3665 Dossier
Jon Berkeley

C'est un véritable changement de logiciel qui doit s'opérer pour que l'on sorte une fois pour toutes de la naïveté vis à vis, notamment, des Etats-Unis Jon Berkeley

Jon Berkeley

La journée du 15 septembre n'aurait pourtant pas pu démarrer sous de meilleurs auspices. A 6 h 45, café en main, les principaux dirigeants de Naval Group découvrent un mail signé par l'amiral australien Bourke : ce dernier se dit "satisfait par le déroulement du programme". S'il est un peu tôt pour sabrer le champagne, au siège de l'industriel français l'heure est aux congratulations : le fameux "contrat du siècle", qui prévoit la construction de 12 sous-marins à destination de l'armée australienne, au montant pour l'entreprise flirtant avec les 10 milliards d'euros (sur les 56 milliards de l'enveloppe globale) s'apprête manifestement à passer à la vitesse supérieure. "On était heureux, car on pensait que cela signifiait qu'on allait basculer dans la phase du basic design, avant la découpe de la première tôle en 2024", raconte un ingénieur présent ce matin-là. Quelques heures plus tard, le président du groupe tricolore est averti que le ministre de la Défense australien, Peter Dutton, souhaite lui parler.

Publicité
LIRE AUSSI : Crise des sous-marins : quel avenir pour la France dans la zone indo-pacifique ?

Persuadé que ce dernier va lui confirmer la bonne nouvelle, Pierre-Eric Pommellet est cueilli à froid : le contrat initié en 2016 est tout simplement sabordé par Melbourne, qui lui préfère des sous-marins made in USA. Le soir même, le président Joe Biden entérine la décision en dévoilant le projet Aukus, nouvelle alliance nouée avec l'Australie et la Grande-Bretagne. Les raisons de cette volte-face ? "Il semble assez évident que les Australiens se sont fait tordre le bras par des Américains totalement obsédés par la menace chinoise, qui y ont vu l'occasion de se créer une base avancée, tout en envoyant un message fort à Pékin, analyse Eric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement. "Biden a peut-être aussi voulu punir la France, qui s'est fait le porte-drapeau d'une troisième voie possible face à l'affrontement sino-américain", complète Elvire Fabry, chercheuse senior à l'Institut Jacques Delors.

Une trahison en "bande organisée"

Ce qui est certain, c'est que Paris a été berné par ses alliés. "Un coup dans le dos", a cinglé le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. Pour protester, l'Elysée décide de rappeler "pour consultations" ses ambassadeurs à Washington et à Canberra. Une décision historique. Si les relations se sont depuis réchauffées avec les Etats-Unis, Biden ayant reconnu que "des consultations ouvertes entre alliés" auraient "permis d'éviter" cette crise, le rabibochage avec Melbourne prendra plus de temps. Et il passera par des réparations conséquentes. Naval Group affiche certes un carnet de commandes bien rempli, et l'industriel français vient de signer un contrat à plusieurs milliards d'euros pour livrer trois frégates à la Grèce, mais il va tout de même devoir se trouver de nouveaux clients alors que le contrat australien devait courir jusqu'en 2070. "Et il ne faut pas oublier les dizaines de sous-traitants français qui ont créé ou racheté une entreprise de l'autre côté du monde pour suivre Naval Group, et se retrouvent aujourd'hui le bec dans l'eau", peste Philippe Missoffe, le délégué général du Groupement des industries de construction et activités navales (Gican).

LIRE AUSSI : Comment Naval Group cherche à se faire indemniser

Des réparations qui ne pourront néanmoins jamais faire oublier l'humiliation et le vif sentiment de déclassement dans les rangs français. D'autant que dans l'histoire de Naval Group - ex-DCNS - cet énorme camouflet en rappelle un autre : celui des 12 sous-marins nucléaires d'attaque que la France devait livrer à la marine canadienne à la fin des années 1980. Des années de discussions et d'échanges politiques au plus haut niveau qui finiront au fond du Saint-Laurent. Au printemps 1989, la préférence des Canadiens pour les sous-marins français est acquise. Le patron de la direction générale de l'Armement (DGA) de l'époque, Yves Sillard, s'envole même pour Ottawa afin de signer un accord intergouvernemental entérinant la commande. Lors du dîner officiel, entre deux coupes de champagne, les deux hommes découvrent en direct à la télévision canadienne que le ministre des Finances local vient d'annoncer l'annulation pure et simple du programme. La France apprendra par la suite que le Premier ministre Brian Mulroney a cédé aux pressions américaines. Même si la guerre froide tire à sa fin, Washington n'est guère enclin à voir le Canada jouer les trouble-fête dans la guerre sous-marine que les Etats-Unis livrent aux Russes sous la calotte glaciaire du pôle Nord... Dans le domaine des grands contrats militaires, l'industrie a ses raisons que le politique ignore. Et, en la matière, les Américains sont passés maîtres (tout comme la Chine aujourd'hui) dans l'alignement de leurs intérêts stratégiques, géopolitiques et économiques. Quitte à employer tous les moyens de pression et d'influence pour arriver à leurs fins.

De (trop) nombreux précédents

Au sein de la branche militaire d'Airbus ou chez l'avionneur Dassault, on collectionne aussi les histoires de contrats ayant capoté in extremis. Comme celui avec Singapour en 2005, le chasseur Rafale ayant été écarté à la dernière minute au profit du F-15 Eagle de Boeing. Washington aurait en effet promis que la flotte américaine dans le Pacifique passerait une partie de l'année au large de la cité-Etat. Une guerre d'influence qui fait rage aussi en Europe. A l'automne 2015, les négociations très avancées entre le gouvernement polonais et le Français Airbus Helicopters pour la fourniture d'une cinquantaine de Caracal sont brutalement stoppées par l'arrivée au pouvoir de la nouvelle équipe atlantiste du PiS (Droit et justice). "C'est la garantie d'un soutien américain indéfectible face aux Russes qui l'a emporté", raconte Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint et spécialiste des questions de défense à l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).

Tout récemment enfin, le choix de la Suisse de se doter d'une trentaine de F35 laisse pantois - les chasseurs de combat n'avaient pas au départ la faveur des autorités suisses, qui leur préféraient les Rafale. Et le calendrier interroge. Le 10 juin, Joe Biden, venu rencontrer Vladimir Poutine à Genève, n'a pas manqué de vanter les mérites des avions américains. Trois semaines plus tard, le Conseil fédéral officialisait la commande, affirmant que l'avion de chasse américain était "près de 2 milliards [de francs suisses] meilleur marché que ses concurrents". Un argument qui fait tiquer lorsque l'on sait que le programme des F35 est un gouffre financier dénoncé par une pelletée de rapports parlementaires du Congrès américain. Dans ce cas, c'est la levée de potentielles sanctions portant sur les banques helvètes aux Etats-Unis qui aurait fait pencher la balance.

La carotte financière...

Chaque fois, la pression de l'Oncle Sam fait mouche. D'autant qu'il sait aussi manier la carotte financière. Dans l'industrie de la défense, on appelle cela les contrats FMS, du nom du programme Foreign Military Sales. Le pays acheteur négocie directement avec le Pentagone, qui se charge d'acheter lui-même le matériel à l'industriel américain. Une commande qui est noyée dans ses propres achats. L'avantage est triple. Pour l'acheteur, c'est la garantie de bénéficier de l'effet de masse des achats du Pentagone, et donc de décrocher un prix plus bas. L'industriel, lui, minimise le risque d'impayés. Quant au Pentagone, il fait vivre son industrie de défense et prélève une juteuse commission au passage... Un système bien rodé. "Ils ont utilisé ce type de montage pour le contrat suisse", affirme un spécialiste du secteur, ancien grand ponte de la DGA. Le problème, c'est que la France n'a jamais voulu (ou pu, car la commande militaire est trop faible) se doter d'un tel outil : l'Etat, trop frileux, ne voulant supporter seul le risque financier d'un impayé, et les industriels craignant d'avoir les mains liées par la puissance publique...

...Ou le bâton judiciaire

Quand la carotte financière n'est pas suffisamment appétissante, l'Oncle Sam sort le bâton. Impossible de passer en revue l'arsenal américain sans parler de l'extraterritorialité du droit américain, qui permet à sa foudre judiciaire de frapper à peu près n'importe où dans le monde. Il suffit en effet d'avoir un demi-orteil aux Etats-Unis pour que le Departement of Justice (DoJ) s'intéresse à vous. Si une entreprise étrangère possède une filiale aux Etats-Unis, si elle est cotée à la Bourse de New York, si une transaction a eu lieu en dollars, ou si un simple mail incriminant a transité sur un serveur californien, le lien pour l'administration américaine est suffisant. Alstom, Siemens, BNP Paribas, Technip, HSBC, Total..., nombre d'entreprises en ont déjà fait les frais, le plus souvent pour corruption ou violation d'embargo. Certes, elles auraient pu s'économiser des milliards de dollars d'amendes en restant dans les clous. Le problème, c'est que les enquêtes du DoJ épargnent le plus souvent les groupes arborant la bannière étoilée, et que les sanctions semblent parfois essentiellement guidées par les intérêts économiques de Washington. L'exemple phare étant le rachat par General Electric de l'activité énergie du français Alstom au printemps 2014, alors que le cours de Bourse de cette dernière était au plus bas... à cause de la menace d'une lourde amende du DoJ.

LIRE AUSSI : Quand le droit devient une arme de destruction massive

Dans cette guerre qui ne dit pas son nom, la communication peut également se révéler une arme redoutable. Peu avant l'été, la Maison-Blanche a ainsi relayé auprès de la chaîne CNN des informations concernant le réacteur franco-chinois de Taishan, faisant état d'une "menace radiologique imminente". En choisissant de divulguer cette information juste avant un sommet du G7, l'administration Biden était certaine de lui donner un retentissement maximal, avec un objectif double : décrédibiliser la Chine, et semer un doute sur la fiabilité de la technologie nucléaire tricolore. Qu'importe si l'incident en question s'est révélé moins grave qu'annoncé. En temps voulu, les négociateurs américains sauront rappeler cet épisode à leurs interlocuteurs, lorsqu'il s'agira de vendre des centrales General Electric ou Westinghouse en Pologne ou ailleurs...

Et quand ils ne sont pas dans la course, les Américains s'arrangent toujours pour être en situation d'arbitre ou d'influence. A la fin des années 2000, alors qu'un attelage inédit constitué des groupes Suez, Areva et Total semblait idéalement placé pour la construction de deux réacteurs EPR à Abu Dhabi, "ils n'ont jamais lâché les lieux de décision", témoigne un protagoniste de cette affaire. Jusqu'à faire nommer l'un des leurs à la tête de l'autorité de contrôle... Résultat, le trio tricolore s'est fait souffler ce contrat de 20 milliards de dollars par le constructeur coréen Kepco, plus proche des intérêts de l'Oncle Sam.

La duplicité a été grande, même les interlocuteurs australiens n'étaient pas au courant de l'accord qui se tramait du côté des politiques

L'Hexagone, lui, semble bien démuni face à cet outillage de haut vol. Si l'on s'en tient à la seule question du renseignement, comment expliquer que les services français n'aient pas vu venir la gifle australienne ? "Les signaux faibles ont pourtant été nombreux, à commencer par les pseudo-révélations de la presse australienne, comme celles sur les piratages dont aurait été victime Naval Group, faisant de l'industriel un partenaire peu fiable", souligne un expert du secteur. Certes, comme l'explique un proche du dossier, "la duplicité a été grande, puisque même les interlocuteurs australiens n'étaient pas au courant de l'accord qui se tramait du côté des politiques". Il n'empêche. Même si la manoeuvre avait été moins habile, pas sûr que nos services de renseignement l'auraient détectée sur leurs radars. "75 % des effectifs de la direction générale de la Sécurité extérieure travaillent aujourd'hui sur les questions du terrorisme, ce qui laisse peu de place pour l'intelligence économique, sans compter qu'espionner le grand frère américain a toujours été tabou chez nous", pointe Eric Denécé. C'est un véritable changement de logiciel qui doit s'opérer pour que l'on sorte une fois pour toutes de la naïveté.

Sortir de notre dangereuse naïveté

LIRE AUSSI : Si la gifle australienne pouvait servir à quelque chose

Bref, cesser d'être l'idiot du village global. Lentement, la mue est en train de s'opérer dans une Union européenne biberonnée au mirage du libre-échange. Inspiré par la cellule française chargée de filtrer les investissements étrangers dans les secteurs stratégiques, Bruxelles s'est dotée d'un dispositif identique. En décembre prochain, la Commission devrait présenter un outil "anticoercition", une sorte de réponse notamment à l'extraterritorialité du droit américain. Une arme de politique commerciale qui permettra d'augmenter automatiquement les droits de douane frappant les productions d'un pays tiers ayant une politique discriminatoire envers l'Europe ou ses entreprises. De même, au 1er décembre, les droits de douane sur des dizaines de produits américains très symbolique comme les Harley-Davidson ou le whisky devraient être portés de 25 à 50 % en réponse aux taxes qui touchent l'acier et l'aluminium européens.

Il s'agit de s'approprier - et d'assumer enfin ! - le concept de souveraineté et l'arsenal d'outils qui va avec. Rien de vraiment nouveau, diront certains. Au début des années 1960, de Gaulle avait refusé que les Américains aient accès à toutes les communications du premier satellite français, qui devait être mis en orbite à l'époque par une fusée américaine - l'acte fondateur du programme spatial français. Le même de Gaulle qui, en 1966, claquait la porte du commandement intégré de l'Otan. Une organisation en "situation de mort clinique", affirme aujourd'hui Emmanuel Macron. Comme si l'histoire bégayait.

Publicité