« Sobriété énergétique », le grand tabou en pleine flambée des prix

Alors que le chef de l’État a présenté son vaste plan censé transformer le mix électrique de la France, un sujet semble échapper à sa stratégie. Celui de la sobriété, qui implique d’accompagner les citoyens pour qu’ils limitent leur consommation d’énergie, en leur permettant d'adopter des comportements plus vertueux. Et pour cause, contenir la demande sera nécessaire afin de soulager l’effort industriel de la transition, affirment les experts. Pourtant, le terme reste en partie tabou, jusqu’à être assimilé par Emmanuel Macron à une forme d’austérité, néfaste pour le pouvoir d’achat des Français. Explications.
Marine Godelier
(Crédits : Reuters)

A quelques semaines du premier tour de la présidentielle, la question de l'avenir énergétique de la France s'invite partout dans la campagne. Pour cause, alors qu'une transition sera nécessaire afin d'honorer les objectifs climatiques du pays, mais aussi pour préserver le pouvoir d'achat des citoyens, aujourd'hui menacé par une flambée historiques des cours, le sujet prend une tournure politique - sinon polémique. Et polarise le débat public, glissant vers une équation à deux inconnues : doit-on privilégier les éoliennes et les panneaux solaires, source d'électricité renouvelable mais à la production intermittente, ou les centrales nucléaires, pourvoyeuses d'énergie décarbonée, mais non renouvelable et génératrices de déchets radioactifs ?

Pourtant, cette question est loin d'épuiser le sujet. Car si la capacité du système électrique à répondre à la demande des consommateurs sera effectivement primordiale afin de se défaire des combustibles fossiles, une réponse par l'offre oublie d'interroger les usages. Concrètement, seront-ils les mêmes en 2050 ? Non, si l'on en croit le président du gestionnaire du réseau électrique national RTE, Xavier Piechaczyk.

« Il y aura forcément des changements dans les modes de vie. On ne passe pas d'un claquement de doigt d'une société dépendante des fossiles à une société neutre en carbone », a-t-il déclaré la semaine dernière.

Imaginaire punitif du "modèle Amish" VS "ébriété énergétique"

De fait, il faudra bien renoncer, d'ici à une trentaine d'années, à la plupart des usages thermiques plébiscités depuis plus d'un siècle, du chauffage au fioul ou au gaz des bâtiments, à la combustion de carburants issus du pétrole dans les véhicules.

Pas question néanmoins, pour le président Emmanuel Macron, encore marqué par le mouvement des Gilets jaunes (né de la perspective d'une augmentation de la taxe carbone), de « revenir à la lampe à huile ». « Nous devrons y arriver sans pratiquer l'austérité énergétique [...] et priver nos jeunes et nos enfants de ce que toutes les générations d'avant ont eu le droit de consommer », a-t-il ainsi fait valoir le 10 février dernier à Belfort, à l'occasion du rachat par EDF des turbines nucléaires Arabelle de General Electric. « J'appelle le pays à produire davantage », avait-il encore lancé en octobre dernier dans sa longue présentation du plan d'investissement France 2030.

Un récit marqué en opposition à l'imaginaire « punitif » dépeint par le « modèle Amish ». Et notamment à celui du candidat EELV, Yannick Jadot, qui n'a de cesse de dénoncer « l'ébriété énergétique » proposée par le presque candidat Emmanuel Macron. Ou encore au programme de Jean-Luc Mélenchon (LFI), qui se fixe pour objectif d'atteindre 100% d'énergies renouvelables d'ici à 2050 « avec un double mot d'ordre : sobriété et efficacité énergétique ». Plus surprenant, la candidate LR, Valérie Pécresse, s'est elle-même récemment emparée du sujet, et a déclaré devant le Medef ce lundi :

« Il faut aller vers une économie de la sobriété. La meilleure dépense énergétique, c'est celle qu'on ne fait pas. Les Français savent-ils que ce serait bien qu'ils consomment moins d'électricité entre 18h et 22h ? Je ne suis pas sûre que quelqu'un ait pris la peine de leur dire. »

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Une définition floue et parfois culpabilisante

Mais encore faut-il comprendre à quoi renvoie ce terme. Car le chef de l'Etat a, lui aussi, glissé dans son intervention à Belfort le mot « sobriété ». Avant d'évoquer la « rénovation des logements », la « mutation progressive du parc automobile » vers l'électrique, ou encore la décarbonation des procédés industriels. Autant d'actions qui touchent pourtant à un autre sujet : celui de l'efficacité énergétique. C'est-à-dire la capacité à consommer moins, sans bouleverser les usages, grâce à l'avancée du progrès technique.

Concrètement, d'un côté, l'efficacité consiste à isoler et à produire des chauffages plus performants, de l'autre, la sobriété s'affirme comme un changement de comportement du consommateur, qui accepte par exemple de baisser le thermostat.

Appliquée à la mobilité, cette efficacité énergétique vise à modifier le moteur des véhicules, tandis que la sobriété implique de revoir en profondeur les modes de déplacement, afin de limiter ceux en voiture individuelle.

Bref, au-delà de « l'usage de technologies », la sobriété constitue une « inflexion du mode de vie vers la recherche d'un moindre impact sur l'environnement », résume RTE dans un document de travail. Attention cependant : loin de tout faire reposer sur le consommateur, celle-ci n'est pas la somme d'actions individuelles, mais passe par une « approche systématique organisée ».

« Il y a une part de changement individuel, mais cela ne peut être qu'une petite partie du chemin. En fait, il ne s'agit pas simplement de dire aux gens de fermer le robinet quand ils ne l'utilisent pas, mais de changer les infrastructures et les manières de produire », précise à "La Tribune" Thomas Pellerin-Carlin, directeur du Centre énergie de l'Institut Jacques Delors.

RTE, Ademe, AIE, négaWatt... 4 scénarios pour éclairer le débat

Et cette transformation de la demande a été étudiée par RTE dans son rapport « Futurs énergétiques 2050 », qui trace plusieurs scénarios possibles vers la neutralité carbone d'ici à la moitié du siècle. En effet, en plus de la trajectoire « classique », le gestionnaire de réseau a présenté la semaine dernière une variante « sobriété », dans laquelle la consommation électrique des Français s'élèverait à 555 TWh en 2050, contre 645 TWh dans le scénario de référence (et environ 475 TWh aujourd'hui).

Pour économiser ces 90 TWh, RTE mise notamment sur les habitats à espaces partagés et une légère augmentation de la taille unitaire des ménages (-11,9 TWh), la limitation de la consommation du chauffage et de l'eau chaude résidentielle (-8,7 TWh), le report des déplacements individuels en voiture vers le covoiturage (-9,8 TWh), ou encore le recours au télétravail (-9,1 TWh).

Ce n'est pas tout : l'Ademe a, elle aussi, axé deux de ses quatre scénarios sur un changement drastique de nos modes de vie et de consommation, avec entre autres un « recours à l'économie circulaire » et « l'abandon de la maison individuelle », afin de pousser jusqu'à 55% d'énergie consommée en moins par rapport à aujourd'hui.

Quant à l'Agence internationale de l'énergie (AIE), elle évoque également dans son scénario « Net-Zéro by 2050 » l'évolution des comportements individuels comme une des variables permettant de faciliter l'atteinte de la neutralité carbone. Même si les leviers mobilisés pèsent extrêmement peu, avec 4% de baisse d'émissions sur l'ensemble de la trajectoire.

Surtout, parmi tous ces travaux prospectifs censés éclairer la décision politique, celui de l'association négaWatt, sur lequel s'appuie notamment Jean-Luc Mélenchon, se démarque sur la question. Car dans ce modèle, la sobriété contribue à près de 20% à la baisse de la consommation d'énergie finale d'ici à 2050.

La sobriété pour soulager l'effort industriel de la transition

De fait, alors que ce scénario pose comme condition le rejet du nucléaire civil, l'objectif d'un changement des comportements pour contenir la demande consiste aussi, de manière pragmatique, à limiter les difficultés industrielles d'une transition vers 100% d'énergies renouvelables.

« Plus on maîtrise les transformations nécessaires d'un point de vue de la consommation des ressources, mieux on maîtrise les enjeux associés à l'ensemble des besoins en nouveaux équipements. La sobriété est donc la clé, à la fois du point de vue de l'empreinte écologique globale, mais aussi du volume des transformations à accomplir, donc de leur maîtrise économique et sociale », explique à "La Tribune" le porte-parole de négaWatt, Yves Marignac.

Et pour cause, construire un mix 100% renouvelable implique un rythme de développement du solaire et de l'éolien jusqu'ici jamais observé dans les pays européens les plus dynamiques, et comporte un risque important d'échec. Y associer une dynamique de sobriété, en cumulant « des conditions strictes sur le déploiement effectif de celle-ci dans tous les secteurs », pourrait donc soulager en partie ce besoin d'investissement, affirme RTE. Et, « dès lors que nous consommons moins », permettrait d'économiser près de 10 milliards d'euros par an pour le coût complet du système électrique.

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À contre-courant des comportements actuels

Mais la partie n'est pas gagnée. Car selon RTE, son scénario « sobriété », « lourd en termes de débat de société », est « celui qui a concentré le plus d'attentes et de méfiances, avec des positions très clivées ». Surtout, la plupart des changements de comportement qu'il implique s'avèrent « contre-tendanciels à ce qui est observé aujourd'hui ».

«  Il y a déjà des tendances qui s'inscrivent dans le sens de la sobriété ! Dans la plupart des cas, les solutions relèvent même plutôt de l'inflexion que de vrais point de rupture, à part pour quelques sujets comme le transport aérien, puisqu'il n'existe pas de solution technologique bas carbone », défend pour sa part Yves Marignac.

Il n'empêche que sur la mobilité, par exemple, la vente des SUV continue d'exploser, avec une augmentation continue de la taille et de la puissance des véhicules achetés, qui effacent les gains obtenus techniquement sur l'efficacité des moteurs.

Quant au logement, malgré une concentration de l'habitat, le désir du pavillon individuel avec jardin semble toujours prégnant chez les Français. « C'est pourtant un imaginaire non généralisable, qui dysfonctionne à la fois du point de vue écologique mais aussi économique et social », déplore Yves Marignac.

Tabou politique

À cet égard, le rétropédalage fin 2021 d'Emmanuelle Wargon, la ministre du Logement, montre l'ampleur du tabou autour de la sobriété dans le débat politique. En effet, après avoir critiqué en octobre « l'impasse » des « lotissements de plus en plus éloignés des villes en périphérie », Emmanuelle Wargon avait dû faire machine arrière, et calmer la polémique en assurant devant l'Assemblée nationale « soutenir le modèle de la maison individuelle ».

Lire aussi 7 mnLe gouvernement veut en finir avec la maison individuelle : un « non-sens écologique, économique et social »

Et alors que 150 citoyens tirés au sort avaient mis au coeur de la Convention citoyenne pour le Climat cette notion de changement de comportement et d'incitations vers un modèle plus vertueux, en proposant par exemple de limiter les vols aériens intérieurs ou d'interdire certaines publicités pour les SUV, la Loi Climat et résilience qui avait finalement abouti en avait largement amoindri la portée.

Pourtant, selon l'Ademe, seuls les scénarios sobres permettront de garantir à la France une « indépendance énergétique totale » à horizon 2050. Un point non négligeable, notamment dans le contexte actuel d'explosion globale des prix du gaz, et d'une guerre russo-ukrainienne qui menace plus que jamais la sécurité d'approvisionnement de l'Europe en matière énergétique.

Lire aussi 10 mnNeutralité carbone en 2050: ce qu'impliquent les quatre scénarios modélisés par l'Ademe

Marine Godelier

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Commentaires 11
à écrit le 28/03/2022 à 17:35
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Plutôt que de sobriété , c'est d'une cure de désintox dont les plus gros consommateurs ont besoin. Avec le compteur " intelligents" qu'EDF et GDF ont installé partout, facile d'identifier les surconsommateurs . Les X premiers KWh correspondant aux be...

à écrit le 28/03/2022 à 17:24
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baby crack en occident et famine ailleurs font faire le taf, et ça commence maintenant

à écrit le 28/03/2022 à 17:24
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baby crack en occident et famine ailleurs font faire le taf, et ça commence maintenant

à écrit le 25/02/2022 à 11:11
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Si on résume : - l'efficacité énergétique évite les restrictions imposées et permet même d'augmenter le confort de vie de ceux qui en sont aujourd'hui privés - la sobriété est une régression dans nos modes de vie, un retour à celui de nos grands-p...

à écrit le 24/02/2022 à 20:21
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Si on commence à enseigner aux gens comment être heureux sans consommer ce sont toutes les classes dirigeantes du monde entier qui seraient en danger alors que finalement c'est la seule solution puisque leur méthode est repoussante dans le fond et da...

à écrit le 24/02/2022 à 16:12
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il faut obliger le bon peuple de gauche a montrer l'exemple car il est tolerant et vertueux....... qu'il passe donc devant; je propose que ce bon peuple arrete de se chauffer et de se deplacer; je propose meme qu'il arrete de respirer ca limitera le ...

à écrit le 24/02/2022 à 15:01
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On m’a toujours appris que dans nos sociétés occidentales modernes, le principe pour l’énergie, c’était d’être abondante et bon marché….. sinon on tombe dans une société de disettes, famines, et en déclin !!

à écrit le 24/02/2022 à 14:50
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La sobriété passe, entre autre, par la diminution des moteurs électriques!

à écrit le 24/02/2022 à 14:36
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"en leur permettant d'adopter des comportements plus vertueux" en remplaçant la chaudière gaz par une PAC, qui va faire grimper la facture électrique (ma chaudière gaz me fait bien 1/3 de ma consommation annuelle électrique mais le kWh électrique est...

à écrit le 24/02/2022 à 14:30
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c est tout le probleme. Personne ne veut se serrer la ceinture et vivre comme en 1950 (voiture = luxe, viande = luxe, voyage = super luxe, chauffage uniquement dans la cuisine). Je me demande comment vous pouvez convaincre les gens d aller habiter da...

le 24/02/2022 à 18:29
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C'est en cours mais ça va prendre 60 ans ( si on est encore là ). On constate un baby-krach ici et ailleurs, il est d'importance. Vont souffrir les bébésmachin et producteurs de couches culotte.. on va patienter avant de shorter le marché.

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