Pourquoi le futur marché européen du carbone menace la paix sociale… et le climat

Alors même que la réforme clé voulue par Bruxelles sur l'extension du marché européen du carbone aux secteurs du transport routier et du logement ferait encore grimper les prix du carburant et du gaz, les Vingt-Sept ont réduit la portée du fonds social prévu pour accompagner les ménages, en première ligne. Ce qui risquerait, en l'état, d’alimenter les tensions sociales, sans pour autant réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre du Vieux continent. Décryptage.
Marine Godelier
(Crédits : ERIC GAILLARD)

Le spectre des gilets jaunes, nés de la perspective d'une hausse des prix de l'essence et du gazole en France, aura plané cette nuit à Luxembourg, où se réunissaient les ministres européens de l'environnement. Et pour cause, alors que ces derniers devaient se prononcer sur cinq textes clé pour parvenir à l'objectif de -55% d'émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030 sur le Vieux continent, parmi lesquels un élargissement de la tarification du CO2 au carburant et au chauffage, la crainte d'amorcer une bombe sociale à retardement a imprégné les discussions durant de longues heures.

Jusqu'à l'obtention d'un accord, arraché dans la nuit malgré de nombreuses réticences, sur un compromis de la présidence française. En effet, les Vingt-Sept ont finalement approuvé la création d'un « fonds social pour le climat » (FSC), dont le budget pourra atteindre jusqu'à 59 milliards d'euros entre 2027 et 2032, comme le proposait l'Hexagone. Le but : récupérer une partie des recettes du nouveau marché carbone (ETS2) pour soutenir les ménages vulnérables et les petites entreprises face à la hausse des tarifs à la pompe, du gaz et du fioul qu'engendrera la mesure.

Concrètement, ce fonds fournirait un soutien aux États membres pour financer, par exemple, la rénovation des bâtiments ou la décarbonation du chauffage et des transports, mais aussi pour fournir, si besoin, une aide directe au revenu de manière temporaire et limitée.

Et pourtant, s'il entrait en vigueur, le mécanisme tel qu'adopté par le Conseil « risquerait de provoquer une vague de mouvements sociaux du type gilets jaunes » qui déferlerait à travers l'Europe, alerte Camille Defard, chercheuse en politique européenne de l'énergie au sein de l'Institut Jacques-Delors. Et pourrait même, in fine, bénéficier aux énergies fossiles plutôt que de les supprimer.

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Des positions incompatibles

De fait, c'est peu dire que le sujet divise parmi les Etats européens ; hier encore, les positions semblaient même inconciliables. Car tandis que la Slovaquie, la Hongrie, la Pologne, l'Italie, les pays baltes ou encore la Grèce, exigeaient un fonds ambitieux pour compenser le choc à venir, refusant de sacrifier leur cohésion sociale sur l'autel du climat, d'autres pays, parmi lesquels l'Allemagne, la Suède, la Finlande, le Danemark ou les Pays-Bas, martelaient leur souhait d'accélérer la décarbonation, sans pour autant financer la transition des premiers.

« Olaf Scholz [le chancelier allemand, SPD, ndlr] refusait de mettre trop d'argent dans le pot commun pour aider l'Europe de l'Est ou du Sud. Une proposition à 18 milliards d'euros de budget pour le fonds circulait même, avant que Berlin ne mette de l'eau dans son vin pour monter à 48 milliards face aux résistances », explique Neil Makaroff, responsable Europe au Réseau Action Climat.

Mais ce montant restait insuffisant pour la plupart des ministres, puisqu'avec l'extension du marché du CO2, la hausse des tarifs du carburant et du chauffage promet de peser lourd dans le budget des ménages, tant le prix du carbone a bondi ces derniers mois - jusqu'à dépasser les 80 euros la tonne aujourd'hui. Et alors que l'idée d'une telle réforme a émergé avant que l'Europe ne soit secouée par l'explosion des cours du gaz et du pétrole, ses répercussions doivent être maîtrisées, ont-ils insisté.

« C'est assez surprenant que la situation actuelle n'ait pas remis en question la position de l'Allemagne, des pays scandinaves et des Pays-Bas. Ce sont eux qui militent pour une extension du marché du carbone européen, alors que les pays qui vont en souffrir le plus n'ont pas la même capacité de lobbying. Et pour parfaire le tout, ce sont également eux qui s'opposent à la mise en oeuvre d'un réel mécanisme de solidarité ! », souligne Camille Defard.

Un impact variable selon les pays

De fait, sans accompagnement massif, un tel système risquerait de frapper plus durement certains pays : selon les statistiques de l'Union européenne sur les revenus et les conditions de vie, 30% de la population bulgare se trouvait en situation de précarité énergétique en 2019, contre 2% seulement au Luxembourg.

« Il est important d'avoir un équilibre entre le niveau d'ambition et l'acceptabilité sociale des mesures de transition », a ainsi fait valoir hier le ministre roumain, Barna Tánczos, ajoutant que la réduction de la taille du FSC est un compromis difficile à accepter « à la lumière de la crise énergétique ». « Il faut » un fonds social « solide » et « mature » pour « protéger les plus vulnérables », ont ajouté tour à tour les ministres letton, croate et lituanien.

Au contraire, celui-ci ne doit pas être « trop gros », autrement dit dépasser la proposition allemande de 48 milliards d'euros, ont rétorqué les Etats scandinaves, les Pays-Bas et le Danemark. De quoi menacer l'ensemble du paquet climat européen, alors que présidence française avait affirmé plus tôt son ambition de parvenir à un entente sur tous les dossiers, sans quoi « il n'y aura pas d'accord » du tout.

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L'aide serait plafonnée

Face à ces discordes, et pour éviter que l'ensemble des textes n'explose en vol, une majorité d'Etats ont donc finalement accepté le compromis français à 59 milliards d'euros ; soit plus que la proposition allemande.

Mais le diable se cache dans les détails. Car tandis que la proposition du Parlement européen allouait un budget minimum au fonds social pour le climat équivalent à 25% des recettes totales générées par l'ETS2, le Conseil a, lui, retenu le chiffre non fluctuant de 59 milliards d'euros comme plafond, équivalent à 25% des recettes dans l'hypothèse d'un prix de la tonne de CO2 égal à 48 euros sur la période 2027-2032.

Or, « la plupart des simulations tablent sur un prix bien plus élevé, à environ 170 ou 180 euros la tonne ! », signale Camille Defard. « En effet, on sait que les secteurs du carburant et du chauffage ne réagissent pas bien à une pression sur les prix, car la demande est inélastique. Autrement dit, réduire la consommation d'énergies fossiles dans le bâtiment et le transport routier prend du temps, et nécessite des investissements de long terme, des règlementations claires et ambitieuses, ainsi qu'un accompagnement technique et financier approprié pour toutes les couches de la population », précise la chercheuse.

« Alors que le Parlement avait su reconnaître les enjeux sociaux extrêmement importants de la réforme, le Conseil passe à côté. En plus de la question du prix du CO2, les eurodéputés avaient prévu d'exclure les ménages de l'ETS 2 jusqu'en 2029 au moins, puis de soumettre leur éventuelle intégration à des études d'impacts. Ils avaient aussi indiqué que la mesure ne devait pas s'appliquer à eux si les prix des énergies fossiles restait aussi élevé qu'actuellement. Ce que les ministres n'ont pas retenu », poursuit-elle.

Division par deux de l'ambition initiale

Par ailleurs, l'accord adopté cette nuit a supprimé un mécanisme aussi majeur que complexe des propositions présentées par la Commission et le Parlement : le cofinancement national. Lequel devait en fait amener les Etats à doubler le budget total du fonds social pour le climat - qui serait donc passé de 59 milliards à 118 milliards s'il avait été retenu.

« Dans le texte de la Commission, pour accéder aux financements du FSC, chaque Etat membre doit présenter un Plan climat social à Bruxelles, dans lequel il liste les mesures et les investissements prévus pour soutenir les plus vulnérables dans la transition. La Commission avait prévu que ces Plans climat sociaux soient financés à hauteur de 50% par le FSC, et à 50% par les Etats membres eux-mêmes, a priori avec une partie des revenus nationaux issus d'ETS2. Mais le Conseil a supprimé ce cofinancement national, ce qui signifie que l'enveloppe prévue pour les Plans climat sociaux sera réduite de moitié, uniquement financée par le FSC », explique Camille Defard.

Ainsi, sans ce système, les Etats n'auront pas à allouer les ressources en question pour aider les ménages et les petites entreprises dans la transition écologique. Certes, ils devront toujours, en théorie, utiliser leurs recettes de l'ETS2 pour préserver le climat. Mais celles-ci « ne seront pas nécessairement ciblées vers les plus vulnérables, et prendront probablement la forme de simples subventions aux énergies fossiles en cas de forte augmentation des prix, comme c'est le cas actuellement », avertit Camille Defard.

« Ce n'est pas une surprise, puisque les Etats se montrent toujours réticents à ce que la Commission européenne mette son nez dans la manière dont ils dépensent leur argent. Mais la conséquence, c'est qu'il y aura beaucoup moins de contrôle sur l'impact réel de leurs dépenses sur la justice sociale et sur climat, à un moment où les prix promettent d'exploser », regrette la chercheuse en politique européenne de l'énergie.

Une chose est sûre : les trilogues entre le Conseil, le Parlement et la Commission, qui devraient débuter à la rentrée prochaine, promettent des discussions agitées, avant d'arriver - ou pas - à un compromis final.

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Marine Godelier

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Commentaires 4
à écrit le 30/06/2022 à 10:12
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Au delà du sujet énergétique un principe européen devrait d’s appliquer : si tu veux vendre en Europe tu produis en Europe … ça éviterait le dumping social , écologique etc …maintenant reste à convaincre les pays neo libéraux : Allemagne , Pays bas...

le 01/07/2022 à 21:32
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On peut toujours produire en Europe mais il faut accepter d'en payer le prix, car produire en Europe coûte plus cher pour 2 raisons qui sont d'ailleurs liées : Le salaire horaire est élevé et donc la production devient non compétitif sur le marché mo...

à écrit le 29/06/2022 à 21:46
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Ils pourraient récupérer les 7 milliards escamotés par les petits gars du sentier à la barbe de nos hauts fonctionnaires et qui se sont évaporés dans l'immobilier israélien Le scandale de la taxe carbone . Un film sur netflix édifiant !

à écrit le 29/06/2022 à 17:55
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De toutes manières, pour le climat, c'est perdu d'avance, alors ça ne sert à rien de prendre des mesures pour faire semblant

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