Où est passé l’optimisme qui a marqué le début des années 1990? La fin de la guerre froide laissait présager un avenir plus apaisé, plus démocratique et plus prospère pour l’ensemble du monde. Trente ans plus tard, les espoirs ont laissé place à la désillusion. La mondialisation n’a jamais été aussi critiquée, le populisme se diffuse et les rivalités géopolitiques sont loin d’avoir disparu. Pascal Lamy*, ancien directeur de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et coauteur de «Où va le monde?» (Ed. Odile Jacob), revient sur ces trois décennies qui ont bouleversé l’équilibre de la planète.

Capital : Le début des années 1990 a été marqué par deux tournants historiques majeurs: l’effondrement de l’URSS, laissant les Etats-Unis comme seule puissance mondiale, et l’adoption progressive par la Chine de l’économie de marché. Pouvions-nous alors imaginer que Pékin viendrait concurrencer les Américains trente ans plus tard?

Pascal Lamy : Non, l’ascension de la Chine a été bien plus fulgurante que ce que nous pouvions imaginer au début des années 1990, et il existait en effet à l’époque cette impression que le capitalisme libéral des Américains avait définitivement triomphé des autres modèles. Le réveil de la Chine s’était certes produit avant, grâce à Deng Xiaoping, qui a décidé dans sa grande sagesse que Pékin, après des années de fermeture, devait à nouveau rejoindre le monde afin de se moderniser. Mais l’analyse générale des experts de l’époque était que la Chine allait converger avec le modèle économique dominant, et que cela aurait peut-être des conséquences politiques internes, mais personne ne pouvait imaginer qu’ils viendraient un jour concurrencer directement les Etats-Unis.

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La convergence s’est matérialisée au départ avec une ouverture de leur économie bien plus grande que celle de beaucoup d’autres pays émergents, ce qui leur a permis de se développer et de devenir une puissance économique en important des recettes occidentales. Puis, la crise de 2008 et l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping – très différent de ses deux prédécesseurs qui admettaient que le pays s’était développé grâce à ces recettes – ont changé la donne: la Chine a recommencé à diverger du modèle dominant, d’un point de vue économique et politique, en renationalisant et en durcissant sa ligne politique. La nouvelle narration met désormais en avant le rôle prédominant du Parti communiste dans le développement du pays. L’idée de rivalité a alors commencé à s’imposer peu à peu sur le plan économique et géopolitique, et a conduit à la situation que nous connaissons aujourd’hui.

Ont-ils également profité du déclin américain?

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Je ne crois pas à cette théorie du déclin des Etats-Unis, qui demeurent la première puissance mondiale, malgré l’ascension de la Chine. Moins dominante, certes, mais rien n’est écrit. Et dans un monde mû par des changements scientifique et technologique rapides, les Américains ont conservé et conserveront de nombreux atouts.

Il y a trente ans, la construction européenne était encore considérée comme une réussite. Depuis, les pays membres semblent s’être affaiblis et la construction européenne est remise en cause par les mouvements populistes. Ces trente dernières années ont-elles été un échec pour nous?

Si l’on regarde l’Eurobaromètre qui mesure le niveau de soutien au projet européen, il faut remettre en cause cette idée de désaffection des peuples. Celui-ci a certes baissé lors de la crise de 2008, car une division cynique des tâches s’est installée, avec l’Union européenne qui a pris le rôle d’unique responsable de la politique d’austérité, ce qui a été une bêtise. Mais, depuis, le niveau de soutien au projet européen est remonté et a rejoint sa moyenne de long terme, à environ 60-65%. Cela dit, il est vrai que l’opposition à Bruxelles est beaucoup plus visible depuis quelques années, car elle s’est organisée et se fait entendre, en particulier en France et en Italie. De plus, l’intégration des pays de l’Est, qui ont une histoire différente, joue aussi dans cette impression de montée d’un sentiment antieuropéen, car le discours «nous ne sommes pas sortis de la tutelle de Moscou pour passer sous le joug de Bruxelles» fonctionne politiquement.

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On peut bien sûr penser que le Brexit est un échec, mais le Royaume-Uni a toujours été un cas particulier à cause de son histoire. Tout cela ne suffit pas pour dire que les trente dernières années de construction européenne ont été un échec. Si l’on regarde les chiffres et les faits, l’intégration économique n’a en effet jamais cessé de progresser pendant ces trois décennies, avec la création de l’euro ou plus récemment la mise en place d’un plan de relance européen. Il y a certes eu des moments de pause, mais jamais de recul!

Cela dit, il faut reconnaître que l’intégration économique n’a pas été suffisante pour enclencher une intégration politique, alors que nous pouvions encore l’imaginer au début des années 1990… Les pères fondateurs de l’Union européenne se sont trompés sur cela: il y a une barrière des espèces entre l’union économique et l’union politique, c’est beaucoup plus long et compliqué que l’on pensait, pour des raisons anthropologiques, liées à un sentiment d’appartenance, à des symboles et à des mythes. Mais nous pouvons être optimistes: le modèle européen a encore de beaux jours devant lui.

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Nous pouvons être pionniers dans certains domaines, comme la lutte contre le changement climatique: les élections de 2009 ont montré qu’il s’agissait d’une demande forte et spécifique des électeurs européens. Nous allons donc continuer à avoir notre place, à faire vivre et à proposer un modèle différent des deux géants américains et chinois dont la rivalité va continuer à structurer notre monde dans les décennies à venir.

Certains pensaient que la chute du communisme allait marquer la «fin de l'histoire» et l'avènement d'un monde pacifié et démocratisé partout. Est-ce le cas? Est-ce que la démocratie a progressé pendant ces trente ans?

Cela a été le cas dans les années 1990, mais depuis le milieu des années 2000 la tendance s’est inversée. Ce qui n’a pas empêché le sort du monde de s’améliorer globalement, si l’on regarde des indicateurs comme l’alphabétisation ou la nutrition ou le statut des femmes! Dans le monde occidental, il est vrai que l’on observe depuis une dizaine d’années une poussée des mouvements antidémocratiques, due à la peur du déclassement. La crise de 2008 a en effet montré deux choses: les systèmes de sécurité sociale hérités du passé ne sont plus adaptés au monde actuel, et le virage néolibéral de Reagan et Thatcher n’est plus soutenable. Ces deux éléments ont conduit à une forte remise en question des démocraties libérales.

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Comment a évolué la place de la France dans le monde? Avons-nous encore les moyens de nos ambitions planétaires?

Avec notamment la Suisse, Israël et Singapour, la France fait toujours partie d’un club restreint et privilégié de pays, ceux dont l’influence politique est beaucoup plus forte que leur poids économique ou que leur puissance technologique et scientifique. En plus de cela, notre histoire fait que notre tradition de présence et d’influence mondiale demeure forte. Mais si nous avons pu conserver ce statut, c’est grâce à l’intégration européenne, qui a masqué nos problèmes économiques et de compétitivité, et nous a permis de jouer un rôle de moteur. L’Union européenne a été un bon calcul pour la France jusqu’à présent.

Ces trente dernières années, les «pays du tiers-monde» ont disparu pour laisser place aux «pays émergents» ou «en développement». Ont-ils véritablement bénéficié du mouvement de mondialisation? Cette globalisation peut-elle leur permettre de sortir de cet état «émergent» pour devenir de véritables puissances?

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Oui, ils en ont bénéficié dans l’ensemble, même si cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de sérieux dégâts dans certains endroits. Il faut différencier les pays émergents, comme la Chine, le Mexique, la Turquie ou l’Inde par exemple, des autres pays en développement qui sont dans une situation très différente. L’Inde va notamment prendre sa place, en profitant du trou d’air démographique que va connaître la Chine. Cela dit, la pandémie que nous sommes en train de vivre va laisser des traces pendant de nombreuses années: pour la première fois depuis longtemps, les taux de croissance des pays en développement et des émergents vont être inférieurs à ceux des pays développés.

Les institutions multilatérales semblent bloquées depuis de nombreuses années, la mondialisation est critiquée, les tensions géopolitiques semblent revenir: comment expliquer cet abandon de la coopération internationale et cette résurgence du conflit?

Il est vrai que le système multilatéral, qui a continué à se développer jusqu’au milieu des années 1990, s’est peu à peu bloqué – à quelques exceptions près, comme les Objectifs du millénaire pour le développement (réduire l’extrême pauvreté et la faim, assurer à tous l’éducation primaire, etc., des objectifs adoptés en 2000 par l’ONU et d’autres organisations internationales, NDLR) –, car il a été conçu par une seule partie du monde, et qu’il faut maintenant gérer avec les autres pays qui n’avaient jusqu’alors pas été beaucoup consultés.

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Les rivalités géopolitiques sont venues s’ajouter à cela et gripper encore plus le système. Cela dit, la coopération internationale s’est renforcée dans d’autres domaines, qui ne font pas partie du monopole régalien, comme la science. Et une société civile internationale s’est constituée entre-temps. C’est sur ces bases qu’est né le Forum de Paris sur la paix.

A quoi pouvons-nous nous attendre pour les trente prochaines années? Comment l’équilibre du monde pourrait-il être à nouveau bouleversé?

Ce qui a fait changer le monde et le fera changer à l’avenir, ce sont les évolutions technologiques. La science ainsi que la digitalisation vont continuer à bouleverser la planète dans les prochaines années et à accélérer le basculement de l’Ouest vers l’Est asiatique. Toute la question est de savoir ce qu’on va en faire. Trois modèles vont se concurrencer, celui des Etats-Unis, de la Chine et de l’Union européenne. S’ils finissent par converger et à ralentir sérieusement le changement climatique, il y aura un apaisement, sinon nous pouvons nous attendre à un monde en conflit. Et j’espère bien sûr que le modèle humaniste européen ne sera pas submergé par les deux autres.

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L'économie mondiale en 1991 vs en 2021

En 1991

Part de chaque région dans le PIB mondial. Banque mondiale

En 1991, après l’éclatement de l’URSS, les Etats-Unis dominaient le monde de façon écrasante. Un tiers de la richesse produite sur la planète l’était sur leur territoire ! La Chine, qui venait tout juste d’engager sa révolution libérale, n’était encore qu’un nain économique : son PIB était deux fois plus faible que celui de la France !

En 2021

Part de chaque région dans le PIB mondial. Banque mondiale
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Trente ans plus tard, la carte de l’économie mondiale a été complètement redessinée. Les Etats-Unis restent la première puissance devant l’Europe, mais la Chine a comblé une grande partie de son retard. L’Amérique latine, en revanche, reste à la traîne, tout comme l’Afrique, dont la population a pourtant doublé pendant ces trois décennies.

Les indicateurs cléfs

  • Les échanges commerciaux internationaux ont bondi

Volume des échanges commerciaux exprimés en pourcentage du PIB (source : Banque mondiale) :

1991 : 38%
2019 : 58%

  • La grande pauvreté a été divisée par quatre

Pourcentage de la population mondiale vivant avec moins de 1,90 dollar par jour (source : Banque mondiale).

1991 : 36%
2020 : 9,2%

  • Les émissions de gaz à effet de serre ont explosé

Evolution des émissions mondiales de CO2, en milliards de tonnes (source : Global Carbon Project) :

1991 : 23,17%
2020 : 34,07%

  • Le monde est plus démocratique

Nombre de démocraties dans le monde (source : Our World in Data) :

1991 : 67
2018 : 99

  • Le poids économique de la France s’est réduit
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Part de la France dans la production mondiale (source : Banque mondiale) :

1991 : 5,3%
2021 : 3,97%

*Ex-commissaire européen pour le commerce, Pascal Lamy est actuellement président émérite de l’Institut Jacques Delors.

>> Cet article est issu du nouveau Capital. Retrouvez notre dossier complet dans le numéro en kiosque ou en version numérique.

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