiste hollandais en tulipes pleurant sur sa production hors-sol qui allait disparaître, s’interroger sur la nécessité de vendre ce type de fleurs.  Dans ce texte furieux, Bruno Latour en appelle chacun à devenir des « interrupteurs de globalisation », en imaginant des gestes-barrière « contre chaque élément d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise. »