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Un Parlement ne peut pas en cacher un autre

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Cet article de Jean-Louis Bourlanges, député (Modem) des Hauts-de-Seine, est paru dans « Ena hors les murs », n°484, Octobre 2018, p. 32-33

 

Le modèle euro-parlementaire déconcerte et dérange non pas, comme on le répète à longueur de colonnes depuis vingt ans, parce que l’Union européenne serait victime d’un prétendu « déficit démocratique », mais parce qu’elle est tout entière régie par une démocratie de négociation, un article que, nous autres Français, n’avons pas en magasin, obsédés que nous sommes par l’idée que la vraie démocratie ne peut être que de confrontation.

J’ai été dix-neuf ans membre du Parlement européen et, après neuf ans d’une retraite studieuse et désenchantée, j’ai, dans le sillage de la victoire d’Emmanuel Macron, repris du service parlementaire en 2017 mais, cette fois, en qualité de député à l’Assemblée nationale. Une comparaison rigoureuse des deux expériences n’est pas chose facile en raison de l’inégalité des temps d’expérimentation respectifs et, plus encore, du caractère un peu lointain de mes souvenirs strasbourgeois : non seulement l’Europe d’aujourd’hui est assurément moins riante que celle d’hier mais, de surcroît, la mémoire joue des tours au vieil homme menacé d’attendrissement sur son passé. Et pourtant, si délicat que soit l’exercice, il s’en dégage, à mes yeux, deux leçons très claires : rien ne ressemble moins à un député européen qu’un député national et le mépris, ou, à tout le moins, la condescendance dont on accable d’ordinaire l’Euro-parlement n’est en rien justifié.

« Le bien commun » contre l’intérêt général. Le recensement des différences entre les deux maisons· parlementaires de France et d’Europe dépasse sans nul doute les limites du témoignage qui m’est demandé. Je m’en tiendrai donc aux seules différences « ressenties », comme disent les météorologues, et j’en relèverai quatre. La première, et peut-être la plus décisive, tient à l’opposition entre une culture européenne de l’altérité et une culture nationale de l’unité. En France on célèbre le Saint Graal de l’intérêt général et, avec Carré de Malberg, on voit dans la loi l’expression de « la Volonté générale ». D’où le système majoritaire : la volonté, évidemment « particulière » plus que « générale », des uns l’emporte par KO sur celle des autres. En Europe on croit au « bien commun » et on identifie la fabrication de la loi à un patient travail d’écoute de chacun, de réduction des différences, et de délimitation artisanale de ce bien commun. Le débat politique se nourrit en France du fracas des volontés générales incompatibles. Il s’épuise en Europe à la faveur des différences surmontées. La reconnaissance de l’autre est un point de départ en Europe. C’est un point de chute en France.

La deuxième différence, qui est à bien des égards, un sous-produit de la première, touche à la tolérance et à l’esprit de parti. Il y a une culture européenne du respect des différences qui contraste avantageusement avec une culture nationale de la camaraderie vociférante. En Europe, on s’envisage. En France on se dévisage. En Europe, on écoute et on juge sur ce qui est dit, en France on substitue le procès du locuteur à l’analyse de son message. L’essentiel n’est pas ce que l’on dit mais d’où l’on parle. Rien n’est plus infantile et dégradant à cet égard que les séances publiques bi-hebdomadaires de questions au gouvernement, séances d’hystérie hurlante et gesticulatoire qui donnent de notre vie démocratique et tout simplement de notre maturité citoyenne la pire des images. Curieusement, dès que les parlementaires se retrouvent en petit comité, dans le cadre des commissions ou des groupes de travail, la République des camarades prend le pas sur celle des invectives et nos abominables Mr Hyde se transforment en sympathiques docteurs Jeckill. D’où vient cette propension des députés nationaux à l’invective ostentatoire? Sans doute de la combinaison d’un goût prononcé pour la guerre civile froide et d’une propension excessive à l’affrontement rhétorique. Le Parlement européen préfère les compromis négociés aux joutes oratoires. Le Parlement français parle, le Parlement européen négocie.

Un débat multipolaire ou bipolaire.La troisième différence, mais qui, sous l’effet du chamboule-tout macronien, tend à s’estomper, tient aux modalités structurelles du débat interne à chacune des deux assemblées : multipolarité du débat euro-parlementaire d’un côté ; bipolarité du débat national de l’autre. À l’Assemblée nationale, l’opposition entre la droite et la gauche écrasait naguère le débat. Le Parlement européen a toujours pratiqué, quant à lui, un débat politique éclaté entre trois clivages qui coexistaient en son sein sans qu’aucun ne parvienne à dominer les deux autres: l’opposition droite-gauche, bien sûr, qui a toujours compté au sein de l’assemblée européenne, sans jamais réussir à s’imposer comme un axe majeur ; l’opposition entre fédéralistes et souverainistes, d’autre part, évidemment essentielle au sein d’une assemblée qui s’est donné pour mission de construire une Europe intégrée ; enfin, l’opposition entre États radins et États prodigues, les premiers étant attentifs à leur argent, les seconds généreux avec l’argent des autres. La conséquence de cette coexistence multicritériale est simple: aucune majorité n’est acquise, aucune majorité n’est pérenne. La diversité des représentations nationales cisaille les groupes politiques de l’intérieur. Il faut donc viser l’unanimité et enjamber tous les groupes pour atteindre une simple majorité. Le Parlement européen est un lieu de négociation ininterrompue. Les couteaux doivent rester au vestiaire.

Sur ce terrain-là, celui de la fragmentation du débat, le Parlement européen a donc plus d’une longueur d’avance sur l’Assemblée nationale, mais celle-ci fait effort aujourd’hui pour rattraper une partie de son retard. La révolution macronienne a fait franchir à l’Assemblée une étape majeure sur la voie de la multi-polarisation et a brisé, au moins provisoirement, sinon l’opposition droite­-gauche, du moins son caractère axiologique. Le droite/ gauche n’a certes pas disparu mais il a dû s’effacer comme axe majeur de l’affrontement majoritaire au bénéfice de la confrontation entre économie libre et société ouverte d’un côté et économie administrée et société close de l’autre. Du coup, la nouvelle assemblée n’est plus coupée en deux mais en cinq : deux partis populistes aux extrémités, une gauche et une droite résiduelles qui tentent de donner du sens et des couleurs à leur antique opposition et, au cœur du dispositif une majorité macronienne fédérant une droite et une gauche modérée autour d’un projet « libéral, social et européen». L’Assemblée nationale française a ainsi significativement réduit sa différence avec le reste de l’Europe en général et avec le Parlement européen en particulier. Le macronisme a contribué à la normalisation européenne du débat en acclimatant en France une formule insolite sous la Cinquième République : la conjonction des centres et la relégation à la périphérie du système des droites et des gauches dures.

Négociation contre confrontation. La quatrième différence tient aux formes, profondément dissemblables, des mobilisations majoritaires au sein des deux assemblées. En France, la vie parlementaire a longtemps été dominée et même écrasée par le fait majoritaire qui divise les députés en deux catégories, les exclus et les soumis, ceux qui ne sont pas dans la majorité et ceux qui ne sont pas au gouvernement, unis depuis 1958 par une commune marginalisation. Depuis 2017 et l’élection du président Macron, le droite-gauche a éclaté, mais la pression de !’Exécutif sur les députés ne s’est pas relâchée et le carcan majoritaire ne s’est pas desserré. Simplement, la fidélité au gouvernement a supplanté la proximité idéologique comme principe de cohésion majoritaire. L’Union européenne s’est, quant à elle, toujours préservée comme de la peste de toutes les formes de confrontation majoritaire, car elle n’a jamais ignoré le caractère ingérable des affrontements binaires et les risques de dislocation intérieure inhérents à l’existence d’une communauté d’États inévitablement fragile. D’où le fait que le système est tout entier conçu comme un emboîtement permanent de négociations intra – et inter –­ institutionnelles, que le Parlement européen est élu à la représentation proportionnelle, c’est-à-dire au scrutin du pouvoir partagé et non du pouvoir imposé, et que les seules majorités possibles dans chacune des institutions de l’Union reposent sur la conjonction au centre, de la droite et de la gauche modérées.

Le parlementaire européen est un homme libre, maître de son bulletin de vote. Le député national est un homme soumis à la double férule du gouvernement et de son Whip. Le verre du député européen n’est pas grand, car les compétences politiques de l’Union sont des plus limitées, mais il boit dans son verre. Le verre du député national est à la mesure de toutes les compétences politiques dont dispose l’État, mais c’est le gouvernement qui boit dans son verre ! L’Union doit tout à Montesquieu, et à la pluralité de pouvoirs libres qui s’équilibrent. La France doit tout à Rousseau et à son introuvable « volonté générale». Introuvable, ai-je dit. Peut-être pas, mais épargnez-vous de fouiller le Palais-Bourbon : elle n’y est pas !

L’enfant du désir et la fille de la contrainte. En conclusion, je dirais qu’on ne comprend pas le Parlement européen si l’on ne saisit pas la dynamique qui le porte et qui l’a, en quelques décennies, tiré de !’insignifiance. À la différence de l’Assemblée nationale française, cette grande dame fatiguée et de plus en plus dépendante, c’est une institution en développement constant. L’équilibre qui lui permet de fonctionner est un équilibre de bicyclette. Ce qui n’était au départ qu’un club de dépaysement pour parlementaires nationaux et une salle d’attente des ambitions différées devient chaque jour une institution plus puissante et mieux respectée. Chaque directive négociée et adoptée, chaque vote solennel a pour effet d’affirmer son rôle et d’étendre le champ de son influence. Les parlementaires européens ont donc trouvé – mais pour combien de temps encore – dans leur propre désir de pouvoir le secret d’une sagesse et d’une aptitude au compromis inter-institutionnel qui se sont révélées au fil des ans puissamment rémunératrices et leur a permis de rester libres sans être paralysants. Si la discipline est à Strasbourg l’enfant du désir, elle est à Paris la fille de la contrainte: c’est la soumission garantie par le vote bloqué, la question de confiance, le pouvoir présidentiel de dissolution et le scrutin majoritaire à deux tours qui permet à l’Assemblée nationale de marcher droit à défaut de tenir debout.

La maison sans fenêtre est une maison de force qui n’épargne le désespoir à ses pensionnaires que par ce qu’elle demeure malgré tout pour les plus brillants d’entre eux une chambre des espérances.

Jean-Louis Bourlanges