Il y a un an exactement, alors que l’Organisation mondiale de la Santé vient de qualifier la maladie respiratoire venue de Chine de pandémie, l’Italie passe la barre des 4.000 décès, devenant le pays le plus endeuillé au monde à cause du Covid-19. Le même jour, la présidente de la Commission européenne, l’Allemande Ursula von der Leyen, annonce une décision inédite: la suspension temporaire des critères de stabilité (dits de Maastricht), ces fameux outils de surveillance des économies. "Nous déclenchons la clause d’assouplissement des règles budgétaires pour permettre aux gouvernements d’injecter dans l’économie autant d’argent que nécessaire", déclare-t-elle. Le commissaire Paolo Gentiloni, ancien président du Conseil italien, retweete alors la proclamation de sa patronne, accompagnée d’un commentaire sibyllin: "Bene." Quelques heures plus tôt, il avait envoyé un message plus explicite: "Les conséquences économiques du coronavirus toucheront tous les pays européens. C’est une crise différente des précédentes, c’est pourquoi elle nécessite une réponse commune et nouvelle." A rebours de certaines capitales, comme Berlin ou Prague, qui ont fermé leurs frontières et proscrit l’exportation de masques, lui prône l’unité et la solidarité.
Vision de centre gauche
En ces jours dramatiques pour son pays, le sexagénaire, chargé des Affaires économiques et monétaires de l’Union, commence à faire entendre une petite musique, personnelle et singulière, qui va lui permettre d’exprimer sa vision de centre gauche. Et de peser dans une Commission dominée par les conservateurs. Grâce à la crise du Covid, il se révèle. Très vite, il avance le concept, honni par les Allemands, d’endettement commun aux Européens. Le 4 avril, à la surprise générale, il l’expose dans une tribune cosignée avec le commissaire français Thierry Breton. Le mot "coronabonds" (obligations corona) s’impose dans l’opinion publique. Un pavé dans la mare! D’autant que, pour la première fois, deux commissaires s’expriment dans la presse sans en avoir référé à leurs instances supérieures.
Travail en coulisses
"C’était hardi de sa part, note Sandro Gozi, eurodéputé centriste (groupe Renew Europe), qui fut son ministre des Affaires européennes en Italie. J’ai été étonné. Ce n’est pas son style. D’habitude, Paolo travaille plutôt en coulisses. Il observe, analyse, évalue les équilibres politiques, pour tirer le meilleur d’un contexte, mais sans jamais brusquer. En tout cas, il a contribué à amorcer la dynamique." De fait, mi-mai, pressée par Emmanuel Macron, Angela Merkel finit par se ranger à l’idée d’un emprunt contracté à Vingt-Sept. Interrogé sur sa contribution, le très sobre commissaire minimise: "Avec cette tribune, Thierry Breton et moi avons réagi ensemble, et un peu en avance. Bien sûr, nous avons un peu secoué une maison très organisée, très hiérarchisée, mais tout le monde a compris que nous avions pris l’initiative pour le bien de tous."
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Au cours des mois qui suivent, il continue d’alimenter le débat. Clair, pédagogue, très présent sur les réseaux sociaux et dans la presse, il multiplie interviews et visioconférences, à l’aise dans la langue de Shakespeare comme dans celle de Molière. C’est dans son français châtié qu’il participe à une audition de l’Assemblée nationale, ainsi qu’à l’émission politique Les Quatre Vérités sur France 2.
Intervention après intervention, il précise sa conception. On l’entend encenser "le bazooka européen" (le plan de relance), évaluer les avantages d’une "dette perpétuelle" (dont on ne rembourse que les intérêts), militer pour un impôt sur les géants du numérique. "Cette taxe qui ne résoudrait pas seulement un problème économique, mais aussi culturel et de justice morale", dit-il. Il met par ailleurs en garde contre "l’erreur commise lors de la précédente crise, il y a dix ans, en retirant trop tôt les mesures de soutien à l’économie". Il prévient du danger d’"une réactivation trop rapide du pacte de stabilité" (le fameux outil de surveillance), suggère plutôt "une révision des critères".
Stature d’homme d’Etat
Quand, finalement en début d’été, il milite pour un abandon définitif des critères de Maastricht, pour créer des règles plus flexibles et modernes, Paolo Gentiloni provoque l’ire dans les hautes sphères de la Commission. "Les échos sont parvenus jusqu’à nous, souligne un haut gradé de la Banque centrale européenne. L’entourage de von der Leyen fulminait."
Pourtant, malgré les remous, malgré certains ténors de la social-démocratie qui, eux, estiment qu’il devrait hausser le ton pour s’émanciper, l’Italien persiste et signe, à sa manière. Il est convaincu que les choses évoluent dans le bon sens. "Semblable à la Sagrada Familia, la basilique de Barcelone, qui fut construite par strates successives, l’Europe a toujours avancé dans les crises", rappelle-t-il, persuadé qu’une brèche définitive a été ouverte. "Si nous utilisons bien et remboursons bien la dette du plan de relance, nous aurons progressé, en démontrant que contracter une dette en commun, c’est possible." Sous-entendu: possible et renouvelable, malgré les pays du Nord qui freinent des quatre fers…
Pourquoi la voix du Romain porte-t-elle dans la crise? D’abord, parce qu’il a une stature d’homme d’Etat. Il est le seul à la Commission à avoir été Premier ministre d’un pays du G7. Il a même assumé la présidence de ce club prestigieux de pays riches à Taormine mi-2017. De Merkel à Obama, de Xi à Erdogan, en passant par Poutine, il a côtoyé les plus puissants. Déjà, lorsqu’il était conseiller aux Affaires internationales auprès du maire de Rome, il avait rencontré Bill Clinton, Fidel Castro, la Reine d’Angleterre et le magnat de l’immobilier Donald Trump. En France, il tutoie Emmanuel Macron et plusieurs anciens Premiers ministres (Laurent Fabius, Jean-Marc Ayrault).
Politesse indéfectible
Mais si, lors de la réception qu’Ursula von der Leyen a offerte à son équipe pour Noël, elle l’a gratifié du titre de "commissaire gentleman", c’est surtout du fait de la personnalité de ce catholique pratiquant. D’une politesse indéfectible, l’homme est rond, conciliant, souple, voire soporifique, disent ceux qui ne l’aiment pas. "C’est difficile de se disputer avec moi", concède-t-il. On comprend à ses sourires amusés qu’il n’est pas dupe de la comédie humaine. Pourtant, jamais il ne se laisse entraîner sur le chemin des vacheries, tellement en cour dans la bulle bruxelloise. Et lorsqu’il évoque ses relations avec sa patronne, il paraît sincère: "Je n’ai eu aucun moment difficile avec elle, nous avons souvent des conversations en tête-à-tête. Elle est très ouverte aux discussions." Les prises de bec restent limitées à leurs conseillers respectifs.
"C’est quelqu’un de très respecté, confirme Marc Lazar, directeur du Centre d’histoire de Sciences-Po Paris. En Italie, il a pris le contrepied des excès de Berlusconi et de Renzi. Il se méfie de la personnalisation de la vie politique." Issu d’une famille d’aristocrates, avec un ancêtre qui fut le bras droit du pape PieX, Paolo Gentiloni Silveri, de son nom complet, cultive la discrétion. Ainsi, sur Emanuela Mauro, son épouse, en photo sur son bureau, on sait juste qu’elle est architecte et qu’ils n’ont pas eu d’enfants.
Jeunesse maoïste
Il s’épanche plus volontiers sur sa jeunesse, sa formation dans une école Montessori – "une fantastique expérience de liberté et de créativité" –, ses années de militantisme maoïste, son engagement dans les mouvements écologistes, avant de virer au centre, où il cofonde le Parti démocrate. "Il est très lié aux réseaux de Tony Blair et de la troisième voie à l’anglo-saxonne, souligne Enrico Letta, le président de l’Institut Jacques-Delors. Il s’inscrit dans la lignée des démocrates libéraux et connaît bien Joe Biden."
Son arrivée tardive à des postes à responsabilité est aussi le fruit du hasard. Il devient ministre des Affaires étrangères à la suite d’une démission. Même chose, deux ans plus tard, pour la présidence du Conseil italien, où il succède au pied levé à un Matteo Renzi qui a raté un coup de poker. Le populiste Matteo Salvini le surnomme alors "la photocopie négative de Renzi", tandis que ses opposants rivalisent de sobriquets ironiques: "GentilRenzi", "GentilCloni", "Renzolini". Ses débuts sont difficiles, avec un problème de santé, qui se résout par une opération, et une menace de faillite spectaculaire: celle de la plus ancienne banque du monde, la Monte dei Paschi di Siena, finalement renflouée. Il raconte: "Quand un nouveau Premier ministre arrive, il est populaire, puis sa cote baisse graduellement avec le temps. Pour moi, ça a été le contraire." Marc Lazar acquiesce: "Il a joui d’une bonne image qui n’a cessé de s’améliorer, ce qui n’a pas empêché son parti de perdre les élections", laissant la place aux populistes… A l’automne 2018, alors qu’il a quitté le pouvoir depuis trois mois, il en est toujours à 45% d’approbation.
Un an plus tard, l’arrivée à Bruxelles de celui qu’Enrico Letta qualifie de "grand Européen" est un soulagement pour beaucoup. "On craignait d’écoper d’un europhobe", se rappelle un ambassadeur. La presse allemande ne manque pas de noter qu’il ne cadre avec aucun des clichés sur les Italiens. Son ami de trente ans, l’ex-maire de Rome Francesco Rutelli abonde: "Il est sérieux, fiable, loyal, très travailleur. Il redore l’image de l’Italie." Eurodéputé, porte-parole des conservateurs pour les questions économiques, le Bavarois Markus Ferber, lui, tord toujours le nez: "Qu’un Italien supervise le pays à problèmes qu’est l’Italie ne m’a pas semblé très judicieux. Heureusement, il est bien vissé par le vice-président, Valdis Dombrovskis, placé au-dessus de lui."
Rumeurs de présidentiabilité
En dépit des préventions de l’élu allemand, le commissaire Gentiloni a sévi vis-à-vis de Rome, au temps du gouvernement de Giuseppe Conte. Il explique: "Presque 30% des ressources potentielles du plan de relance peuvent aller à l’Italie. Mon rôle est d’encourager les gouvernements à respecter les conditions convenues pour utiliser l’argent commun. J’ai été pressant vis-à-vis des autorités italiennes pour qu’elles aient une attitude très sérieuse vis-à-vis de ce plan." Aujourd’hui, avec l’ex-président de la Banque centrale européenne Mario Draghi à la tête de la troisième économie de l’Union, il est plus à son aise. D’autant que les deux hommes se connaissent bien, échangent souvent et s’apprécient.
A Rome, des rumeurs persistantes donnent l’ancien président du Conseil candidat à la magistrature suprême. Il botte en touche: "En Italie, la nomination du président de la République obéit à des règles très particulières", puis s’empresse d’énoncer sa règle à lui: "Ne pas y penser, ne pas en parler. Mon engagement est à Bruxelles." En attendant, le 3 mars, la Commission lui a donné raison, annonçant que les critères de stabilité sont suspendus jusqu’à fin 2022. "La ligne Gentiloni l’a emporté, commente l’eurodéputé centriste (Renew Europe) Pascal Canfin. Elle est largement partagée, y compris par Ursula von der Leyen." Une victoire que l’Italien savourera sans doute. Mezza voce, bien sûr.