Pourquoi l’économie européenne décroche-t-elle ? Les dirigeants des Vingt-sept se penchent, inquiets, à son chevet
Manque d’investissements publics et privés, retard technologique, démographie, réglementation abondante… l’Union européenne cumule les désavantages compétitifs. La question de la (perte de) compétitivité de l’économie européenne va animer les discussions des mois et années à venir.
- Publié le 17-04-2024 à 08h56
La situation de l’économie européenne est “très très tendue”, résumait mardi un diplomate européen. La question de la compétitivité, ou plus exactement, de la perte de compétitivité, occupera l’essentiel des discussions des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne (UE), jeudi matin, lors du deuxième jour du sommet qui se tiendra à Bruxelles.
Ils entendront notamment Enrico Letta détailler les constats et les préconisations du rapport sur l’avenir du marché intérieur que lui ont commandé les États membres et la Commission. La semaine dernière, l’ancien président du Conseil italien tirait la sonnette d’alarme quant au décrochage, de plus en plus marqué, de l’économie européenne vis-à-vis de ses concurrents, dont les États-Unis. En 2022, le PIB par habitant des États-Unis s’élevait à 76 000 dollars, pour 57 000 dollars à l’UE. En 2023, le PIB américain a progressé de 2,5 % ; celui de l’UE de 0,5 %.
Le coût de l’énergie, de trois à quatre fois plus élevé dans l’UE, est une des explications de décrochage, mais pas la seule. “D’une certaine manière, la tragédie de l’Europe, c’est qu’on essaie d’être compétitif tout en voulant garder notre système de protection sociale, notre marché de travail, etc. Donc, c’est difficile de concurrencer des économies qui sont plus dynamiques parce qu’elles mettent moins l’accent sur ces questions sociales, environnementales et de marché du travail…”, avance Eulalia Rubio, chercheuse en affaires économiques européennes à l’Institut Jacques Delors.
1 Pas assez d’investissement privé…
Alors que les États-Unis apparaissent comme un Eldorado pour les investisseurs, l’économie européenne perd, elle, en attractivité. Nombreuses sont les entreprises européennes prometteuses qui passent sous pavillon américain ou traversent l’Atlantique, faute d’avoir pu lever les fonds nécessaires sur le Vieux continent. L’un des avantages compétitifs des États-Unis est d’avoir “un marché financier très intégré et qui se base sur le capital-risque et pas seulement sur les banques”, comme c’est le cas en Europe, “qui craignent le risque et n’investissent pas assez dans l’innovation”, pointe Eulalia Rubio. “En Europe, c’est beaucoup plus difficile de trouver des financements et c’est beaucoup plus cher si on échoue. On est beaucoup moins ouvert au risque”, ajoute Mme Rubio.
Résultat des courses : “Les investissements financiers d’acteurs hors zone euro se sont fortement réduits alors que les États-Unis attirent de plus en plus les capitaux du monde”, complète Éric Dor, directeur des études économiques à la IESEG School of Management. Dont 300 milliards d’euros d’épargne “européenne” qui traversent l’Atlantique chaque année. “On finance les États-Unis trois fois : on leur achète des armes, du gaz, et on investit dans leurs entreprises”, soupire un autre diplomate.
Les Vingt-sept ont pris conscience de cette réalité et semblent décidés à achever l’union des marchés des capitaux européens. Objectif : mobiliser une partie des 30 000 milliards d’euros d’épargne des Européens. Ouvert depuis dix ans, le chantier butait sur des questions comme les différences en matière de droit des faillites ou la question de la supervision. Besoins colossaux en investissements obligent, l’appétit politique pour aboutir s’est aiguisé. “C’est une question de survie”, assure un autre diplomate.
2… ni suffisamment d’investissement public
Il y a beaucoup moins d’allant pour créer de nouveaux instruments européens d’investissements publics, dont les États membres “frugaux” – Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Autriche, nordiques – ne veulent pas. Les concurrents de l’UE financent, eux, les secteurs stratégiques à tour de bras. Doté de 370 milliards de dollars, l’Inflation Reduction Act (ACT), à travers lequel les États-Unis financent la transition verte, en est un exemple… et un aimant à investissements européens. “L’investissement public en zone euro a souffert quantitativement des restrictions budgétaires. Même si les États-Unis ont quasi systématiquement eu un déficit public plus important que celui de la zone euro, la stimulation budgétaire y est beaucoup plus forte, quel que soit le président. L’attrait pour le dollar leur permet d’échapper à une crise de dette souveraine”, signale M. Dor.
L’Union européenne vient d’adopter la nouvelle version du Pacte de stabilité, qui établit les règles budgétaires que doivent respecter les États membres de la zone euro. À gauche, on s’alarme que ces règles corsètent la capacité de ces pays d’investir dans la transition verte, la transition numérique, la défense… “Il faut à mon avis retravailler sur le pacte de stabilité. Il faut, avec des critères clairs et convaincants, pouvoir sortir de la contrainte les investissements porteurs de croissance”, estime Éric Dor. Eulalia Rubio s’attend, pour sa part, que la Commission fasse preuve de flexibilité dans son application.
Georg Riekeles, directeur associé et responsable du programme Economie politique du think tank European policy centre, fait de son côté observer que “les économies chinoises et américaines sont beaucoup plus 'dirigistes', avec des objectifs de puissance. Il y a une volonté collective derrière leurs réussites”. La création d’un outil d’investissement public européen est, selon lui, “inévitable quand on voit les besoins de financement liés à nos objectifs le plus essentiels. Le manque d’investissement de la transition verte est de 400 milliards d’euros par an”. Un avis que partage Eulalia Rubio : même si les réticences de certaines capitales restent fortes “La question n’est pas de savoir si on va le faire, mais comment on va bien le faire. On va aller vers certaines choses plus créatives, plus originales.”
Pour Eric Dor, “il faut une vraie réponse européenne à l’IRA.” C’est d’ailleurs ce que recommandera le rapport Letta, en proposant de créer un mécanisme européen d’aides d’État, afin d’éviter la fragmentation du marché intérieur – le fait que certains pays, comme l’Allemagne ou la France, aient les poches plus profondes pour aider leurs entreprises fausse la concurrence. On peut déjà prédire que l’idée d’affecter une dixième du montant des aides nationales à un pot commun qu’elle ne fera pas consensus parmi les Vingt-sept.
3 Un important retard technologique
L’Union a pris un retard technologique important au cours de la décennie écoulée. Les plus grandes entreprises mondiales sont les Big tech américaines, largement dominantes, à l’échelle des pays de l’OCDE. En 2021, les dépenses américaines en matière de recherche et développement (R&D) s’élevaient à 3,5 %, contre 2,2 % dans l’UE. Sans surprise, l’UE, désormais dépassée par la Chine (2,4 %) est à la traîne en matière de brevets. Or, “ce qui crée de la prospérité sur le long terme, c’est la capacité technologique, la capacité d’innovation”, insiste Georg Riekeles.
”La question ce n’est pas seulement de savoir si on a des fleurons technologiques en Europe. C’est plus profond que cela. Quand vous regardez le déficit de productivité, le manque d’évolution” de la productivité européenne, la perte de vitesse par rapport aux Américains, c’est largement lié au manque d’utilisation de technologies avancées”, poursuit M. Riekeles. Et d’ajouter “on sait que la prochaine bataille sera celle pour l’intelligence artificielle (IA) industrielle, mais on ne sent pas cette volonté européenne d’investir dans la productivité de demain”.
4 La question clé de la démographie
Eulalia Rubio met le doigt sur un facteur dont on parle moins : “Nous sommes un continent vieillissant. Aussi, c’est inquiétant de voir la tournure que prend le débat sur la migration en Europe, ancré sur la question de la protection des frontières, alors que sur le niveau économique aussi, on a besoin de forces de travail plus jeunes.”
De leur côté, les États-Unis ont mis au point une politique pour attirer les cerveaux. “Ils écument les talents du monde entier en matière mathématique, scientifique, technologique”, corrobore Éric Dor, qui s’alarme de “la dégradation des compétences des étudiants moyens européens dans ces domaines par rapport à ce qui se passe aux États-Unis”.
5 Comment l’Europe compte s’en sortir
”L’Europe a des atouts aussi”, souligne Eulalia Rubio. “Notre marché de l’énergie est mieux intégré que celui des États-Unis, notre marché des services aussi, nous avons de meilleures interconnexions en matière de mobilité, nous parlons beaucoup de langues, c’est plus facile d’avoir une harmonisation des reconnaissances des compétences. Il ne faut pas tout voir en noir. Mais le message du rapport Letta est que nous pesons de moins en moins et que nous n’avons pas d’autre choix que d’exploiter le marché unique au maximum”.
L’Union serait inspirée de s’intéresser davantage aux Mid caps, les entreprises de tailles intermédiaires, grandes oubliées des politiques européennes, rappelle M. Riekeles. Ces politiques “ont souvent été dirigées vers les PME, qu’on dit être les plus exposées aux crises. Mais ce ne sont pas elles qui sont les plus affectées par les bouleversements économiques et les crises énergétiques”. Mais dans les faits, “les Mid-Caps sont les principaux vecteurs de la compétitivité de l’Europe – les emplois, la productivité, la capacité d’investissement et d’innovation, d’affronter les grandes transitions”, insiste le directeur associé de l’EPC.
Les leaders des Vingt-sept adopteront, jeudi, une déclaration sur un Pacte pour la compétitivité, qui porte sur le renforcement du marché intérieur, la politique industrielle, le financement, l’énergie… Il y sera également question de la nécessité de moins et mieux réglementer (air connu). “Quand nous sommes face à un problème, nous réglementons, ce n’est plus tenable”, soupire une des sources européennes.
”Il y a un effet cumulatif, qui a été mal anticipé et mal géré. Il faut regarder la charge administrative générale liée à la production de normes. Il ne faut pas tout jeter par la fenêtre, loin de là, mais il y a des questions d’efficacité qui se posent”, avance Georg Riekeles.
En juin, l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, présentera un rapport sur la compétitivité, commandé par la Commission. L’Italien devrait proposer à l’Union européenne d’opérer “un changement radical” d’une Europe “[prise] par surprise” par le changement du monde et la férocité de la concurrence à laquelle elle doit faire face, comme il l’a laissé entendre dans un discours détonant, prononcé mardi à La Hulpe, à la Conférence de haut niveau sur le pilier européen des droits sociaux.
Ces divers éléments doivent nourrir l’agenda stratégique qui fixera les priorités de l’UE pour les cinq années à venir, et qui sera endossé en juin par le Conseil européen. Ce ne sera encore que “le début d’un long processus”, précise un insider. En gardant à l’esprit que le temps joue contre l’Union.