L’Union veut raffermir les liens avec les pays d’Europe qui n’en font pas partie
La guerre en Russie pousse les Vingt-sept à réfléchir à la façon de préserver leur sphère d’influence en Europe.
- Publié le 14-05-2022 à 09h54
- Mis à jour le 15-05-2022 à 19h31
L'idée d'associer étroitement à l'Union européenne des pays du continent qui n'en font pas partie est à nouveau dans l'air du temps. Le président français Emmanuel Macron a suggéré le 9 mai à Strasbourg, de créer une "communauté politique européenne", pour y intégrer, outre les pays des Balkans, l'Ukraine, la Géorgie, la Moldavie, qui rêvent d'Union européenne mais ne sont pas encore prêts à y adhérer ou même le Royaume-Uni, qui l'a quittée. Le même jour à Berlin, le Premier ministre belge Alexander De Croo appelait à une "unification de l'Europe" au-delà des frontières de l'UE. L'ancien président du Conseil italien Enrico Letta, président de l'Institut Jacques Delors, plaide, lui, pour l'établissement d'une "Confédération européenne" de 36 pays.
La réflexion sur la nécessité de fédérer les pays européens autour des valeurs démocratiques a été relancée par l’agression de l’Ukraine par la Russie, qui bouleverse l’ordre du Vieux Continent. Ce projet aux contours encore vagues suscite l’intérêt, mais soulève aussi des interrogations sinon des inquiétudes dans l’Union et en dehors. De quoi parle-t-on ?
1 L’idée d’Europe élargie n’est pas neuve
L'idée de créer en Europe différents espaces de coopération politique, voire d'intégration, dont l'Union serait le cœur, n'est pas neuve. Emmanuel Macron a fait référence à son lointain prédécesseur François Mitterrand, qui avait proposé en 1989 la création d'une confédération européenne. "On est avant la réunification allemande et la fin de l'URSS. Son idée est d'intégrer dans une structure commune l'ensemble des pays du continent, y compris la Russie, ce qui sera l'aspect le plus controversé du projet, surtout aux yeux des pays d'Europe centrale et orientale, et qui entraînera son échec", rembobine Eric Maurice,du bureau bruxellois responsable du bureau bruxellois de la Fondation Robert Schuman.Les pays qui se délivraient du joug soviétique souhaitaient en effet rejoindre la Communauté européenne, non pas un espace annexe aux côtés de l'URSS. Face à un Vieux continent en plein boulversement, François Mitterand s'efforçait en réalité de "maintenir la stabilité, les frontières, les équilibres en l'état. Ca ne correspondant pas à l'air du temps", poursuit M. Maurice.
Après la crise de la zone euro ou le Brexit, certains ont reparlé d'"Europe à plusieurs vitesses", "à géométrie variable", dotée d'un "noyau dur" entouré de "cercles concentriques", qui comprendrait un espace politique plus large que celui de l'UE mais aussi différents niveaux d'intégration au sein de celle-ci - ce qui existe déjà : tous les Vingt-sept n'ont pas pu ou souhaité intégrer l'espace Schengen ou la zone euro. Comportant le risque de freiner davantage l'élargissement ou de créer une Union à la carte (dont rêvait le Royaume-Uni), ces idées n'ont pas abouti mais ne se sont pas évaporées.
2 Pourquoi le concept de "communauté politique européenne" ressurgit-il ?
L'invasion russe de l'Ukraine a changé la donne. Kiev paie ses aspirations atlantistes et européennes, que Moscou veut écraser. Impossible dans ce contexte d'adresser une sèche fin de non-recevoir à l'Ukraine, qui a déposé sa demande d'adhésion dès le début de la guerre, ou à la Géorgie et la Moldavie, qui craignent d'être les prochaines cibles des ambitions impériales russes et cherchent la protection de l'Union face à cette menace. "On ne peut plus éviter l'éléphant dans la pièce qu'est l'élargissement", a admis Alexander de Croo dans son discours sur le futur de l'Europe du 9 mai. "L'élargissement est devenu un impératif stratégique et la pression augmente pour développer de nouvelles formes d'appartenance", note de son côté Janis Emmanouilidis, analyste politique du European Policy Centre.
De fait, il est tout autant impossible d'ouvrir grand et sans délai la porte de l'Union à l'Ukraine, qui avait, déjà avant la guerre, des chantiers de réforme gigantesques à achever et même à entamer avant de pouvoir prétendre au statut de pays candidat. "Le processus leur permettant l'adhésion prendrait plusieurs années, en vérité, sans doute plusieurs décennies", a constaté Emmanuel Macron. Le président français pèche peut-être par pessimisme quant à la durée, mais le risque de perdre le contact avec un pays candidat durant le long processus d'adhésion est réel. Se pose donc la question de la manière de maintenir et d'affermir les liens entre l'Union et ceux qui veulent en être sans attendre qu'ils en deviennent membres. La réponse à y apporter est d'autant plus pressante que l'UE a pris conscience que si elle n'investit pas davantage dans le rapprochement avec les pays de son voisinage, d'autres les attireront dans leur orbite. Par la force, comme la Russie ou par une "stratégie d'investissement agressive" (Alexander De Croo dixit) comme la Chine ou les pays du Golfe dans les Balkans.
Emmanuel Macron a constaté qu'étant donné le "niveau d'intégration et d'ambition" de l'Union européenne (lire : ses exigences pour accueillir de nouveaux membres), celle-ci, "ne peut être à court terme le seul moyen de structurer" géopolitiquement le continent. Il faut donc imaginer autre chose.
3 Un rassemblement autour de valeurs partagées et de coopérations concrètes
L'idée de créer une structure politique abritant l'Union et ses voisins a fait son chemin tôt après le déclenchement de la guerre en Ukraine, confirme un insider. Cette "organisation européenne nouvelle permettrait aux nations européennes démocratiques adhérant à notre socle de valeurs de trouver un nouvel espace de coopération politique", a avancé lundi le président français, dont le pays occupe la présidence tournante du Conseil de l'UE. Pour Alexander De Croo, "[ce qui importe], plus que d'élargir notre Union, c'est d'unir l'Europe. De créer une union économique et une communauté de valeurs avec tous ceux qui, sur notre continent, croient fièrement en la liberté et la démocratie". Lesquels ?
Dans un texte publié dans la revue Le Grand Continent, Enrico Letta identifie au moins neuf pays à intégrer à cette communauté : ceux déjà candidats à l'adhésion que sont la Serbie, l'Albanie, la Macédoine du Nord et le Monténégro, ainsi que le Kosovo, la Bosnie, l'Ukraine, la Géorgie, la Moldavie. Ces pays pourraient bénéficier progressivement des avantages du marché unique ou être intégrés à des programmes communautaires, comme Erasmus. M. Macron évoque également une coopération en matière de sécurité - restera à définir ce que l'UE ferait pour celle de l'Ukraine -, d'énergie, de transport, d'investissements, d'infrastructures… Cette communauté/confédération servirait aussi de forum pour envisager en commun l'avenir de l'Europe. "J'imagine des sommets européens où nous nous réunissons le premier jour au niveau de l'Union et le deuxième jour au niveau de la Confédération", a écrit M. Letta.
4 Qu’adviendrait-il du processus d’élargissement ?
En réalité, ces propositions ont aussi pour objectif de "faire contrepoids au discours dominant qu'il y a un tapis rouge pour l'adhésion de l'Ukraine", confirme une source diplomatique. Autrement dit, de signaler à la Commission que l'ouverture du processus d'adhésion n'est pas l'unique voie pour répondre aux "aspirations européennes" de l'Ukraine. La présidente Ursula von der Leyen a multiplié les déclarations favorables à la demande de Kiev et promis de soumettre dès juin aux Vingt-sept l'avis de la Commission sur la candidature de l'Ukraine. La France, l'Allemagne, le Benelux, l'Espagne, le Portugal, l'Espagne, le Danemark et la Suède appellent à la tempérance. "On partage le souhait d'envoyer aux Ukrainiens un message très fort. Mais pas question de violer la logique de nos procédures et de nos propres règles", poursuit la même source. En d'autres mots, pas question de diluer l'intégrité de l'Union européenne en lançant de manière trop hâtive (à leurs yeux) le processus d'adhésion. Les tensions persistantes avec certains pays devenus membres de l'UE lors des élargissements à l'est de 2004 et de 2007 ont rafraîchi les ardeurs.
Les promoteurs d'une structure européenne élargie assurent cependant qu'elle ne serait pas une alternative à l'élargissement, qui peut se poursuivre en parallèle et même s'accélérer. "L'idée de Macron n'est pas de créer un purgatoire" dont on ne sort jamais, assure une autre source européenne. Il s'agit de rassurer les pays des Balkans qui ont déjà engagé ce processus, l'Ukraine ou même les États membres, principalement d'Europe centrale et orientale, qui voient cette proposition d'un œil méfiant. D'autant qu'elle a été avancée par la France, qui n'a jamais caché sa réticence à la poursuite de l'élargissement tant que l'Union ne réforme pas son fonctionnement. "C'est une idée typique française. Les Français ont toujours voulu fixer les frontières de l'UE, un peu comme à Paris, où on vit soit intra muros soit en périphérie", peste un diplomate d'un pays de l'est de l'Union, qui rappelle que l'Ukraine a besoin de "clarté" sur le fait qu'elle a une chance d'adhérer un jour à l'UE.
La discussion sur ce concept d’unification de l’Europe devrait être lancée par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union lors du sommet de juin. Elle promet d’être animée. La guerre menée par la Russie en Ukraine oblige cependant les Vingt-sept à accélérer la réflexion sur la façon de préserver leurs intérêts stratégiques et d’étendre l’influence de l’Union sur leur continent. Aussi l’idée de créer un vaste espace politique européen a-t-elle peut-être plus de chance de ne pas s’éteindre à peine après avoir été lancée.