[EN] Brexit sans accord et budget de l’UE : attention au risque pour l’unité de l’UE
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Contrairement aux craintes initiales, selon lesquelles le Brexit pourrait provoquer un effet domino parmi les autres États membres ou devenir un sujet de division majeure, les 27 ont jusqu’à présent fait preuve d’une remarquable unité. Le Brexit a même contribué à constitutionnaliser l’indivisibilité des quatre libertés du marché unique comme principe fondamental de l’UE et condition de base pour toute intégration future. Le rôle moteur de la Commission européenne a été essentiel pour maintenir cette unité tout au long des trois années de négociation.
Outre la conduite des discussions sur le retrait, la Commission a également joué un rôle actif dans l’anticipation des conséquences potentielles d’un Brexit sans accord. Elle l’a fait à l’approche du 31 mars 2019, et elle prépare à nouveau l’ensemble des États membres et des parties prenantes à une éventuelle fin brutale de la période de prolongation de l’article 50 du TUE au 31 octobre 2019.
Mais un angle mort persiste dans cette planification d’urgence, et il pourrait bien fissurer l’unité européenne : si le Royaume-Uni arrête ses paiements à partir du 1er novembre, comment compenser le trou dans le budget de l’UE ?
Il est impératif d’anticiper sans délai une stratégie pour gérer ce déficit de financement. L’UE-27 doit éviter que les conséquences budgétaires d’un Brexit sans accord ne dégénèrent en conflit entre contributeurs nets et bénéficiaires nets autour du budget 2020, et ne viennent polluer les négociations déjà complexes sur le cadre financier pluriannuel 2021-2027.
Un « no deal » version 2.0
En quête désespérée d’une majorité à la Chambre des communes pour faire adopter un accord de retrait ordonné, le Royaume-Uni est à nouveau confronté au risque réel d’un Brexit sans accord le 31 octobre 2019.
Les entreprises avaient déjà lancé leurs plans de contingence et commencé à stocker des marchandises avant le 31 mars 2019, lorsque l’accord négocié par Theresa May avec les 27 fut rejeté — non pas une, mais trois fois — par les députés britanniques. Alors que la prolongation de six mois accordée en avril touche à sa fin, une crise politique intérieure sans précédent accentue la probabilité d’un « no deal ». La suspension exceptionnelle de cinq semaines du Parlement par le nouveau Premier ministre, Boris Johnson, empêchant de fait le contrôle parlementaire, a exacerbé la lutte de pouvoir entre l’exécutif et le législatif. Une nouvelle loi — le Benn Act — a été adoptée pour empêcher une sortie sans accord, tandis que le Premier ministre a juré que, quoi qu’il arrive, il fera sortir le Royaume-Uni de l’UE le 31 octobre, et des recours juridiques ont été engagés contre la prorogation du Parlement. Certains diront que « beaucoup de temps et d’énergie ont été gaspillés », sauf si l’objectif est de ne laisser au Parlement d’autre choix que d’approuver l’accord de May ou une version proche.
Tous les scénarios économiques s’accordent à dire que l’absence d’accord serait le plus coûteux. Quarante-six années d’intégration dans de nombreux domaines ne peuvent être effacées sans un choc économique majeur et des conséquences juridiques complexes. Dès le début de 2018, la Commission européenne a publié près de 100 avis sectoriels destinés à informer citoyens, entreprises et administrations sur les mesures à prendre pour anticiper un « no deal ». Le 4 septembre 2019, elle a publié sa 6e communication de contingence, proposant des ajustements techniques et réglementaires pour limiter l’impact dans différents secteurs économiques. Mais les questions budgétaires restent partiellement traitées.
La stratégie de contingence pour le budget de l’UE
Le budget de l’UE ne figurait pas dans les premières communications de la Commission de juillet 2018. L’espoir était alors qu’un accord de retrait soit voté, et que le Royaume-Uni continue de contribuer au budget jusqu’à la fin de cette période financière, soit 2020. La perte de la contribution britannique avait en revanche déjà été intégrée dans les préparatifs du cadre financier 2021–2027.
Depuis début 2019, cependant, le risque élevé d’un « no deal » a forcé l’UE à envisager sérieusement une interruption brutale des paiements britanniques avant fin 2020. Une première étape fut l’adoption, le 9 juillet 2019, d’un règlement de contingence pour ajuster le budget 2019 en cas de « no deal ». En résumé, ce règlement permet aux bénéficiaires britanniques de rester éligibles aux programmes européens en 2019, même en tant qu’État tiers, à condition que le Royaume-Uni honore ses paiements et accepte les audits et contrôles nécessaires.
Cette conditionnalité s’accompagne de dispositions permettant une aide financière ciblée aux pays et secteurs les plus touchés par un Brexit sans accord. Dans sa communication du 4 septembre 2019, la Commission propose d’étendre cette approche au budget 2020 : si le Royaume-Uni s’engage à contribuer, ses bénéficiaires pourront rester financés jusqu’à fin 2020. Mais une question demeure sans réponse.
Se préparer au pire scénario
Tout bon plan de contingence doit envisager le pire. Or la Commission fonde son approche budgétaire sur le scénario le plus optimiste : celui où, malgré l’absence d’accord, le Royaume-Uni « honorerait » ses engagements financiers pour 2019 et 2020, comme préalable à toute discussion future. C’est un pari risqué sur une question hautement symbolique pour les États membres.
Le gouvernement britannique n’a jamais clairement affirmé qu’il continuerait ses paiements en cas de « no deal ». Le 9 juillet, le Royaume-Uni s’est abstenu lors du vote sur le règlement de contingence pour 2019. David Davis, ex-ministre du Brexit, avait reconnu que le Royaume-Uni avait des obligations financières « gérables », mais début juillet, la Chambre des communes se plaignait que le gouvernement refusait toujours de préciser ce qu’il considérait comme ses obligations en cas de « no deal ». À Biarritz, au sommet du G7, Boris Johnson a déclaré qu’en cas de sortie sans accord, le Royaume-Uni retiendrait une grande partie des 39 milliards de livres prévus par l’accord de retrait. Mais combien est « une grande partie » reste flou.
Jusqu’à présent, Johnson a affiché une détermination sans faille à sortir de l’UE sans accord s’il n’obtient pas de compromis. Dans ce cas, accepterait-il quand même de contribuer partiellement au budget 2020 ? Ou choisirait-il une rupture brutale, en refusant de payer et en risquant un gel immédiat des négociations commerciales futures avec l’UE ?
Le fait de conditionner toute négociation commerciale à l’honoration des engagements budgétaires agit comme un levier de pression. Des acteurs britanniques (collectivités, universités) pourraient également pousser à maintenir les paiements. Ou bien Londres pourrait demander un nouveau report. Mais l’UE ne peut pas se contenter d’attendre. Les 27 doivent impérativement se doter d’une méthode de repli pour gérer la situation si le Royaume-Uni cesse ses paiements.
Une perte gérable en 2019, plus lourde en 2020
L’ajustement semble possible pour le budget 2019 : la majorité des contributions nationales auront été appelées avant le 31 octobre, et la Commission devrait disposer de marges suffisantes pour les deux derniers mois. En revanche, l’impact serait bien plus conséquent en 2020 : selon la Commission, la contribution nette britannique attendue s’élèverait à environ 11 milliards d’euros. Comment combler ce trou ? En augmentant les contributions — ce qui pèserait sur les contributeurs nets — ou en réduisant les dépenses — ce qui léserait les bénéficiaires nets ? Les tensions sont inévitables.
La Commission prévoit de proposer un projet de budget 2020 révisé fin octobre, si aucun accord ou prolongation n’est trouvé d’ici là. Elle souhaite une approche équilibrée, mêlant coupes modérées dans les dépenses et légers relèvements des contributions. C’est sans doute l’approche la plus sage, mais elle nécessitera une majorité qualifiée parmi les États membres.
Un Brexit sans accord frappera durement les économies de certains des plus grands contributeurs nets — l’Allemagne, les Pays-Bas — et le spectre de la récession pourrait les inciter à refuser toute hausse de contribution. Les bénéficiaires, eux, pourraient faire valoir leur droit aux financements. Certains pourraient même bloquer l’adoption du budget en espérant l’application de l’article 312.4 du TUE, selon lequel, en l’absence d’accord, le niveau de dépenses de l’année précédente est reconduit.
Le risque d’un affrontement budgétaire en novembre est donc réel, avec des répercussions sur les négociations du prochain cadre 2021–2027.
Une règle simple 50–50 pour préserver l’unité des 27
La planification de crise ne vise pas uniquement à protéger les citoyens et les entreprises. Elle sert aussi à prévenir toute division entre les 27. Sur la question budgétaire, cela implique d’éviter les tensions en définissant dès maintenant les modalités de partage du coût d’un Brexit sans accord. La Commission ne doit pas attendre de savoir si le Royaume-Uni paiera ou non. Elle doit proposer d’urgence au Conseil et au Parlement une méthode pour combler l’éventuel déficit.
Cette méthode pourrait reposer sur deux principes simples :
- 50 % du manque à gagner couverts par des coupes budgétaires, 50 % par des hausses de contributions nationales ;
- Réduction uniforme de toutes les lignes budgétaires, pour éviter des arbitrages politiques douloureux.
Un tel accord en amont permettrait de renforcer la cohérence de la stratégie de contingence des 27. Il agirait comme un pare-feu contre toute division interne, et renforcerait la position européenne face à un Royaume-Uni tenté de se soustraire à ses obligations financières.
Elvire Fabry
Chercheuse senior, géopolitique du commerce
&
Eulalia Rubio
Chercheuse senior, affaires économiques