Rarement un texte législatif national avait suscité une telle levée de boucliers dans et hors de ses frontières avant même sa promulgation. Après les associations de journalistes, de défenseurs des droits des libertés publiques et l’ONU, c’est au tour de l’Union européenne de se prononcer sur la proposition de loi sur la sécurité globale.

Par la voix de l’un de ses porte-parole interrogé par les journalistes, la Commission européenne a fait valoir lundi 23 novembre que, « comme toujours », elle se réservait « le droit d’examiner la législation finale afin de vérifier sa conformité avec le droit de l’UE ».

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Menée par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, la proposition de loi doit être votée ce 24 novembre en première lecture à l’Assemblée nationale. Elle prévoit — entre autres articles décriés — de pénaliser lourdement la diffusion d’images non-floutées de policiers en fonction. Face à la polémique, la Commission européenne a rappelé les règles du jeu : « Lors de l’élaboration de leur législation en matière de sécurité, les États membres doivent respecter le principe de proportionnalité et trouver le juste équilibre entre la garantie de la sécurité publique et la protection des droits et des libertés des citoyens, y compris la liberté d’expression, la liberté des médias, la liberté d’association, le droit au respect de la vie privée et l’accès à l’information. »

Coup de semonce européen

« Ce qui pose problème, c’est que les termes de la loi sont très imprécis », note Annabelle Pena, professeure d’université spécialiste des droits fondamentaux. « À travers cette « intégrité psychique » invoquée [dans le texte, NDLR], on peut mettre n’importe quoi. Or une loi imprécise c’est une loi dangereuse pour les libertés fondamentales. »

Sur le fondement de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, qui défend la liberté d’expression et d’information, la Commission européenne peut légitimement se saisir de cette question.

Si la loi était adoptée, elle pourrait demander des comptes à la France. Dans ce cas, la procédure dite de « recours en manquement » serait engagée. La Commission ouvrirait d’abord un dialogue avec le gouvernement pour le sommer de modifier la loi.

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S’il refuse, l’affaire pourrait aller jusqu’à la Cour de Justice de l’UE. « Si la Cour constate qu’il y a une violation, l’État est censé modifier ce qui pose problème, détaille Araceli Turmo, maîtresse de conférences à l’université de Nantes et spécialiste du droit européen. S’il ne le fait pas, il peut y avoir une deuxième procédure avec imposition d’une amende et astreinte financière. Ça peut prendre des années… »

Peu de chances d’aboutir

Tania Racho, docteure en droit européen spécialisée en droits fondamentaux, doute toutefois que la Commission parvienne à faire aboutir une telle procédure. « Dans les arrêts en manquement ils utilisent généralement d’autres outils juridiques supplémentaires. C’est nouveau pour la Commission de se dire qu’elle utilise la Charte des droits fondamentaux comme ça. L’UE n’a pas de pouvoir sur les droits de l’homme », souligne la juriste.

À moins qu’elle n’invoque à nouveau l’article 7 du Traité de l’UE, comme récemment avec la Hongrie et la Pologne, lequel est censé garantir le respect des valeurs fondamentales. Dans ce cas, le vote des sanctions doit se faire à l’unanimité moins une voix des États membres au Conseil européen. Une gageure.

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Pour Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques Delors, il s’agit aussi pour l’UE de réaffirmer son autorité à l’heure où elle doit batailler pour faire respecter l’État de droit chez ces deux membres récalcitrants : « La Commission a besoin de réagir aussi pour montrer à la Hongrie et à la Pologne, qui sont toujours pointées du doigt, qu’il n’y a pas deux poids deux mesures. » Et de rappeler à tous, France comprise, son rôle de gardienne des traités.