"Je n'ai jamais été aussi heureux d'arriver second." Le soir des législatives du 15 octobre, Donald Tusk a explosé de joie. Vêtu de sa fameuse chemise blanche avec, brodé sur la poitrine, un cœur rouge, le symbole de sa campagne, il a vite fait le calcul: le parti national conservateur Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis huit ans, arrive certes en tête, mais de justesse, sans pouvoir réunir une coalition majoritaire.
En revanche, l'ex-président du Conseil européen rentré de Bruxelles depuis un an et demi à peine pourra former un gouvernement en s'alliant aux centristes et à la gauche. Les tractations des semaines qui ont suivi ont été longues et tendues. Proche du PiS, le président de la République Andrzej Duda a fait traîner les procédures, mais finalement, il vient de se résigner à nommer Tusk Premier ministre de la Pologne.
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Une sacrée victoire obtenue après une bataille électorale acharnée, violente, où insultes et coups bas ont fusé. "Je n'aurais jamais imaginé qu'il y mettrait autant d'ardeur, admet la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland, qui le connaît depuis toujours. Son succès force l'admiration."
Une entreprise de peinture
Tout aussi dithyrambique, le patron des patrons, Maciej Witucki souligne: "Sans lui, la victoire n'aurait pas été possible. Il a été courageux, incarnant l'opposition, prenant sur lui les flots de dénigrements orchestrés par le pouvoir et relayés par la télévision publique. Sous sa direction, la Pologne est le premier pays à avoir chassé les populistes, qui plus est de façon pacifique, comme elle s'était débarrassée du communisme en 1989."
Pendant la campagne, Tusk, en bon stratège, a évité de polariser les débats, à rebours de ses adversaires, se présentant comme le plus consensuel. Il est ainsi parvenu à mobiliser les électeurs centristes et à augmenter la participation au vote, notamment celle des femmes.
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Défié et secoué ces dernières années par les coups de boutoir des souverainistes de Varsovie, avec des restrictions au droit à l'avortement et à l'indépendance de la justice, Bruxelles a lui aussi poussé un énorme ouf de soulagement. "Il a prouvé que l'Europe n'est pas inévitablement impopulaire", apprécie le président de l'Institut Jacques Delors, Enrico Letta. Ex-ambassadeur allemand à Varsovie et vice-président de l'institut berlinois pour la politique internationale (DGAP), Rolf Nikel y voit "un augure rassurant pour les élections européennes de juin". Surtout après les récentes victoires de la droite dure en Slovaquie et aux Pays-Bas.
Quel incroyable come-back, en tout cas, pour Donald Tusk, dont la vie politique a été jalonnée de hauts et de bas. Issu d'une famille de la minorité allemande cachoube de Poméranie, une région du nord du pays, et élevé dans la Pologne communiste, à Gdansk, la cité portuaire des bords de la Baltique, il a été influencé très jeune par le combat du syndicat clandestin Solidarnosc et par son charismatique président, Lech Walesa, dont, étudiant, il est devenu proche.
Le 4 juin 2023, à la manifestation de l'opposition à Varsovie. Au côté du fondateur de Solidarnosc, Lech Walesa, dont il est proche depuis ses années d'étudiant à Gdansk, le candidat mène cette marche suivie par 1 million de personnes. Un record depuis la chute du Mur de Berlin. (Photo: Kacper Pempel/Reuters)
Son diplôme d'histoire en poche, celui qui à l'époque était d'un roux flamboyant fait un peu de business, fondant une entreprise de peinture avant d'être élu député à la Diète, la chambre basse du Parlement, puis, plus tard, au Sénat, dont il devient vice-président. Dans ces années-là, il cofonde plusieurs partis politiques de tendance libérale.
"Un vrai leader"
En 2005, il est battu à l'élection présidentielle face au PiS, dont le président Jaroslaw Kaczynski reste aujourd'hui encore l'un de ses ennemis les plus acharnés, au point d'avoir clamé au printemps: "Tusk est la personnification du mal en Pologne." Editorialiste à l'hebdomadaire conservateur Sieci, la politologue Aleksandra Rybinska le juge sévèrement: "Il a privilégié le business et le capital, se désintéressant du peuple." Son goût ostentatoire pour les vins fins et les gros cigares l'a ancré dans l'imagerie populaire d'une élite arrogante.
En novembre 2007, lors de son intronisation comme Premier ministre par Lech Kaczynski. Défait face au PiS à la présidentielle de 2005, Tusk prend vite sa revanche aux législatives et gouvernera le pays durant presque sept ans. (Photo: Peter Andrews/Reuters)
Premier ministre au moment de la crise économique de 2008, il a toutefois évité la récession à son pays, en attirant les multinationales étrangères, américaines et allemandes, avec de copieux allègements fiscaux. Il a ainsi dopé la croissance, qui s'est envolée, dépassant certaines années les 4%. Mais son libéralisme échevelé, ainsi que son ancrage aveugle à l'Allemagne (on le surnommait "le mari de Merkel") ont fini par le rendre très impopulaire. En 2015, le PiS l'évince du pouvoir et il part à Bruxelles prendre les rênes du Conseil européen.
Le 13 mai 2010, avec son épouse et Angela Merkel, à Aix-la-Chapelle. Proche de la chancelière allemande, au point d'être surnommé "le mari de Merkel" par ses détracteurs, le Polonais reçoit le Prix Charlemagne de l'Européen de l'année. (Photo: Johannes Eisele/Reuters)
Quel Premier ministre sera-t-il aujourd'hui, lui qui a promis "un ancrage vers la modernité et la tolérance"? Un libéral, certes, entouré d'une poignée de fidèles qui le suivent depuis quinze ans. Mais aussi un homme plus mûr, moins dogmatique qu'avant. Longtemps très clivant, le politique a mis de l'eau dans son vin. La réalisatrice Agnieszka Holland l'a vu évoluer: "Il a perçu que la société polonaise avait changé, bien avant d'autres politiciens de premier plan, qui sont restés prudents, passifs et angoissés. Comme Tusk s'appuie beaucoup sur les sondages, il s'est adapté, sans doute aussi par opportunisme ou cynisme. En tout cas, il a eu le courage d'être à l'avant-garde. En cela, c'est un vrai leader."
Restaurer la confiance
Pendant la campagne, le sexagénaire a présenté un programme en 100 points, qu'il souhaite dérouler dès son arrivée aux affaires. Politologue à l'ONG Democracy Reporting International, Jakub Jaraczewski l'analyse en distinguant "trois types de mesures: celles pour réparer les dommages causés par le PiS, comme une remise en cause de la réforme judiciaire; celles qui vont poursuivre la politique du PiS, notamment pour sortir de la dépendance avec la Russie en favorisant le réarmement; enfin, il y a les mesures qui accompagnent un tournant sociétal, par exemple en autorisant l'union de couples de même sexe ou l'IVG". Depuis un an, Tusk martèle: "L'avortement est la décision d'une femme, pas celle d'un prêtre, d'un procureur ou d'un militant. Nous l'avons inscrit comme projet spécifique et nous le proposerons à la Diète le premier jour."
Le 11 décembre 2023, au Parlement, à Varsovie. Dix ans après avoir occupé le poste, Tusk mène la bataille pour obtenir la confiance de la Diète, la chambre basse. (Omar Marques/Getty Images via AFP)
Un programme coûteux, estimé à 26 milliards d'euros par Piotr Arak, président du Polish Economic Institute (PIE), si les mesures des trois partis de la coalition étaient toutes mises en œuvre en 2024. L'expert nuance cependant: "Certains points de ces programmes s'excluent mutuellement, ce qui va obliger à négocier des priorités, et à en retarder, voire en éliminer quelques-uns."
Les mois à venir permettront d'en apprendre davantage, d'autant que contrairement à l'Allemagne, qui signe des contrats de coalition détaillés d'une centaine de pages, celui de la Pologne est succinct et non public. Reste à savoir quelles marges de manœuvre aura le nouveau Premier ministre. Jusqu'au début de 2025, il sera en cohabitation avec le président Duda, qui pourra lui mettre des bâtons dans les roues, en opposant son veto à chaque projet de loi qui lui déplaît. Un proche de Tusk reste optimiste. "Duda aspire à une carrière internationale, il lorgne le secrétariat général de l'Otan. Il ne voudra pas abîmer davantage son image à l'étranger et mettra de l'eau dans son vin."
Qu'attendre désormais de la Pologne sur la scène européenne? Une relation plus apaisée, sans conteste, au grand soulagement de Bruxelles qui a vu ce grand pays de l'Est dériver vers l'autoritarisme, alors que la guerre entre Kiev et Moscou fait rage aux portes de l'Union. Directeur du bureau polonais du Conseil européen des relations étrangères (EFCR), Piotr Buras confirme: "La Pologne sera un acteur plus constructif. Elle cherchera à réparer les relations avec les partenaires clés comme l'Allemagne et à restaurer la confiance dans ses références proeuropéennes."
Ainsi Varsovie devrait-il pouvoir récupérer les 39 milliards d'euros du plan de relance post-Covid, que l'Union a gelés en rétorsion aux atteintes à l'Etat de droit. Mais Tusk, que la bulle bruxelloise appelle "Teusk" à l'américaine, au lieu de "Tousk", ne sera pas forcément le gentil Européen que beaucoup d'eurolâtres espèrent. Pour plaire à ses électeurs, il a notamment promis qu'il resterait inflexible sur les questions migratoires.
"Européen de l'année"
Au Conseil européen, il a laissé le souvenir d'un président un peu falot, parfois maladroit. L'ambassadeur à Paris d'un pays de l'Est se souvient: "Au début son anglais était faible, il s'accrochait à ses notes, lisait comme un robot. C'est l'un de ses adjoints, un Danois, qui lui préparait les documents de travail pour les négociations." Puis Tusk a beaucoup bossé, et même fait des blagues: "I polish my English", jouant sur le double sens de "polish", polonais et polir.
En avril 2019, avec la Première ministre britannique Theresa May, à Bruxelles. Président du Conseil européen, il a fermement combattu le Brexit, avec rage et passion. (Olivier Hoslet/Various Sources/AFP)
Son entourage de l'époque jure qu'il a énormément agi en coulisses. Lui a parlé d'un mandat comparable "à un scénario à la Hitchcock, avec la crise grecque, les flux migratoires, le Brexit". Sur ce dernier dossier il s'est démené, y a mis rage et passion, a envoyé des messages vengeurs sur les réseaux sociaux, souhaitant aux brexiters de finir "dans une place spéciale en enfer". A ceux qui ont critiqué un tel ton qui ne sied pas à un eurocrate de haut rang, il a rétorqué: "Je suis politique, pas diplomate."
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"Tusk a énormément profité de son séjour à Bruxelles, observe le patron Maciej Witucki. Il est y est parti en politique habile, il en est revenu en homme d'Etat aguerri." Il va devoir confirmer son bon score aux législatives. Des élections régionales sont prévues au printemps, puis viendront, en juin, les européennes, et enfin, en janvier 2025, la Pologne prendra la présidence tournante de l'Union. Autant d'occasions d'avoir les yeux braqués vers un Donald Tusk qui a été couronné, fin novembre, "Européen de l'année" par le site Politico et qui ne se lasse jamais de répéter: "Je viens d'un pays qui croit profondément à ce que signifie l'Europe."