"Si on fait ce qu'il faut, on peut sortir de la crise en moins de cinq ans... Mais le gaz restera cher"
La crise énergétique rebat les cartes. Et s’il faut diversifier nos approvisionnements, passer par une sobriété énergétique est nécessaire. Pour le climat et pour l’indépendance de l’Europe. Entretien avec Thomas Pellerin-Carlin, directeur du centre Énergie de l’Institut Jacques Delors.
- Publié le 17-09-2022 à 08h59
- Mis à jour le 21-09-2022 à 14h53
Après des années d’ivresse et de surconsommation énergétique, le temps de la sobriété s’impose. Mais la gueule de bois risque d’être douloureuse, surtout si l’on traîne des pieds pour la désintox.
Thomas Pellerin-Carlin, directeur du centre Énergie de l'Institut Jacques Delors, fait le point pour La Libre sur les enjeux énergétiques, nos dépendances et les moyens pour s'en sortir. Un beau défi.
La crise énergétique actuelle est-elle faite pour durer ?
Ce qu'on paie économiquement et géopolitiquement, c'est le coût de décennies de procrastination au niveau de la transition énergétique. Si la France, par exemple, avait mis en œuvre son plan de rénovation des bâtiments adopté en 2008, elle serait déjà indépendante du gaz russe. Rénover une maison de manière profonde fait baisser la consommation d'énergie d'au moins 60 %. Cette crise est là pour durer car le système énergétique a énormément d'inertie, c'est difficile de le modifier rapidement. Donc, quand vous perdez les livraisons de votre premier fournisseur d'énergie… ça crée une énorme tension et pour longtemps. Le Premier ministre Alexander De Croo a dit que la Belgique devait se préparer à cinq à dix hivers difficiles… Je trouve ça extrêmement raisonnable. C'est d'ailleurs le discours politique le plus raisonnable que j'aie entendu jusqu'ici en Europe.
Peut-être encore trop optimiste ?
Cela dépend de ce qu’on va faire. Si on fait tout ce qu’il faut pour en sortir, ça pourrait durer moins de cinq ans. Mais il faut une mobilisation générale. C’est-à-dire reconstruire le système énergétique en rénovant un demi-million de logements par an en France. En Belgique, ce serait de l’ordre de 100 000 par an. C’est un travail similaire à un effort industriel de guerre ou à un effort de reconstruction en temps de paix, comme après la Seconde Guerre mondiale. Si on fait cette mobilisation générale, avec les investissements publics et privés adéquats et en mettant les gens au travail, car il faut la main-d’œuvre qualifiée, le savoir-faire, c’est possible. Plus on avancera dans cette direction, sans traîner des pieds, plus on pourra sortir de cette crise rapidement.
Une sortie de la crise des prix, mais quid de l’approvisionnement à long terme ?
Disons que ça veut dire qu’on peut arriver à une situation gérable. Par contre, au niveau du gaz, ça restera cher. Car on bascule d’un gaz livré par gazoduc et pas cher à produire à un gaz naturel liquéfié qui est sur un marché mondialisé et est très cher à transporter. Et en cas d’hiver froid en Chine ou de sécheresse au Brésil ? La demande et les prix seront sous pression… Et je suis sûr qu’il y aura des hivers froids et des périodes de sécheresse à travers le monde.
En Belgique, on favorise le gaz pour sortir du nucléaire. Une transition, mais la dépendance n’est-elle pas problématique ?
Chaque pays est souverain sur la question nucléaire. Il y a énormément d’idéologie, aussi bien du côté des pro que des anti-nucléaire. Il y a de bonnes raisons de le développer. La question est de savoir ce que l’on "priorise".
Si on prend uniquement la question de la sécurité énergétique, clairement, il faut utiliser les centrales existantes aussi longtemps que possible, tant qu’elles sont jugées sûres. Après, si la peur du nucléaire prend le dessus, que faut-il faire ? Là où il faut reconnaître une évolution positive du gouvernement belge, c’est la décision de retarder la fermeture de quelques réacteurs, ce qui permet de détendre la situation électrique dans l’ouest de l’Europe. Mais peu importe ce qu’on choisit au niveau nucléaire, il faut investir massivement dans la rénovation, l’efficacité énergétique pour les industries et les énergies renouvelables, c’est essentiel.
"L'Allemagne a choisi de se mettre dans la main de Poutine. C’est un choix délibéré, avec naïveté et cupidité"
Privilégier le gaz pour la transition, était-ce une bonne solution ? Le renouvelable ne peut pas suffire…
Il peut largement contribuer. Après, la Belgique n’est pas une île perdue dans l’Atlantique. La majorité des électrons consommés en Belgique n’ont pas forcément été produits en Belgique. Les électrons bougent. Les habitants de Charleroi consomment probablement plus d’électricité produite à Chooz, en France, qu’à Doel. Le marché est largement interconnecté en Europe de l’Ouest. Et il faut diversifier les sources.
Le découplage de l’Espagne et du Portugal du marché européen est-il un bon exemple en Europe ?
Il n’y a aucun découplage. Ils subventionnent le gaz. Ça coûte des milliards et aggrave la crise gazière.
Du côté de l’Allemagne, est-ce un mauvais procès de dire que le pays est trop dépendant du gaz à cause de l’abandon du nucléaire ?
Les deux choses ne sont pas contradictoires. La consommation de gaz en Allemagne, c’est surtout l’industrie et le chauffage des bâtiments. Le nucléaire n’a rien à voir là-dedans. Les deux erreurs de l’Allemagne, c’est d’avoir insuffisamment rénové les bâtiments - comme partout en Europe à l’exception de la Suède - et que, en termes d’approvisionnement de gaz, les gouvernements allemands ont choisi de se mettre dans la main de Poutine. C’est un choix délibéré, avec un peu de naïveté et de cupidité.
"On augmente le moyen de pression que les États-Unis ont sur nous"
Comment va faire la Russie si l’Europe arrive à se détourner du gaz russe à long terme ? Elle peut le vendre ailleurs ? En Chine ?
Pour le gaz, ce n’est déjà pas le même. Ils fournissent d’ailleurs seulement 4 milliards de m³ par an, ce qui représente trois mois de consommation de gaz en Belgique. Ce n’est rien. Il faut donc développer de nouvelles infrastructures, avec un argent qu’ils n’ont pas et des technologies qu’ils ne maîtrisent pas. Il faudrait découvrir des nouveaux champs gaziers, à l’est de la Russie, le transporter afin de le vendre à un seul acheteur : la Chine. Qui l’achèterait alors pour une bouchée de pain…
C’est un bon moyen de pression, mais seulement à très court terme alors…
Oui, et c’est une rentrée de revenus importante, car les prix explosent. Mais à moyen terme, dès 2023-2024, ça va être la panne sèche pour Gazprom. Il faut également savoir que Gazprom perd de l’argent en vendant en Russie. Elle compense cette perte à l’export. S’il n’y a plus d’export, l’entreprise devra trouver une solution. Soit l’État russe compensera, soit les prix devront monter. Et la Russie consomme plus de gaz que l’UE, avec quatre fois moins d’habitants et un PIB équivalent à celui de l’Espagne. Il n’y a aucune efficacité énergétique, aucune réglementation et aucune incitation économique… Donc c’est n’importe quoi.
Est-ce que la Russie pourrait attirer des investisseurs étrangers, chinois par exemple, pour rentabiliser certains gisements ? Si elle n’a plus les moyens de le faire…
Bien sûr. La Chine a une politique de colonisation de l'espace russe, d'ailleurs. Mais est-ce que c'est dans l'intérêt russe ? Je ne suis pas sûr. Le risque géopolitique majeur que Vladimir Poutine est en train de prendre, en se coupant des Occidentaux, c'est de se mettre complètement dans la main des Chinois. Et c'est déjà arrivé. L'idée que la Russie est un pays qu'on ne peut pas "conquérir" est idiote. Ce n'est pas parce que Hitler et Napoléon ont échoué que c'est impossible... Et c'est aussi important pour nous. Nous n'avons pas intérêt à ce que la Russie devienne le vassal de la Chine. Notre intérêt est d'avoir de bonnes relations avec une Russie qui agit dans le cadre des règles du jeu. C'est aussi important pour nous, Européens, de nous poser la question de savoir si notre relation avec les États-Unis est celle d'un rapport entre alliés ou un rapport de vassalité. Et avec la dépendance que l'on se crée avec le GNL américain, on augmente le moyen de pression que les États-Unis ont sur nous. Quand vous remplacez le gaz russe par du GNL, vous ne réglez absolument pas le problème des prix, vous l'aggravez.
La sobriété est-elle la seule solution ?
À partir des années 1960, nous sommes passés dans une philosophie de l’excès. Aller plus vite, plus loin, manger toujours plus, etc. L’ivresse. C’est l’inverse de la sobriété.
Du coup, on a une partie significative des Européens qui sont dans cette ivresse, quasiment toujours les pays les plus aisés. Par exemple, la quatrième liaison en jet privé la plus fréquentée en France, c’est Paris-Lille. Le temps de vol est d’une heure et deux minutes, c’est exactement le même temps en train. Le prix d’un billet de train, c’est 60 euros, celui d’un petit jet privé, c’est 6 000 euros… C’est un cas extrême, mais si on veut parler de choses plus générales, c’est aussi la sobriété nécessaire au niveau du chauffage. Celui qui est en t-shirt chez lui en hiver est en excès. La sobriété, c’est un mode d’organisation individuel et de la société qui fait qu’on peut avoir une société du bien-être individuel et collectif tout en minimisant la quantité de matières premières, d’eau et d’énergie utilisée pour ce mode de vie.
Si tout le monde a un mode de vie sobre, on pourra économiser l’énergie et ainsi réduire les prix. Dans le contexte actuel, c’est fondamental.