Non, l’Allemagne n’a pas ouvert de nouvelles centrales à charbon pour compenser la fermeture des centrales nucléaires
Amorcée il y a plus de 20 ans, la sortie du nucléaire en Allemagne s’est traduite par un moindre recours au charbon et un fort développement des énergies renouvelables.
- Publié le 20-01-2022 à 15h21
- Mis à jour le 20-01-2022 à 17h40
À 80 jours du premier tour des élections présidentielles françaises, les candidats et leurs soutiens sont sur tous les plateaux à coups chiffres - parfois faux - pour défendre leurs idées sur les grands thèmes de campagne. Ce lundi, c'est le président du Rassemblement National (RN), Jordan Bardella, qui était l'invité de la matinale de France Info. Interrogé sur le programme énergétique de son parti, le député européen d'extrême droite a promis de mettre un terme aux fermetures de centrales nucléaires menées sous le quinquennat actuel en cas d'élection de Marine Le Pen. La raison, selon Jordan Bardella, est aussi stratégique qu'environnementale, citant dans la foulée le cas de l'Allemagne, qui "après avoir fermé ses centrales nucléaires, a été contrainte de rouvrir ses centrales à charbon".
Cet argument cache pourtant une idée reçue, maintes fois relatée (ici ou là). Affirmer que l'Allemagne a dû compenser la sortie du nucléaire par le charbon est tout bonnement incorrect. Et pour preuve : sur les vingt dernières années, la part du charbon dans le mix électrique allemand * (Voir note ci-dessous) a été divisée par deux, celle du nucléaire par trois, tandis que celle des renouvelables a été multipliée par sept. Au cours de la même période, la consommation finale d'électricité allemande a d'abord connu une hausse constante jusqu'à atteindre un pic en 2007 avant de progressivement diminuer et atteindre aujourd'hui un niveau en-deçà de celui de 2000.
Selon une étude de l'Institut Jacques Delors, le "tournant énergétique" allemand, amorcé au début du siècle par le premier gouvernement de coalition entre les sociaux-démocrates (SPD) et les Verts - et accéléré suite à la catastrophe de Fukushima - devrait bel et bien atteindre ses objectifs. "Les énergies éoliennes et solaires ont progressé de manière spectaculaire, au point de permettre à l'Allemagne d'entamer le chemin qui devrait l'amener à sortir du nucléaire dès 2022, et à sortir du charbon avant 2038" écrit Thomas Pellerin-Carlin, directeur du Centre Energy de l'Institut. Des ambitions énergétiques prises à bras-le-corps par le nouveau gouvernement d'Olaf Scholz, qui prévoit, notamment, que d'ici quatre ans, "2% de la superficie terrestre [de l'Allemagne] devront être affectés à l'énergie éolienne terrestre".
Le délicat calcul du nombre de centrales nucléaires et à charbon
Pourquoi mesurer l’évolution de la capacité d’électricité plutôt que celle du nombre de centrales, comme le fait Jordan Bardella ? “Parce que ce qui compte ce n'est pas le nombre de centrales” explique Murielle Gagnebin, cheffe de projet en politique énergétique de l’Union Européenne au sein de l'institut de recherches Agora Energiewende. En effet, “leur nombre total varie en fonction du périmètre dont on tient compte : il y a celles qui produisent uniquement de l'électricité, celles qui produisent et de la chaleur et de l’électricité (réseau de chaleur urbain, industrie) et de nombreuses petites centrales qui servent directement les besoins de l’industrie en vapeur”.
D'où la bataille des chiffres sur la quantité exacte de centrales à charbon en Allemagne. Certains avancent qu'il y avait 84 centrales en 2010 et 63 aujourd'hui, d'autres mentionnent 106 centrales en 2016, quand le rapport du Forum Ökologisch-Soziale Marktwirtschaft indique qu'il y avait 157 centrales en 2015. Quel que soit le total, la capacité installée en gigawatts (GW) des centrales à charbon a bel et bien diminué ces deux dernières décennies. Ces centrales avaient une capacité installée d'environ 50 GW en 2000, 48 GW en 2010 et 35 GW en 2020.
Quid de la nouvelle centrale à charbon qui a ouvert ses portes en 2020 dans la région de la Ruhr ? “Sa construction, qui a débuté en 2007, a pris beaucoup de temps à cause de nombreux contentieux judiciaires. Elle s’est poursuivie, malgré les contestations d’associations écologistes, car les investissements étaient déjà là” explique la spécialiste de la coopération franco-allemande sur l'énergie.
En ce qui concerne les centrales nucléaires, c'est la même logique : peu importe leur nombre, l'essentiel c'est ce qu'elles produisent comme électricité. Ceci étant dit, l'évolution du nombre de centrales nucléaires est bien mieux documentée que pour les centrales à charbon : 17 avant 2010 et 3 aujourd'hui. Ces centrales avaient une capacité de 22,1 GW en 2000, 12,67 GW en 2011 (après la fermeture de 8 d'entre elles), et 4,27 GW aujourd'hui.
Contrairement à ce qu’affirme Jordan Bardella, le nombre et la capacité de production des centrales à charbon et celui des centrales nucléaires a diminué dans le contexte de la transition énergétique allemande : “le développement des renouvelables a donc plus que compensé la baisse du nucléaire et du charbon” indique ainsi Murielle Gagnebin du think tank Agora Energiewende.
Une électricité allemande dénucléarisée, mais pas décarbonée
Dénucléarisée, l'électricité allemande n'en reste pas moins très carbonée. En choisissant de sortir du nucléaire, Berlin s'est heurté à un autre défi : celui de ses émissions de gaz à effet de serre. Son ambition est d'atteindre un minimum de 80% de renouvelables dans la consommation finale brute d'électricité d'ici 2050, mais à l'heure actuelle, l'Allemagne s'appuie encore sur ses centrales à charbon et surtout à gaz, deux sources d'électricité "très sales en termes d'empreinte carbone" souligne Murielle Gagnebin.
En effet, selon les calculs (du plus optimiste au plus pessimiste) des experts du Groupe Intergouvernemental d'Experts sur le Climat (GIEC), l'énergie nucléaire émettrait entre 3,7 et 110 grammes de CO2 par KiloWattheure (KWh) produit, contre 740 et 910 grammes pour le charbon et entre 410 et 650 grammes pour le gaz.
Entre 2000 et 2020, la part du gaz - largement importé de Russie, qui pose par ailleurs question sur le plan géopolitique - dans le mix électrique allemand est passée de 9% à 16%. De quoi se placer parmi les cancres européens en matière d'émissions de gaz à effet de serre.
Même si ces dernières ont fortement baissé depuis 1990 sur tout le continent (plus fortement en Allemagne qu'en France) en raison de la hausse du prix du CO2 dans le marché européen du carbone, l'Allemagne émettait en septembre 2021 quasiment 11 fois plus de grammes de carbone par KWh d'électricité que la France. Ce qui s'explique notamment par la prépondérance dans le mix électrique français du nucléaire (environ 70%), une énergie bas carbone dont les conséquences écologiques (entre autres, celle des déchets toxiques) restent toutefois significatives.
Dans le contexte actuel de risque de pénurie d'électricité, Paris a décidé de faire tourner à plein régime ces deux centrales à charbon encore en activité sur son territoire.
2021, année exceptionnelle ?
Si les chiffres finalisés ne sont pas encore disponibles, on remarque que 2021 devrait être marqué par une baisse de 8.7% de la production électrique issue des énergies renouvelables en Allemagne par rapport à l'année précédente. Une comparaison délicate pour Thomas Pellerin-Carlin, car "prendre comme point de référence l'année 2020, c'est politiquement intéressant mais ça n'a aucun sens sur ce sujet de la production et consommation d'électricité". En effet, si la demande d'électricité est repartie à la hausse en 2021 (+3.5%), ce n'est que pour retrouver un niveau "pré-pandémique" après avoir baissé lorsque l'Allemagne était confinée (-2.1%).
La chute des sources renouvelables dans le mix électrique allemand en 2021 trouve une première explication du côté des mauvaises conditions météorologiques, qui ont eu raison des éoliennes comme l’explique Murielle Gagnebin : “il y a eu une baisse de production renouvelable du fait de plus faibles conditions de vent pendant l'hiver du début de l'année 2021”.
Face à l'insuffisante production électrique verte et à la quasi-disparition du nucléaire, deux choix s'offraient aux producteurs d'électricité allemands pour compenser la hausse de la demande : le charbon ou le gaz. Ce dernier a été écarté en raison de la flambée de son prix ces derniers mois. Les effets du marché ont alors privilégié le charbon. Sa part dans le mix électrique allemand s'est envolée, avoisinant aujourd'hui les 28 % (contre 23% en 2020).
L'Allemagne n'est pas un cas isolé. La hausse du charbon dans les mix électriques nationaux est un phénomène mondial comme l'indique le dernier rapport de l'Agence internationale de l'énergie. "Après avoir décliné en 2019 et 2020, la production d'électricité à partir du charbon a augmenté d'environ 9%, soit un nouveau record historique. Le charbon a satisfait plus de la moitié de la demande supplémentaire en 2021, augmentant - en valeurs absolues - plus vite que les énergies renouvelables, une première depuis 2013".
Affirmer que l’Allemagne a augmenté sa production d'électricité à partir du charbon pour compenser les fermetures des centrales nucléaires est faux. En deux décennies, le charbon et le nucléaire ont diminué drastiquement dans le mix électrique allemand. En revanche, sur l’année 2021, la part du charbon a augmenté, pour des raisons moins structurelles que conjoncturelles. L’Allemagne envisage d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2045.
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* Ne pas confondre mix énergétique et mix électrique : le premier concerne l’origine de l’énergie prise dans son ensemble dans un pays (chauffage, électricité, transport, etc.) tandis que le second renseigne spécifiquement sur l'origine de l'électricité.