Une étrange bataille se joue depuis quelques semaines entre les macronistes et la gauche sur la scène européenne. Les armes utilisées – dépôt d’amendements et pugilat sur les réseaux sociaux – sont plutôt classiques. Ce qui l’est moins, c’est que les deux camps qui s’opposent prétendent défendre le même objectif : faire jouer la solidarité européenne pour permettre à l’Union européenne (UE) de sortir par le haut de la crise du coronavirus.
Au cœur de cette controverse se trouvent les « coronabonds », un nouvel instrument qui permettrait à l’UE d’emprunter des centaines de milliards d’euros sur les marchés financiers, avec un double objectif : soutenir la réponse immédiate des Etats européens à la crise sanitaire et financer les futurs plans de relance de l’économie.
Un tel outil semblait encore inenvisageable il y a quelques semaines, tant il heurte la sensibilité des Etats « frugaux » du nord de l’Europe (Allemagne, Pays-Bas…), frileux à l’idée de partager le fardeau budgétaire avec les « cigales » du Sud. Pourtant, à force de pressions, les Vingt-Sept ont fini par en accepter le principe du bout des lèvres le 23 avril.
« Un hold-up sémantique »
Emmanuel Macron, qui s’était engagé en première ligne dans cette bataille des « coronabonds », n’a pas boudé pas son plaisir : pour la première fois, l’UE va accepter de mutualiser une partie de sa dette pour financer une réponse massive et coordonnée à la crise. Le président français s’apprête à réussir là où son prédécesseur François Hollande avait failli, en échouant à convaincre Angela Merkel de mettre en place des « eurobonds » pour répondre à la crise de la zone euro, en 2012.
La gauche européenne, partisane de longue date de la mutualisation européenne de la dette, refuse pourtant de se réjouir du fait que ce verrou saute enfin. Au contraire, écologistes et « insoumis » français dénoncent d’une seule voix une manipulation : les « coronabonds » défendus par Emmanuel Macron n’auraient, en réalité, rien à voir avec les « eurobonds » qu’ils appellent de leurs vœux. « C’est un hold-up sémantique », s’insurge la députée « insoumise » Manon Aubry. Pire : les macronistes auraient sabordé la possibilité d’une véritable mutualisation des dettes, en votant contre au Parlement européen une semaine auparavant, le 16 avril.
Quelques jours plus tard, les macronistes du groupe Renaissance répliquaient en accusant les députés de gauche d’avoir eux-mêmes voté contre les fameux « coronabonds ». De quoi en perdre son espéranto…
Un même mot pour deux idées
Vérification faite, les deux camps ont raison. Pour la simple raison qu’ils ne parlent pas de la même chose. « Il est fréquent en Europe que des propositions différentes portent le même nom, ce qui nourrit la confusion », relève Andreas Eisl, chercheur à l’Institut Jacques-Delors.
Les « coronabonds » version Macron, vers lesquels l’Europe se dirige actuellement, également appelés « recovery bonds » (obligations de relance), s’appuient sur l’Union européenne elle-même qui, pour la première fois, s’endetterait pour alimenter son budget. Au contraire, la vision classique des « eurobonds » et de la mutualisation de la dette, défendue depuis des années par la gauche, est intergouvernementale : les Etats européens ne feraient que se regrouper pour emprunter sur les marchés financiers à de meilleures conditions, et chacun utiliserait les sommes récoltées comme il l’entend.
La différence peut paraître technique, voire anecdotique, mais elle a des implications substantielles.
Où ira l’argent ?
Tout d’abord en termes d’ampleur. Si les pays du Nord acceptent de gonfler le budget européen (qui s’élève actuellement à 150 milliards d’euros) en le perfusant avec des « recovery bonds », celui-ci ne pourra probablement pas être multiplié par dix du jour au lendemain. Aucun chiffre n’a, pour l’instant, été avancé, mais les estimations optimistes tablent sur « plusieurs centaines de milliards ». Le gouvernement espagnol a pourtant estimé qu’il faudrait dégager entre 1 000 et 1 500 milliards pour permettre aux Vingt-Sept de lutter contre le coronavirus et de relancer l’économie.
Avec les « eurobonds » classiques, ce plafond symbolique n’existerait pas : les Etats participants, qui lèvent déjà chaque année sur les marchés plusieurs milliers de milliards de dette individuellement, pourraient s’endetter autant, voire plus, collectivement.
L’autre différence majeure entre les deux projets de « coronabonds » tient à la destination de l’argent. Avec les « eurobonds » classiques, les Etats l’empochent directement et peuvent en faire usage à leur guise.
« Nous craignons que l’UE n’impose des exigences d’austérité et de réformes en contrepartie de ses aides », met en garde l’eurodéputée « insoumise » Manon Aubry
Avec les « recovery bonds », la question n’a pas encore été tranchée : une partie de l’argent pourrait être utilisée directement par l’UE pour aider des secteurs économiques en difficulté ou financer des investissements de relance. Le reste pourrait être reversé aux Etats ou aux régions les plus en difficulté face à la crise sanitaire et économique. Reste à savoir dans quelles proportions et sous quelles conditions : « Nous craignons que l’UE n’impose des exigences d’austérité et de réformes en contrepartie de ses aides », met en garde Manon Aubry. « Nous ne le voulons pas, répond-on du côté du groupe macroniste Renaissance. Par contre, nous souhaitons flécher l’argent en fonction de nos priorités, comme le Green Deal ou la transformation digitale. » Avec, en sous-texte, l’idée de s’assurer que ces sommes sont bien utilisées pour la relance post-épidémie.
Enfin, les deux projets ne pèseraient pas de la même façon sur les finances publiques des Etats à long terme.
Avec les « eurobonds », les gouvernements européens creuseraient leur propre dette nationale en contractant de nouveaux emprunts. Pour les « recovery bonds », cela dépendra des modalités pratiques, qui ne sont pas encore arrêtées. Les « frugaux » Etats du Nord souhaitent que les aides soient accordées aux Etats en difficulté sous la forme de prêts, qui devraient être un jour remboursés. « Cela ne réglera[it] pas le problème de fond [puisque ces Etats] auront simplement un prêt de plus, non pas avec le marché, mais avec le reste de l’Europe », estime Emmanuel Macron, qui plaide pour que les sommes soient plutôt données définitivement, par le biais de transferts financiers. Si cette option était choisie, les « recovery bonds » ne creuseraient donc pas la dette des pays aidés.
Une question de tactique politique
En somme, les deux formes de « coronabonds » poursuivent le même objectif final, mais avec des implications très différentes. Ils pourraient même être utilisés de façon complémentaire. Pourquoi, dès lors, les eurodéputés macronistes n’ont-ils pas voté pour l’amendement de la gauche européenne, qui proposait d’ajouter une référence aux « eurobonds » en plus des « recovery bonds » dans la prise de position du Parlement européen sur la relance post-Covid-19 ? Parce que « ce terme est un repoussoir dans certains pays-clés à convaincre, explique-t-on au sein du groupe Renaissance. Faire accepter les “recovery bonds” à la droite allemande était déjà une victoire. » Comprendre : aller plus loin aurait certainement brisé le fragile compromis négocié en amont entre les grands partis politiques européens. « Certes, mais ils auraient pu trouver une majorité alternative, sans la droite, mais avec la gauche », rétorque Manon Aubry.
La référence aux « eurobonds » ayant été écartée en séance, une grande partie des eurodéputés français de gauche (écologistes, « insoumis » et socialistes) ont choisi de voter contre le texte dans son ensemble, qu’ils jugeaient insuffisant. « Prétendre qu’ils vont solutionner le problème de la dette avec ces “recovery bonds” est faux, parce que cela laisse complètement de côté le problème de la dette des Etats », explique l’eurodéputée « insoumise » Manon Aubry, qui pointe du doigt le cas de l’Italie, endettée à 130 % de son PIB et sous la pression des agences de notation. « Une nouvelle crise des dettes souveraines nous pend au nez si nous ne permettons pas à ces Etats d’emprunter dans de meilleures conditions, avec des “eurobonds” », avertit-elle. « Nous préférons que l’UE s’endette pour transférer les sommes aux pays et aux secteurs les plus touchés par la crise, et investir ensemble dans toute l’Europe », répliquent les macronistes.
« En réalité, les détails pratiques de la mise en œuvre des “coronabonds” seront plus importants que l’instrument choisi », analyse le chercheur Andreas Eisl. Quels seront les montants en jeu ? Optera-t-on pour des prêts ou des transferts ? Autant de choix politiques qui reposent aujourd’hui bien plus sur les gouvernements européens et la Commission que sur le Parlement, où la bataille sémantique continue de faire rage.
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