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[FR] Adhésion graduelle à l’UE : passer des paroles aux actes, maintenant !

Face à la guerre en Ukraine, l’Union européenne (UE) assume une logique géopolitique qui lui fait changer d’attitude face aux demandes d’adhésion, qu’elles émanent des candidats anciens (les pays des Balkans occidentaux) ou nouveaux (l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie). Mais trois ans plus tard, et alors que réapparaît le risque d’une issue de la guerre défavorable à l’Ukraine et à ses alliés européens, le bilan de la relance de la politique d’élargissement interroge. Elle aurait dû se construire notamment autour de l’idée d’ « adhésion graduelle ». Or, si ce concept est désormais sur toutes les lèvres, y compris au plus haut niveau politique, il peine à se traduire dans les faits. Pourtant, l’adhésion graduelle n’a de sens que si elle apporte une nouvelle dynamique et une réelle accélération. Non pas dans des années, mais tout de suite. Il est donc temps de passer des débats aux décisions politiques qui correspondent – pour paraphraser la Déclaration Schuman – à des « efforts créateurs à la mesure des dangers » qui menacent le projet européen.

Un réel changement de discours, mais des actes qui restent modestes

Depuis plus de trois ans, nombreux sont les dirigeants européens à affirmer que l’élargissement de l’UE est redevenu une priorité, voire une nécessité géopolitique. Tant mieux, car c’est aussi et surtout – dans le cas des pays des Balkans occidentaux – une promesse non-tenue qui discrédite le projet européen. Et c’est une opportunité de démontrer une fois de plus la vitalité et l’efficacité de ce dernier, en prouvant que ce qui a été possible entre la France et l’Allemagne est tout aussi possible dans les Balkans ou dans les « terres de sang1 » de l’Est de l’Europe.

Toutefois, les actes restent bien en deçà de « l’appel de l’Histoire ». Certes, le plan de croissance pour les Balkans occidentaux, lancé en 2023, apporte plusieurs avancées relatives au marché intérieur, dont l’exemple le plus souvent cité est l’entrée dans la zone SEPA du Monténégro et de l’Albanie en novembre 2024, puis de la Macédoine du Nord en mars 2025. Citons aussi l’octroi de statut de candidat et l’ouverture des négociations, dans des délais historiquement courts, pour la Moldavie et l’Ukraine, ainsi qu’un regain d’énergie dans les négociations avec l’Albanie et le Monténégro. Ou encore la reconstitution d’un poste de commissaire et d’une direction générale uniquement dédiés à cette politique au sein de la Commission européenne formée en 2024.

Toutefois, il y a aussi des échecs. L’Union n’a pas encore su résoudre la situation qui concentre tout ce qu’il y a de dysfonctionnel dans le processus d’élargissement en direction des Balkans : les blocages concernant la Macédoine du Nord. En effet, cet autre pays candidat susceptible de pouvoir avancer vite dans les négociations reste bloqué par la Bulgarie, à cause des différends bilatéraux. Or, la dispute bulgaro-macédonienne relève précisément de la catégorie des problèmes de voisinage liés au passé et aux questions identitaires que l’intégration européenne devrait permettre de dépasser et non envenimer. De même, l’Union laisse le Kosovo, à la population pourtant des plus europhiles, à être le dernier pays à pointer dans le groupe des « candidats potentiels », en ignorant depuis près de deux ans la candidature qu’il a officiellement déposée. Et pour cause : rien ne bouge du côté des cinq Etats de l’UE qui ne reconnaissent pas la souveraineté du Kosovo5.

Quant à toutes les avancées indéniables déjà évoquées, un dénominateur commun limite leur portée : elles ne sont pas assez visibles et ne possèdent pas une charge symbolique suffisante. Le plan de croissance a beaucoup de mérites, mais qui parmi les citoyens des pays concernés comprend ce dispositif complexe et qui en perçoit la logique politique ? D’ailleurs, le choix du nom est révélateur : mesure-t-on les effets de long terme de cette manière de réduire la vision du projet européen aux enjeux économiques ?

Ces mesures techniques ne forment pas un ensemble cohérent, politiquement signifiant et facilement perceptible et compréhensible pour les citoyens. Elles sont parfois affaiblies par l’incapacité à assumer des choix clairs et cohérents : ainsi on peut s’interroger sur la décision conditionnelle d’ouvrir les négociations avec la Bosnie-Herzégovine, alors que l’octroi du statut de candidat avait déjà été conditionnel, sans toutefois que les conditions posées soient remplies. Ou encore déplorer la faiblesse des réactions européennes face aux dérives autoritaires du pouvoir pro-russe en Géorgie8. Sans parler de la retenue des leaders européens face à la situation en Serbie, à l’exception notable des déclarations de Marta Kos, commissaire européenne en charge de l’élargissement.

Les lourds risques d’un « non » français

Enfin, le retour de l’élargissement au rang des priorités n’a eu pour le moment aucun effet notable sur une autre dimension fondamentale de ce défi : la communication politique en direction des citoyens des Etats membres. Le même constat s’impose à travers l’Union : il n’y a pas de débat public sur les élargissements à venir, y compris dans les pays où les opinions publiques affichent un fort scepticisme. C’est particulièrement problématique dans le cas de l’Allemagne : véritable locomotive de l’élargissement de 2004, sa population semble désormais plutôt opposée à l’idée de nouveaux élargissements. La situation est encore plus grave en France, où l’opinion publique est traditionnellement sceptique à ce sujet. Or, la constitution française prévoit un référendum pour ratifier toute nouvelle adhésion à l’UE9. Imaginons le pire des scénarios : encouragés par les discours sur « la nécessité géopolitique » et sur « l’appel de l’Histoire », les pays candidats se mobilisent, réalisent les réformes demandées, satisfont les critères d’adhésion, pourtant définis et interprétées d’une manière plus dure et plus méfiante que lors des élargissements précédents. Et puis… les Français disent « non ». Ce serait une catastrophe pour le projet européen qui aboutirait alors à l’exact contraire de ce qui est sa raison d’être : au lieu de réconcilier les peuples, il les dresserait les uns contre les autres, créant des frustrations et ressentiments difficiles à dépasser. Une conclusion évidente s’impose face à ce risque : tout dirigeant européen qui promet un avenir européen aux pays candidats devraient s’engager activement dans un travail d’explication et de défense politique de ce projet auprès de ses électeurs. Pour chaque envolée lyrique à Bruxelles, trois débats publics à la maison !

Ces décalages entre les paroles et les actes, entre les propos tenus « là-bas » et ceux qu’on adresse aux électeurs « ici », sont gênants aujourd’hui, potentiellement destructeurs demain… mais hélas compréhensibles, tant le travail politique à faire est immense. D’abord parce qu’on a laissé prospérer le sentiment illégitime, mais complaisamment répandu par certains, que le « big bang » de 2004 a été un échec et une erreur10. Mais aussi parce que certains dirigeants dont les pays ont tant profité de l’adhésion à l’UE rendent un bien mauvais service à ceux qui voudraient les suivre : en bafouant les engagements pris sur le chemin de l’adhésion, ils discréditent l’idée que l’élargissement est le meilleur instrument de consolidation de la voie d’un pays vers la démocratie, la liberté, l’Etat de droit et la prospérité. Ou encore parce que la « polycrise » européenne a détourné les regards et les énergies vers d’autres défis, dont le Brexit, l’antithèse même de l’élargissement. Enfin, parce que les pays candidats actuels cumulent un nombre et un degré de problèmes qui dépassent les défis des élargissements précédents. L’exemple le plus frappant est bien entendu le pays qui est au cœur de l’actuelle relance de l’élargissement : l’Ukraine11.

Face à ces défis, une idée a fait son chemin : celle de l’adhésion (ou intégration) graduelle. Il s’agit de rendre le processus d’adhésion plus progressif, en offrant aux candidats – du moment où ils avancent de manière substantielle et crédible sur la voie de l’adhésion – des bénéfices dont aucun Etat candidat n’a pu bénéficier lors des élargissements passés. Simple objet de réflexion de quelques think-tanks il y a encore peu, cette notion apparaît désormais dans les conclusions du Conseil européen, dans le contrat de coalition qui fonde l’actuel gouvernement allemand ou encore dans une résolution de l’Assemblée nationale française12. Ce n’est guère étonnant, tant elle répond aux problèmes qui caractérisent les élargissements à venir, car elle suggère un compromis entre l’impératif d’élargir et l’impossibilité de le faire vite. Elle offre l’opportunité de restaurer la crédibilité de la promesse d’adhésion aux yeux des citoyens des pays candidats et de rassurer ceux des Etats membres.

Or, pour que l’intégration graduelle ait du sens, elle doit se traduire par des gains rapides, mobilisateurs et innovants en comparaison avec les élargissements précédents. Il faut que les premières étapes de ce processus se produisent – au moins pour certains Etats candidats – maintenant, pas dans deux, cinq ou dix ans. Or, depuis que l’idée a été officialisée par le Conseil européen, l’UE n’a cessé de perdre du temps. Elle n’a pas su matérialiser le nouvel élan politique en proposant un nouveau cadre pour le processus d’élargissement, qui serait cohérent, ambitieux, visible et compréhensible pour les citoyens.

Quatre principes directeurs pour une réponse européenne à la hauteur des enjeux

Sans reprendre ici en détails les différentes propositions déjà formulées dans les travaux précédents du Centre Grande Europe de l’Institut Jacques Delors13, réaffirmons ici quatre idées essentielles sur lesquelles l’Union européenne devrait bâtir sa nouvelle politique d’élargissement, autour d’une feuille de route proposée aux pays candidats et dont les premières échéances doivent être disponibles très vite. A charge de chaque candidat de décider s’il s’y engage, et à quel rythme, mais l’Union doit poser sur la table une proposition claire et forte.

1) Intégration progressive dans les institutions de l’UE

Cette feuille de route doit avant tout permettre une intégration progressive des pays candidats dans la vie institutionnelle de l’Union, au niveau tant politique que technique. C’est ainsi que les actuels et futurs Etats membres pourront entamer un processus de découverte mutuelle, de socialisation et d’apprentissage commun par la pratique.

Deux précédents, un ancien et un récent, offrent des inspirations intéressantes :

le statut (pourtant inexistant dans les Traités qui fondent l’UE) d’« Etat adhérant », accordé aux pays candidats pour la période qui sépare la date de la signature du traité d’adhésion de celle de son entrée en vigueur. Ainsi, par exemple, dès le 5 mai 2003, 162 observateurs issus des 10 pays qui allaient adhérer à l’Union au 1er mai 2004 ont été associés aux travaux du Parlement européen14.

Le Comité économique et social de l’UE accueille, depuis septembre 2023 déjà, des représentants des sociétés civiles des pays candidats – là encore il s’agit d’une pratique mise en place à traités constants15.

En s’appuyant sur ces précédents, l’ensemble des institutions de l’UE devraient identifier la voie la plus simple et pratique leur permettant de s’ouvrir aux représentants des pays candidats, ainsi que les conditions qui s’y attachent.

2) Participation aux politiques de l’UE

Cette invitation devrait aller au-delà d’un simple statut d’observateur. Elle devrait servir une intégration progressive dans la mise en œuvre des politiques de l’UE.

Le plan de croissance pour les Balkans occidentaux (étendu par la suite à la Moldavie) constitue un pas en avant en ce qui concerne l’intégration des pays candidats dans le marché intérieur16. Mais il présente un double défaut. D’une part, il fait bénéficier les pays candidats des résultats de certaines politiques de l’UE, sans toutefois les associer aux décisions en amont. Il fait des candidats des bénéficiaires passifs, plutôt que d’en faire des acteurs co-responsables. D’autre part, il se limite à des éléments relativement techniques relevant de l’intégration économique, tels que l’intégration dans le système SEPA ou la baisse des coûts du roaming. Certes, ces bénéfices ont le mérite de toucher le quotidien des citoyens. Mais s’agit-il des avancées suffisamment visibles et symboliquement puissantes pour (re)bâtir une réelle adhésion au projet européen ? N’est-ce pas une façon de réduire ce dernier à un simple calcul de coûts-bénéfices économiques, occultant sa dimension fondamentalement politique ? Et ceci dans une région où le message politique du projet européen – articulé autour des notions telles que la paix, la réconciliation, le refus des passions nationalistes, la démocratie, l’Etat de droit – est particulièrement pertinent et nécessaire.

Il serait donc judicieux d’étendre la notion d’intégration graduelle vers la participation dans le processus de prise de décisions dans certains domaines à forte dimension politique. A commencer par la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) : pourquoi les Etats candidats qui sont durablement alignés à près de 100 % sur la PESC, et qui sont déjà les alliés de la quasi-totalité des Etats membres de l’UE au sein de l’OTAN, ne pourraient-ils pas être pleinement intégrés dans cette politique, à l’exception du droit de vote ? Notons que cette idée apparaît dans le contrat de coalition en Allemagne17. Mais au-delà de la PESC, ne faudrait-il pas inclure des pays candidats dans d’autres politiques communes, notamment celles relevant des chapitres de négociations déjà clos ?

Enfin, il va sans dire que cette approche renforcerait radicalement le processus de socialisation entre les actuels et futurs Etats membres et contribuerait grandement – et de la meilleure façon qu’il soit : par la pratique – à l’apprentissage du fonctionnement de l’UE par les futurs membres, tant au niveau politique qu’administratif. Cette évolution offrirait aussi de nouvelles perspectives professionnelles aux cadres administratifs des pays candidats, ce qui pourrait motiver de jeunes diplômés formés à l’étranger à revenir et à s’investir dans le processus d’adhésion de leur pays.

3) Budget

Conformément à la logique d’adhésion graduelle le Plan de croissance a ouvert la voie – assortie d’une forte conditionnalité politique – vers des ressources financières supplémentaires pour les pays candidats, au-delà des aides de pré-adhésion classiques. Toutefois, là encore on peut s’interroger sur la visibilité et la lisibilité de ce dispositif pour les citoyens de ces pays. Ou encore sur son efficacité réelle du fait notamment de la tension entre le principe de conditionnalité et le besoin de prévisibilité pour les bailleurs de fond susceptibles d’apporter du co-financement. Il reste donc un espace pour aller plus loin – et accessoirement, là encore, contribuer à l’apprentissage par la pratique de l’utilisation et de gestion des fonds européens. Les Etats candidats qui auraient rempli les conditions fixées à cet effet par l’UE devraient pouvoir bénéficier d’une partie des fonds auxquels ils auront droit une fois qu’ils seront devenus membres, dont la gestion serait identique – ou au moins aussi proche que possible – à celle des fonds de cohésion pour les Etats membres. Le prochain cadre financier pluriannuel de l’UE (2028-34) devrait intégrer ces perspectives18. En échange, les pays candidats concernés devraient se soumettre aux mécanismes de contrôle de l’Union, non seulement en intégrant le mécanisme de protection de l’Etat de droit de l’UE, mais aussi en reconnaissant la compétence et en offrant la pleine coopération à l’OLAF et au parquet européen19.

4) Conditionnalité et réversibilité

Préserver la conditionnalité et rendre effective la réversibilité de l’intégration graduelle est sans doute à la fois une nécessité et un écueil majeur. En effet, le risque est grand que les Etats membres aient du mal à activer un retour en arrière, tant il s’agirait d’un acte politique lourd de conséquences. Comme disait Václav Havel, « les institutions meurent parfois d’un excès de politesse » ; et l’intégration graduelle pourrait bien mourir de la difficulté des Etats membres à dire des vérités désagréables à un Etat candidat en voie de régression.

Ce risque s’apparente à la difficulté structurelle qu’éprouvent les Etats membres à sanctionner l’un des leurs. C’est cette même logique qui a rendu inopérant le Pacte de stabilité et de croissance (PSC). Or, les Etats membres en ont tiré des leçons aux lendemains des crises que l’Europe a subies après 2008 en introduisant l’idée d’une « majorité inversée ». Si des sanctions sont proposées par la Commission, elles entrent en vigueur à moins qu’une majorité qualifiée des Etats membres ne s’y oppose. Cette même logique pourrait être introduite dans le processus de l’intégration graduelle20.

Par ailleurs, la conditionnalité du processus pourrait être renforcée par un système plus transparent, plus objectif et plus ouvert de l’évaluation des réformes menées par les Etats candidats, associant davantage la société civile21. Elle pourrait être renforcée aussi par l’exigence d’un consensus politique plus large soutenant les efforts d’adhésion, obligeant les gouvernements des pays candidats à impliquer – réellement – l’opposition et la société civile. En retour, cela renforcerait les chances que les réformes menées – notamment en ce qui concerne l’Etat de droit, la liberté et le pluralisme des médias, etc. – soient sincères, non-partisanes et durables.

Définir un nouveau statut intermédiaire

Certes, il est tout à fait possible de pratiquer l’intégration graduelle selon ces quatre axes sans les attacher à un statut formalisé qui échapperait à la dichotomie candidat – membre. Mais cela faisant, on court le risque de l’invisibilité de ce changement d’approche pour les citoyens. Or tout l’intérêt réside précisément dans la mise en évidence d’une nouvelle progressivité du processus d’adhésion qui soit à la fois motivante pour les citoyens des Etats candidats, rassurante pour ceux des Etats membres et qui envoie aussi un signal géopolitique ferme au reste du monde. La meilleure façon d’y parvenir consiste à créer un statut intermédiaire, assorti d’une série de droits et devoirs et dont la substance combinerait des éléments significatifs relevant des quatre axes précités.

Comme le montre l’exemple du statut de « l’Etat adhérent », il peut s’agir d’un simple usage fondé sur une décision politique, plutôt qu’un statut juridique inscrit dans les traités. D’ailleurs, notons à ce propos que la définition même du niveau à atteindre pour devenir formellement un Etat membre est flexible et sujette à une décision politique, du moment où la pratique de tous les élargissements précédents a consacré le recours à des périodes de transition, plus ou moins nombreuses, plus ou moins longues et relatives à des sujets plus ou moins essentiels22. Aujourd’hui, certains s’offusquent devant l’idée d’une « période d’essai » où les nouveaux Etats membres n’auraient pas le droit de véto. Mais la période de transition sur l’une des quatre libertés du marché intérieur n’était-elle pas plus lourde de conséquences réelles et concrètes en termes d’inégalités entre « anciens » et « nouveaux » Etats membres ? Autre exemple : la pratique des élargissements « post-Maastricht » a consacré l’idée qu’un Etat qui adhère ne doit que s’engager à viser une future adhésion à l’Union économique et monétaire. Si un Etat qui n’est pas encore prêt à participer à l’UEM peut adhérer, on peut tout à fait décider que d’autres domaines de l’intégration puissent également faire objet des efforts à fournir seulement après l’adhésion, sur des périodes plus ou moins longues23.

Nous avons proposé la création du statut d’Etat (membre) associé, une appellation sujette à débat. Vaut-il mieux redéfinir celui d’Etat adhérent ? Quel que soit la terminologie préférée, l’essentiel est d’offrir aux Etats qui le souhaitent et qui accomplissent les efforts nécessaires un statut bien plus avantageux et plus valorisant que celui de « pays candidat », mais accessible bien plus vite que ce que le scénario le plus optimiste pourrait prévoir pour une adhésion pleine et entière24.

Le « timing » est capital

Une évidence s’impose : la question du calendrier est fondamentale. Pour que cette nouvelle approche soit utile, crédible et mobilisatrice, il faut que le nouveau statut intermédiaire soit disponible dès 2026 pour des pays qui visent aujourd’hui une adhésion entre 2028 et 2030. Ce rythme semble aussi essentiel en direction de l’Ukraine, quelle que soit l’issue des négociations actuelles25.

Pour qu’il ne soit pas perçu comme un prix de consolation conçu pour retarder la vraie adhésion – ou, pire, n’en devienne pas un réellement ! – il faut qu’il soit accordé à un moment où cette dernière n’est pas une option à portée de main, c’est-à-dire avant la clôture de l’ensemble des 33 chapitres de négociations. A contrario, si on ne le proposait qu’à l’approche de la fin des négociations, ce statut deviendrait au mieux inutile, au pire contreproductif. L’enjeu est donc de bien définir la conditionnalité : nettement plus que ce que l’UE exige pour ouvrir les négociations, mais bien moins que ce qu’il faut pour adhérer.

Le contexte des négociations actuelles au sujet de l’Ukraine fournit à la fois l’occasion et une raison forte pour que l’UE lance une initiative significative. Si les combats cessent au prix des décisions difficiles acceptées par l’Ukraine, le renforcement crédible de la perspective européenne, promises par l’UE à de nombreuses reprises depuis 2022, pourrait bien faire partie de l’équation. Or, une adhésion « traditionnelle » rapide n’est une option ni réaliste, ni souhaitable – tant pour l’Ukraine que pour l’Union26. Toutefois, laisser l’Ukraine s’enliser dans un processus similaire à ce qu’ont vécu les pays des Balkans occidentaux (à l’exception notable de la Croatie) n’est pas non plus une option raisonnable, tant elle serait porteuse des graves risques géopolitiques des deux côtés. Dès lors, une forme structurée, politiquement audacieuse et symboliquement puissante d’intégration graduelle semble la meilleure voie. Si elle réunit les éléments évoqués ci-dessus, elle sera de nature à réellement changer la donne et à accorder enfin les paroles et les actes en matière de l’élargissement de l’UE. Mais comme Robert Schuman en 1950, il faut reconnaître qu’ « il n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte, d’un acte hardi, d’un acte constructif ».

Notes

  1. Pour reprendre le terme de l’historien Timothy Snyder : Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 2012. ↩︎
  2. Cf. dans le discours de la Présidente de la Commission européenne sur l’état de l’Union 2023, le passage sur « the speed, determination and unity with which we responded to war on European soil », https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/speech_23_4426 ↩︎
  3. L’espace unique de paiement en euros (Single Euro Payments Area) ↩︎
  4. Macek, L. « Macédoine du Nord : problèmes de voisinage », Rapport de l’Institut Jacques Delors, octobre 2022, https://institutdelors.eu/publications/macedoine-du-nord-problemes-de-voisinage ↩︎
  5. Chypre, l’Espagne, la Grèce, la Roumanie et la Slovaquie. ↩︎
  6. Voir aussi Mihajlović, M. & Macek, L. “New Growth Plan for the Western Balkans – What’s Behind the Label?”, Policy Paper, Institut Jacques Delors, 2024, https://institutdelors.eu/en/publications/new-growth-plan-for-the-western-balkans ↩︎
  7. Pourtant réelle grâce au mécanisme de conditionnalité autour des « agendas de réformes ». ↩︎
  8. Même si la récente visite d’Ursula von der Leyen à Belgrade a donné lieu à un message très ferme en ce qui concerne la loi dite « russe » sur les agents étrangers, qui rapproche la Serbie des pratiques autoritaires plutôt que des standards européens. Voir Macek, L. « Serbie et Union européenne à l’heure du choix », Institut Jacques Delors, 2024, https://institutdelors.eu/publications/serbie-et-union-europeenne-a-lheure-du-choix ↩︎
  9. Selon l’Eurobaromètre de septembre 2025 (https://europa.eu/eurobarometer), la moyenne des citoyens favorables aux nouveaux élargissements est de 47 % dans l’UE. Cependant les opinions publiques des pays suivants sont particulièrement opposées : en Allemagne (42 % pour, 49 % contre), en France (43 % pour, 52 % contre), aux Pays-Bas (39 % pour, 55 % contre), en Autriche (45 % pour, 51 % contre), en République tchèque (43 % pour, 50 % contre) et en France (43 % pour, 52 % contre). ↩︎
  10. Une thèse qui ne résiste guère à l’examen des faits, comme le montrent de nombreux travaux, notamment : Brzezinski, Z. « The Great Transformation: The EU’s ‘Big Bang’ Enlargement », Foreign Affairs, 2004 ; Grabbe, H. « Enlarging the EU: Central and Eastern Europe, the Balkans and the Mediterranean », Policy Brief, Centre for European Reform, 2006. ↩︎
  11. Sur les difficultés spécifiques de l’Ukraine, voir notamment : Macek, L. & al., « Ukraine et Union européenne : une adhésion pas comme les autres », Institut Jacques Delors, 2023. ↩︎
  12. Voir notamment les conclusions du Conseil européen des 23-24 mars 2023, le contrat de coalition du gouvernement allemand 2021-2025 (« Mehr Fortschritt wagen ») et la résolution de l’Assemblée nationale française n° 1234 sur l’avenir de l’élargissement de l’Union européenne, adoptée en 2023. ↩︎
  13. Cf. en particulier : Centre Grande Europe / Institut Jacques Delors, « Pour une intégration graduelle des Balkans occidentaux », 2022 ; « Ukraine et élargissement : refonder la politique d’adhésion », 2023. ↩︎
  14. Les observateurs prenaient part aux travaux mais ne disposaient pas du droit de vote. Ce dispositif avait permis une montée en puissance progressive des futurs membres dans la vie institutionnelle de l’UE. ↩︎
  15. Décision du Comité économique et social européen (CESE) de septembre 2023 d’ouvrir ses travaux à des représentants de la société civile des pays candidats, afin de renforcer le dialogue et la compréhension mutuelle. ↩︎
  16. Le plan prévoit un accès progressif au marché intérieur pour certains secteurs, sous réserve de la mise en œuvre de réformes structurelles et de l’alignement sur l’acquis communautaire. ↩︎
  17. Le contrat de coalition allemand mentionne explicitement la possibilité d’associer plus étroitement les pays candidats à la PESC, notamment par leur participation régulière aux réunions des ministres des Affaires étrangères. ↩︎
  18. Le débat sur l’intégration des perspectives d’élargissement dans le cadre financier pluriannuel est déjà engagé au sein des institutions européennes et entre Etats membres. ↩︎
  19. L’Office européen de lutte antifraude (OLAF) et le Parquet européen jouent un rôle clé dans la protection des intérêts financiers de l’Union, en enquêtant sur les fraudes et irrégularités liées à l’utilisation des fonds européens. ↩︎
  20. La « majorité inversée » a été introduite notamment dans le cadre de la gouvernance économique post-crise, afin de rendre plus automatique l’application de sanctions en cas de non-respect des règles budgétaires. ↩︎
  21. Plusieurs propositions récentes suggèrent de renforcer le rôle des ONG, des médias indépendants et des universitaires dans l’évaluation des réformes liées à l’Etat de droit dans les pays candidats. ↩︎
  22. Par exemple, des périodes de transition ont été prévues pour la libre circulation des travailleurs lors des élargissements de 2004 et 2007, ou encore pour l’application de certaines règles environnementales et de concurrence. ↩︎
  23. C’est le cas notamment de la participation à la zone euro, pour laquelle plusieurs Etats membres ont mis de nombreuses années à remplir les critères de convergence après leur adhésion à l’UE. ↩︎
  24. Pour une proposition détaillée de statut d’Etat membre associé, voir : Centre Grande Europe / Institut Jacques Delors, « Vers un statut d’Etat associé : refonder la gradation de l’adhésion », 2024. ↩︎
  25. Plusieurs scénarios d’adhésion envisagent une entrée de l’Ukraine à l’horizon 2030, sous réserve d’un processus de réformes profondes et de l’évolution de la situation sécuritaire. ↩︎
  26. Une adhésion précipitée risquerait de fragiliser à la fois l’Ukraine, encore en reconstruction, et l’UE, encore en phase d’adaptation institutionnelle et budgétaire à de nouveaux élargissements. ↩︎
  27. L’expérience des Balkans occidentaux montre qu’un enlisement prolongé du processus d’adhésion peut alimenter la frustration, la montée des forces nationalistes et l’influence d’acteurs extérieurs hostiles au projet européen. ↩︎
  28. Dans le cas des Balkans occidentaux, plusieurs accords d’association et de stabilisation ont été signés dès le début des années 2000, mais la perspective d’adhésion est restée lointaine pour la plupart des pays concernés. ↩︎
  29. Le risque de voir l’Ukraine rejoindre cette dynamique d’enlisement est régulièrement évoqué par les responsables politiques et les experts des deux côtés. ↩︎
  30. L’idée d’une intégration graduelle s’inscrit aussi dans le prolongement des réflexions sur une « Europe à plusieurs cercles » ou « à géométrie variable », visant à concilier approfondissement et élargissement. ↩︎