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Une conversation avec Enrico Letta

Enrico Letta, Doyen de l’École des Affaires internationales de Sciences Po Paris,
Président de l’Institut Jacques Delors,
Président d’APS

Paru dans La revue des juristes de Sciences Po, n°19, Octobre 2020.

La Revue des Juristes de Sciences Po : Bonjour Enrico Letta, quel regard portez-vous sur la crise que traverse l’UE aujourd’hui ?

Enrico Letta : Il est clair que la crise du Covid-19 nous touche tous et qu’elle affecte à ce titre le multilatéralisme et donc inévitablement l’Union européenne (UE). Il s’agit d’un défi très difficile et compliqué à relever, s’inscrivant dans les grandes épreuves qu’a connues l’Europe. D’une part, cette crise arrive après quatre autres grandes crises intervenues dans la même décennie : la crise financière de 2008-2012, la crise du terrorisme islamique, la crise de l’accueil des réfugiés et la crise du Brexit. Le Covid-19 en constitue par conséquent la cinquième. D’autre part, l’UE étant un acteur global, elle subit la crise générale que rencontre le multilatéralisme. La difficulté et la complexité du défi découlent précisément de ce que l’UE est une enceinte multilatérale dans un environnement global dans lequel ce mode d’organisation des relations interétatiques entre en crise.

RJSP : Ces différentes tensions, n’ont-elles pas comme dénominateur commun : l’absence d’une souveraineté européenne ?

E.L : Oui, je partage l’idée qu’une souveraineté européenne puisse être la bonne solution. Je soutiens cette idée parce que toutes ces questions de « take back control », rendues fortes au Royaume-Uni par le Brexit et aux États-Unis, trouvent leur source dans un sentiment de perte de contrôle sur nos sociétés. Or ce sentiment ne provient pas de l’Europe mais du numérique, de la globalisation et de l’hyperconnectivité qui mettent les États en difficulté. Une souveraineté européenne serait donc un moyen pour les États de « take control », même si ce contrôle sera partagé.

RJSP : Il s’agit d’une vision un peu à contre-courant car on se souvient de Boris Johnson ou de Nigel Farage qui disaient que justement seule la souveraineté nationale permettrait de reprendre le contrôle.

E.L : Je pense qu’il s’agit d’une erreur liée à l’absence de prise en compte du changement de la dimension du monde. Entre 1950 et 2050, soit en l’espace d’un siècle, le changement le plus important de l’histoire de notre monde interviendra avec la population mondiale passant de 2.5 à 10 milliards de personnes ; soit une multiplication par quatre. En revanche, la population européenne restant sensiblement la même, sa part dans la population globale diminuera de 1/5e à 1/20e. Or l’idée selon laquelle la souveraineté doit être maintenue au niveau national ne tient pas compte de cette évolution pourtant fondamentale. A titre d’exemple, le Royaume-Uni, la France ou l’Italie figuraient parmi les grands pays du monde tandis qu’ils ne seront plus que des pays de taille moyenne en 2050. Face à ce changement radical, le seul moyen pour préserver une influence à travers le monde consiste à s’unifier afin que l’Europe occupe la place que les pays européens avaient jadis seuls.

RJSP : Justement, quand on parle d’être ensemble, on voit qu’aujourd’hui l’Europe est tiraillée entre cette tension permanente entre les États du « Nord » et du « Sud ». Est-ce que, selon vous, il n’y aurait pas un problème structurel avec l’UE ? C’est une construction par le marché parce qu’on pensait que l’Union des marchés pouvait mener à terme à une Union sans cesse plus étroite entre les peuples. Or, on s’aperçoit aujourd’hui que c’est plutôt l’inverse, une division sans cesse plus large entre les peuples du fait du marché. Est-ce que le futur de l’UE ne devrait pas passer par plus de politique et moins d’économique ?

E.L : Oui, c’est précisément ce qui est en discussion actuelle- ment. Contrairement à la crise de 2008-2012, où les réponses étaient essentiellement de nature financière, la crise actuelle nécessite une réponse tant financière, sociale qu’empreinte d’économie réelle. Le recovery fund et les emprunts auprès de  la BEI [1] s’inscrivent ainsi dans le volet d’économie réelle tandis que le plan Sure [2] et le MES [3] sur la santé dans le volet social. Cette approche est réellement novatrice  ;  jamais  auparavant ce type de réponse n’avait été apporté. Les crises impulsent souvent les changements et je pense que si cette approche est menée à bout, elle tracera la voie de l’Europe de demain : une Europe non seulement financière mais également économique et sociale. Certes, le débat n’est pas clos et des divisions subsistent mais ces dernières montrent que nous sommes au cœur du problème et que cette question est cruciale pour le futur de l’Europe.

RJSP : En parlant de divisions, selon vous, le départ du Royaume-Uni de l’Union des 28 peut-il être une chance ?

E.L : Franchement, en observant la situation actuelle, je pense que le frein principal à une Europe sociale et une Europe qui intervient sur l’économie réelle, c’est-à-dire sur la croissance, a toujours été le Royaume-Uni qui refusait toute évolution en ce sens. Le fait que le débat actuel intervienne seulement trois mois après le départ du Royaume-Uni n’est donc pas un hasard. A mon sens, le départ des Britanniques est davantage positif que négatif pour l’Europe car s’ils étaient restés, ils auraient donné de la force à la position néerlandaise, aujourd’hui en minorité. A ce niveau, leur départ a donc changé la donne. Bien évidemment en termes de pouvoir général de l’Europe, le départ du Royaume-Uni est regrettable mais selon moi, l’UE peut désormais avancer bien plus rapidement.

RJSP : Quand vous abordez l’opposition minoritaire des Hollandais, vous considérez de fait que l’Allemagne s’est rangée du côté de l’Italie et de la France (qui veulent plus d’Europe, la mutualisation des dettes etc.) ? Comment expliquez-vous le changement de position des Allemands qui étaient plutôt à contre-courant ?

E.L : Il y a plusieurs explications. La première est que cette crise est existentielle pour l’économie européenne. La plus grande puissance économique européenne sait qu’il n’y a pas de decapping : un pays ne peut être heureux au centre d’un continent malheureux. Avec un marché unique, il faut partager et cela est précisément une des grandes leçons tirées de la crise de 2008. L’Allemagne aurait certes pu soutenir quelques points mis en avant par les Pays-Bas mais elle ne pouvait rejoindre leur position dans son ensemble car elle était trop extrême.

Puis, il y a une autre raison peut-être plus importante et tactique, qui est la décision du Tribunal de Karlsruhe rendue il y a une vingtaine de jours. Cet arrêt se situe hors de toute forme de raisonnement (contre l’UE, contre Bruxelles, contre la CJUE, contre la BCE) et constitue un mélange d’animosité nationaliste tant incompréhensible qu’indéfendable. Or ayant été applaudi par les Premiers ministres polonais et hongrois, cet arrêt a marqué un coup dur pour l’Allemagne, comme un but marqué contre son camp. Cela a donc obligé Merkel à changer d’approche en soutenant désormais un leadership européen beaucoup plus large.

RJSP : Justement, un point important, la place du citoyen dans cette construction européenne. On parle de la Pologne, de la Hongrie, on constate que les dirigeants illibéraux, pensent que l’UE est un frein au développement de leurs États. Il y a, aujourd’hui, une crise de la défiance, tant au niveau national qu’international. Comment réconcilier les citoyens avec l’UE ?

E.L : Je pense que la réconciliation peut se faire par le biais de la réponse qui sera apportée à cette crise. Si elle est efficace, les gens réaliseront que sans Europe, on ne va nulle part. À ce titre, j’ai une proposition très concrète : l’Europe est en train de mettre sur la table des centaines de milliards d’euros. C’est une somme incomparable aux réponses données aux crises précédentes. Je pense, entre autres, au plan Juncker où il était question de 300 à 700 milliards d’euros mais qui en réalité correspondaient à 30 à 50 milliards, le reste provenant de l’effet de levier. Ma proposition est de ne pas donner cet argent aux États, à charge pour eux de le redistribuer, mais au contraire, que l’UE distribue ces fonds directement. Cela éviterait le jeu classique des boucs-émissaires et coupera court au discours de l’Europe des bureaucrates et « des radins » qui trouvent malheureusement toujours écho, que ce soit en Lituanie, en France, en Italie ou en Irlande. Or, ce type de discours est précisément à l’origine de l’érosion de la confiance des citoyens dans l’UE. La redistribution directe de l’argent permettrait donc que les citoyens prennent conscience de l’aide concrète que leur apporte l’UE.

RJSP : Ce serait donc finalement une forme de monnaie hélicoptère à la sauce européenne ?

E.L : Oui, mais avec des conditions, telles que le respect des aspects formels et la compréhension qu’il ne s’agit pas « d’argent cadeau ». L’argent doit être dirigé vers les chômeurs et les entreprises. Et il est essentiel que les citoyens se rendent compte que ce n’est pas leur pays qui leur offre cette aide mais bien l’Europe.

RJSP : Est-ce que, selon vous, l’après Covid-19 va amener sur la table une révision des traités constitutifs de l’UE ou, au contraire, faire comme avant, c’est-à-dire trouver des modes de révision alternatifs comme ce fut le cas pour la crise des dettes ? Serait-ce une véritable opportunité ?

E.L : À mon sens, la Conférence sur le futur de l’Europe est une véritable occasion à saisir. Cette proposition française, identifiée comme l’un des grands moments de cette période législative européenne, aurait dû débuter le 9 mai et se terminer à la fin de la présidence française de l’UE en 2022. Actuellement reportée, il est essentiel et même fondamental qu’elle ne soit pas la victime de cette crise sanitaire. C’est pour cela que je souhaite qu’elle soit relancée au plus vite afin que nous parvenions à des résultats, notamment en ce qui concerne son aspect institutionnel très important.

RJSP : Est-ce que, pour vous, le futur de l’UE passe aussi par le développement durable et l’environnement ? Est-ce un futur axe de l’UE ?

E.L : C’est l’autre grand sujet de cette législature qui a été désigné comme « flagship » par Ursula von der Leyen. Le risque est que cette thématique soit la deuxième victime du Covid-19, ce qui serait évidemment un désastre. Les mots de la Présidente de la Commission européenne donnent cependant confiance et, à ce titre, il est important que le budget européen soit plus conséquent pour que des réponses adéquates puissent être apportées. En tant qu’européens, nous avons une mission dans le monde d’aujourd’hui et de demain et il faut la remplir.

RJSP : Une partie de la doctrine juridique a expliqué que les États membres de l’UE s’étaient copiés mutuellement dans leur réponse à la crise du Covid-19 [4]. Comment comparez- vous la réponse italienne et la réponse française ? Est-ce que vous voyez des divergences ou des convergences ?

E.L : Je pense qu’il y a plutôt une convergence entre les réponses françaises, espagnoles et italiennes. Certes, quelques petites divergences sont liées aux particularités géographiques. Par exemple, en Italie la réponse a été rendue plus difficile par l’existence de deux Italies : l’Italie de la Lombardie, épicentre mondial de l’épidémie avec New York City, et le reste de l’Italie, très peu touché. Toute la complexité résidait donc dans la façon de composer avec ces deux situations différentes. Le choix a été fait d’appliquer les règles en vigueur en Lombardie au reste du pays même s’il n’y avait probable- ment pas de raisons d’appliquer des règles aussi strictes à l’ensemble du territoire. C’était une situation inédite, nouvelle et on s’est aidé comme on le fait aujourd’hui avec le déconfinement. Et les leçons pourront aussi servir à d’autres pays.

RJSP : Vous aviez observé au sein de l’Italie un mouvement très net de défiance envers l’UE, est-ce que ce constat est encore vrai aujourd’hui ou, au contraire, est-ce qu’on se rend compte que l’UE est finalement la seule solution pour sortir de la crise ?

E.L : Il y a les deux sentiments. Il y a d’un côté, un sentiment de colère et de défiance envers l’UE mais de l’autre, celui que seule l’Europe est capable d’intervenir car la Chine, la Russie et les États-Unis ne sont pas des alternatives. La colère est surtout liée aux crises précédentes comme celle des réfugiés où il n’y avait pas de solidarité, engendrant ainsi un climat de défiance. A ce jour, il faut voir comment les réponses vont être accueillies. J’espère que si les réponses sont bien appliquées, les choses s’amélioreront.

RJSP : Vous avez parlé de la Chine et des États-Unis. Quant à l’UE, souvent décrite comme un colosse aux pieds d’argile, se pose la question de sa place dans le monde. Face aux très fortes tensions entre les Américains et les Chinois, quelle doit être la place de l’UE dans cette sorte de « nouvelle guerre froide » pour paraphraser le ministre des affaires étrangères chinois ?

E.L : Je pense que l’Europe doit être unie pour éviter une nouvelle guerre froide, pour constituer la troisième puissance aux côtés des États-Unis et de la Chine et enfin, pour influencer le monde de demain sur les principaux sujets contemporains.

Les valeurs européennes doivent prospérer en ce qui concerne le défi lié au climat et sur ce que j’appelle « l’humanisme technologique », c’est-à-dire la personne au centre et non pas le marché comme aux États-Unis ou l’État en Chine. Sur toutes les problématiques liées à la protection des données personnelles et bien d’autres sujets, la personne doit être au centre. Il est essentiel de défendre cette approche différente et grâce à l’Europe cette approche peut prospérer. La nécessité d’une Europe unie est donc essentielle de mon point de vue.

RJSP : Justement, cette commission  géostratégique  voulue  par la nouvelle Présidente va-t-elle dans le bon sens avec finalement une recomposition des directions des commissaires autour des sujets futurs et préoccupants de l’UE ? Et peut-être ce premier pas vers une Europe de la défense ?

E.L : L’Europe de la défense est encore lointaine mais je partage cette recomposition de la Commission. En réalité, l’Europe doit avoir une ambition de puissance qui permettrait de parler d’une seule voix avec des interlocuteurs tels que les États-Unis ou la Chine.

RJSP : Une Europe de la défense vous paraît donc improbable voire utopique ?

E.L : Je trouve cela assez lointain car l’Europe de la défense devra passer par la mise en commun d’aspects techniques, militaires et diplomatiques, ce qui me parait assez irréaliste.

RJSP : Pour vous, cela ne verra jamais le jour ?

E.L : Je pense que cela viendra un jour mais pour cela il y aura probablement besoin d’une crise. Bien que j’espère qu’une crise militaire ne survienne pas, on constate combien les crises économiques sont essentielles pour faire avancer l’Europe économique. Je crains donc que seule une crise militaire – ou un événement avec un impact comparable – puisse faire avancer l’Europe de la défense.

RJSP : Au surplus, avec l’actualité brûlante, à quoi ressemble- rait une Europe de la santé ?

E.L : L’Europe de la santé serait un marché unique  de  fourniture, de systèmes de santé mais aussi une Europe de la recherche. Cette dernière dimension nécessite en effet des investissements conséquents ; unie, l’Europe saura être plus incisive par rapport à d’autres pays. Puis, l’aspect de prévention et de benchmarking sont également des questions complexes mais importantes.

RJSP : Vous aviez twitté que la prochaine élection américaine était une échéance fondamentale pour l’UE. Comment expliquer le retour des États-Unis dans une logique isolationniste ?

E.L : Il y a deux phénomènes. Trump a certes accéléré cette tendance à l’isolationnisme mais il existait déjà une défiance des Américains envers la globalisation car celle-ci avait permis la croissance de la Chine comme superpuissance ; faisant perdre aux États-Unis leur statut de superpuissance unique. Ces deux aspects sont importants. A ce niveau, j’imagine que Biden tracerait une autre voie et qu’ainsi les élections américaines pourraient changer la donne.

RJSP : En guise de conclusion, quel est votre souhait pour le futur de l’UE ?

E.L : Que l’Europe devienne une puissance de valeurs et qu’elle soit capable de leadership au niveau mondial. Le monde de demain a besoin de ce genre de cette gouvernance basée sur les valeurs, sur la centralité de la personne, de l’environnement et de la protection de la nature. Seule l’Europe est en mesure de conférer à ce type de leadership un impact mondial.

 


[1] Banque européenne d’investissement.
[2] « Temporary Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency ».
[3] Mécanisme européen de stabilité.
[4] https ://www.ft.com/content/bd12b3ca-77e9-11ea-bd25-7fd923850377