Pourquoi Bruxelles veut exclure plusieurs pays partenaires de projets scientifiques dans le quantique et le spatial
Depuis un mois, une proposition de la Commission européenne émeut la communauté scientifique et la diplomatie européenne : elle vise à restreindre l’accès de ses pays partenaires à des projets de recherche jugés stratégiques dans le quantique et le spatial. Le débat fait écho à la volonté d’autonomie stratégique portée par Bruxelles et à la nouvelle place de la recherche sur la scène géopolitique.
C’est un détail juridique du grand plan pour la recherche de l’Union européenne, mais il est symbolique et fait débat. Parmi les 95,5 milliards d’euros prévus par le plan Horizon Europe – qui organise la recherche scientifique dans l’espace communautaire pour la période 2021-2027 – une faible partie des projets financés ne devrait pas être accessible à tous.
Concrètement : les pays habituellement partenaires de l’Union européenne (UE) et du programme Horizon – en premier lieu la Suisse, le Royaume-Uni et Israël – pourraient se voir exclus des recherches les plus stratégiques concernant le spatial et l’informatique quantique, a révélé le site d’information spécialisé Science Business début mars.
De quoi susciter l’ire des pays concernés, mais aussi de plusieurs membres de l’Union européenne. En avril, l’Allemagne, le Danemark et plusieurs autres pays européens ont fait part à Bruxelles de leur désapprobation vis-à-vis du projet, rapportent Politico et le Financial Times. Une lutte dans laquelle les enjeux scientifiques se mêlent à une nouvelle géopolitique, dans laquelle la recherche prend une place stratégique.
Tournant significatif
“Le règlement concernant Horizon Europe, tel qu’accepté par le Conseil européen et le Parlement, prévoit que l’UE aura la possibilité de limiter la participation à certaines entités sélectionnées dans le cas où il existe un besoin justifié de préserver les atouts stratégiques, les intérêts ou la sécurité de l’union”, confirme un porte-parole de la Commission européenne à L’Usine Nouvelle. Rappelant que “les discussions sont toujours en cours", il précise que les restrictions “seront exceptionnelles et limitées au minimum nécessaire absolu”, en insistant sur le caractère globalement ouvert du programme de recherche européen.
“La proposition n’a pas encore été entérinée, mais il s’agirait d’un tournant significatif dans la conduite des projets européens de coopération en matière de recherche”, éclaire Elvire Fabry, politologue à l’Institut Jacques Delors et spécialiste des questions industrielles. Pour lire le politique derrière le langage techno-administratif, elle décode : “cette idée illustre l'impact du nouveau contexte géopolitique sur l'économie et le commerce, mais aussi sur la recherche et l’innovation car ces politiques sont aujourd’hui étroitement connectées”. Au centre : le concept d’ “autonomie stratégique”, une idée portée par la Commission Van Der Leyen pour renforcer la position de l’industrie européenne sur la scène internationale, et dont la définition et les objectifs concrets font l'objet de débats houleux entre les Etats européens.
La recherche, terrain géopolitique
En gros, les coopérations scientifiques deviennent un enjeu géopolitique. “Alors que la rivalité de la Chine et des Etats-Unis se renforce sur le terrain technologique, l’Europe entend se maintenir à distance - bien que ce ne soit pas à équidistance - en protégeant sa propriété intellectuelle et en renforçant ses propres capacités industrielles”, résume Elvire Fabry. “Il est aussi possible d’imaginer que la Commission ait voulu donner un coup de patte vis-à-vis du Royaume-Uni et de la Suisse, deux partenaires avec lesquels la coopération est devenue plus compliquée”, ajoute la politologue.
Ce n’est pas la première fois que des restrictions sont envisagées. D’abord, si tous les pays peuvent participer à des programmes de recherche, seuls les membres de l’UE et les pays associés (qui, comme Israël ou la Suisse, mettent la main au porte-monnaie pour le programme Horizon) ne subissent théoriquement pas de limites. Là où les autres doivent prouver leur caractère indispensable aux recherches pour bénéficier de financements. Surtout, des restrictions stratégiques ont déjà été considérées dans d'autres programmes européens, par exemple dans la nouvelle version du fonds européen pour la défense, pour lequel les industriels français de l’aéronautique militent pour un accès restreint des pays tiers, et en premier lieu des Etats-Unis.
Reste que la recherche, et son idéal de coopération sans frontière, a une autre image. D’où une levée de boucliers de nombreux scientifiques, à l’image du prix Nobel français Serge Haroche, qui a pris position dans les colonnes du Figaro. “C’est potentiellement embêtant car dans la recherche, tout est connecté et on travaille avec les meilleurs en fonction de nos besoins”, explique à L’Usine Nouvelle Jean Philip Piquemal, professeur de chimie quantique à Sorbonne Université, qui participe à un programme de recherche européen qui inclut des partenaires britanniques. Il dénonce une fausse solution : “les bons chercheurs trouveront des financements ailleurs et l’Europe se coupera de leurs travaux, prévient-il. Si tout le monde garde ses résultats, à la fin on perd vingt ans”.
Secteurs stratégiques
Pourquoi, alors, mettre en place ces dispositifs ? Les domaines pour lesquels des restrictions sont envisagées - communication et simulation quantique, communication spatiale, lanceurs et transports - ne sont pas anodins. “La compétition dans le quantique est mondiale, la Chine et les Etats-Unis investissent des milliards et l’Europe craint de perdre sa propriété intellectuelle concernant les recherches les plus matures”, explique un acteur de l’écosystème quantique à Bruxelles. Lui “comprend les inquiétudes scientifiques”, mais rappelle que “la recherche est aussi un outil pour mettre au point des technologies”. “Le projet Euro QCI [lancé en 2019 pour construire un réseau de communication quantique, ndlr] mobilisera des technologies issues des recherches d’Horizon. L’UE veut en profiter pour construire une chaîne d’approvisionnement complète pour le quantique sur son sol", détaille-t-il.
Même donne du côté de l’espace. “Dans l’industrie spatiale, le sujet n’a pas été très bien reçu car nous travaillons depuis longtemps avec la Suisse, la Norvège et le Royaume-Uni dans le cadre de l’Agence spatiale européenne (ESA)”, reconnaît le secrétaire de l’association des industries européennes manufacturières du spatial Eurospace, Olivier Lemaitre. Lui voit dans la fermeture des recherches stratégiques “une décision logique et bienvenue de la Commission européenne, qui a compris que le développement des infrastructures spatiales est aussi un domaine de souveraineté crucial”.
Il y a quelques années, “des gens se sont émus de voir que l’élément clé de la constellation Galileo, l’horloge, était construit en Suisse, sans que l’UE n’ait de prise sur la diffusion de la technologie”, rappelle-t-il, en jugeant cependant la solution “trop stricte et rigide pour nos partenaires historiques, comme la Norvège et la Suisse, qui sont par exemple incontournables pour les lanceurs”. Les prochaines semaines de négociations et de pressions dans les murs de Bruxelles diront quels arguments ont été entendus.
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