Blog post 200729

carnets de crise

L’UNANIMITÉ EMPÊCHE L’EUROPE D’AVANCER

Cette note est la quatrième d’une série de réflexions des membres de l’Observatoire politique du
Parlement européen de l’Institut Jacques Delors, inspirées par la crise actuelle.
PAR MONICA FRASSONI
Présidente du Conseil Communal d’Ixelles (Belgique), ancienne députée européenne (Verts/ALE),
membre de l’Observatoire politique du Parlement européen de l’IJD.

Une première version en italien de cet article a été publiée le 22 juillet sur le site italien du HuffingtonPost

This publication is available in french.

Cela ne fait aucun doute. L’accord conclu au matin du 21 juillet par le Conseil européen est véritablement historique : la possibilité d’avoir une sorte d’euro-obligation garantie par le budget de l’UE et donc par tous ses 27 États membres était inimaginable il y a encore quelques mois. Mais l’accord des chefs d’État et de gouvernement n’est qu’un début : il reste du travail, tant aux niveaux européen que national, pour établir l’application pratique d’une série de programmes, d’accords et de mesures, dont ce compromis est porteur. Ce travail de ratification et de mise en œuvre passe en partie par le Parlement européen, en partie par la Commission et par le Conseil des ministres de l’UE dans ses différentes formations. Rien n’est encore gagné. Pour des innovations potentiellement très importantes comme les nouvelles ressources propres que sont les projets d’écotaxes sur les plastiques ou le CO2, l’unanimité requise reste encore à trouver avant leur mise en œuvre effective. S’agissant des plans nationaux à présenter pour le bon emploi du futur fonds de relance, le débat en Italie montre que beaucoup – et c’est ici tant mieux – ont peut-être un peu de Mark Rutte en eux dans leur souci d’exiger des critères clairs dans l’emploi des subventions, notamment au regard du Pacte vert européen et de la transition numérique, afin d’éviter les dérives fossiles et corporatistes.

Malgré son potentiel et au-delà de ses zones encore floues, l’accord issu de ce long sommet des chefs d’État et de gouvernement laisse un goût un peu amer pour plusieurs raisons. La première est que la part des subventions provenant du fonds de relance est réduite, passant de 500 à 390 milliards d’euros. Des coupes drastiques ont également été effectuées dans le budget pluriannuel, qui reste à 1 074 milliards, soit un montant global plus ou moins le même qu’avant le Covid. Certes, c’est mieux que rien si l’on considère que les États « frugaux » voulaient zéro subvention. Mais nous restons encore bien en deçà de ce qui est nécessaire pour remettre nos économies à flot.

La seconde raison est que, dans les négociations et dans les commentaires sur les gagnants et les perdants, prévaut l’idée que l’UE est un guichet automatique. La quantité d’argent qui va aux uns et aux autres devient l’unique mesure du succès ou de l’échec. Il n’y a pratiquement pas eu de place – ce qui n’est pas nouveau à ces sommets – pour une discussion sur le rôle de l’UE et sur la vision stratégique qui devrait guider les choix financiers. Si le Pacte vert et les priorités à la numérisation ont été sauvés dans l’accord, ces choix avaient déjà été adoptés auparavant. La grande autonomie toutefois laissée aux États membres pour les appliquer permettra dans les prochains mois de vérifier le sérieux de leur engagement en la matière.

Il est regrettable que les réductions les plus importantes effectuées pour accorder des cadeaux et des rabais aux “avares” et aux autres, afin de préserver les 750 milliards d’euros du plan de relance NextGenerationEU, ont été précisément en rapport avec les politiques et mesures européennes les plus innovantes, celles dont la pandémie a justement montré qu’elles étaient indispensables pour nous préparer et nous défendre contre cette crise et celles à venir. Le budget de la recherche (Horizon Europe) passe ainsi de 15 à 5 milliards d’euros, l’importante initiative Eu4Health qui, dans la proposition de la Commission, valait 9,4 milliards d’euros est totalement annulée, tout comme le fonds destiné à aider immédiatement les petites et moyennes entreprises. InvestEU, le successeur du plan Juncker, passe de 30 à 5,6 milliards d’euros. Le Fonds de transition juste, qui devrait accompagner les régions les plus consommatrices des énergies fossilises dans la reconversion verte, passe de 40 à 10 milliards d’euros en sept ans, etc. La recapitalisation prévue et nécessaire de la Banque européenne d’investissement reste également en jeu pour le moment, dans l’attente des décisions du Conseil des ministres des finances de l’UE à la fin de l’année. En clair, il y a moins d’argent pour les programmes européens, plus de ressources et de remboursements aux États.

À cet égard, il est possible et très souhaitable que le Parlement européen se batte pour récupérer au moins une partie des fonds perdus puisqu’il a le pouvoir de rejeter en bloc le cadre financier pluriannuel et de co-décider des budgets annuels. Mais nombreux sont ceux qui doutent que la seule assemblée supranationale démocratiquement élue et dotée de pouvoirs législatifs au monde ait la force et les majorités nécessaires pour le faire.

Sur la question très controversée de la gouvernance du fonds de relance, c’est-à-dire de savoir qui décide finalement de l’octroi des prêts et des subventions, la victoire de Mark Rutte et de son groupe de « frugaux » pour affirmer la prépondérance des gouvernements sur les institutions européennes est réelle mais théorique. Son application sera très improbable : les gouvernements ne mettront guère leurs pairs au banc des accusés. La preuve en est les cas de la Hongrie et de la Pologne, qui enfreignent le respect de l’état de droit, déjà fragile, presque sans interruption depuis des années. Le transfert de pouvoir de la Commission vers le Conseil est donc une erreur, à la fois parce qu’il rend l’évaluation des différents plans nationaux de relance plus arbitraire et politisée et parce qu’il diminue encore le rôle des institutions européennes au profit de la méthode intergouvernementale. Méthode qui a montré encore une fois durant ce sommet toutes ses limites et même sa laideur, à l’image des incessants marchandages et de l’âpreté des échanges.

Il en va de même au sujet de la conditionnalité au respect de l’État de droit pour l’obtention de fonds, qui passe d’un mécanisme quasi automatique à un système complexe de recours et de saisines ; système finalement entre les mains des gouvernements. Comme pour la procédure prévue à l’article 7 du Traité européen, qui peut en théorie conduire à la suspension des droits d’un État et qui est ouverte depuis des mois et des mois pour la Pologne et la Hongrie, très peu de mesures seront faites à ce sujet en pratique. À moins que le Parlement européen ne parvienne à arracher une certaine amélioration lors des prochaines négociations.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ce Conseil européen pour l’avenir ?

La première est que nous sommes confrontés à un autre dejà-vu que la crise Covid n’a que partiellement limité. Un nombre déjà considérable de Conseils européens ou de négociations aux résultats historiques ont été éclipsés par des chicanes inutiles et la volonté de beaucoup de ralentir l’action de l’UE plutôt que de l’accélérer. Ces sommets, invariablement, ont été inférieurs aux attentes, ce qui, au fil des ans, a eu un impact dévastateur sur la capacité de l’UE à agir dans l’intérêt des Européens. La raison est toujours la même : le principe de l’unanimité et son corollaire, le droit de veto. Si la BCE travaillait à l’unanimité, il n’y aurait probablement plus d’euro. Si en 2007, Angela Merkel, déjà année de présidence allemande, n’avait pas accordé aux Polonais l’unanimité sur les décisions stratégiques en matière de changement climatique, nous serions sans doute plus avancés aujourd’hui. S’il n’y avait pas d’unanimité requise sur les questions fiscales, nous bénéficierions peut-être aujourd’hui d’une taxe carbone depuis plusieurs décennies, que la Commission Delors a été la première à proposer. Nous aurions aussi une loi sur le pluralisme et contre les concentrations de médias, qui ne laisserait pas les coudées franches aux États membres, dont use actuellement la Hongrie. Et aujourd’hui, c’est encore la règle de l’unanimité qui donne tant de poids aux « frugaux » et à leurs chefs de file, Mark Rutte et Sebastian Kurz. Deux dirigeants qui, comme les trois autres « frugaux », ont donné l’impression de n’avoir absolument rien à perdre, restant insensibles aux appels au sens européen ou aux marmonnements de leurs alliés gouvernementaux. Comme ils l’ont reconnu eux-mêmes, leur seul souci était leur intérêt national. La règle de l’unanimité leur a conféré le pouvoir d’éventuellement tout bloquer, dont ils ont su user pour obtenir des concessions trop vite accordées pour les rabais sur leurs contributions au budget européen. En bref, sans l’exigence de l’unanimité, l’UE serait déjà une véritable Union, peut-être depuis plusieurs années, et aujourd’hui nous disposerions de beaucoup plus d’instruments communs. Par conséquent, si on ne se débarrasse pas de cette entrave qu’est l’unanimité, il ne sera pas possible d’avancer au rythme et avec les règles et les ressources nécessaires.

Mais le problème est que la réforme des Traités et la suppression de la règle de l’unanimité requièrent… l’unanimité. Comment s’en sortir ? Il y a deux outils à utiliser. Le Parlement européen et… les Européens eux-mêmes.

Le Conseil européen a l’habitude de maintenir le Parlement européen en dehors de la salle des commandes, en s’arrogeant des pouvoirs que les Traités ne lui confèrent pas puisqu’il n’a pas un rôle législatif mais un rôle d’orientation stratégique. Il appartient au Parlement européen de se remettre au centre de l’initiative contre la dérive intergouvernementale de l’UE, en utilisant au maximum et de manière bruyante les vastes pouvoirs qu’il a acquis au fil des ans.

Autre piste, reprendre l’initiative constituante, en y associant ceux – et ils sont nombreux – qui considèrent comme essentielle une action commune en matière de développement économique et social, de lutte contre le changement climatique, d’État de droit et de résolution des conflits à notre porte. De nombreux gouvernements ont très mal vécu l’attitude des « frugaux », qui appelle une discussion sérieuse sur la manière dont l’Europe peut devenir plus proche, inclusive et démocratique. Ce n’est pas un hasard si le programme de la présidence allemande du Conseil de l’UE mentionne d’éventuelles modifications des Traités, question qu’il sera difficile d’éviter lors de la conférence sur l’avenir de l’UE devant s’ouvrir à l’automne.

En résumé, plutôt que de chanter victoire face aux sommes d’argent promises ou de se lamenter contre d’insolents exploits des « frugaux », nous devrions être mieux préparés à tirer le meilleur parti de ce qui est bon dans l’accord du 21 juillet et relancer la bataille pour renforcer la démocratie et l’intégration européenne.

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