Blog post 200623

Carnets de crise

ARMONS L’EUROPE CONTRE LES VIOLATIONS DE L’ÉTAT DE DROIT

Cette note est la troisième d’une série de réflexions des membres de l’Observatoire politique du
Parlement européen de l’Institut Jacques Delors, inspirées par la crise actuelle.
PAR FABIENNE KELLER
membre de l’Observatoire politique du Parlement européen de l’IJD,
députée européenne, ancienne maire de Strasbourg

En temps de crise, nos repères et nos certitudes sont chahutés. L’avenir proche devient imprévisible et le futur incertain. Un climat difficile pour tous les citoyens qui endurent des contraintes nouvelles mais aussi pour les décideurs politiques. Pour faire face au Covid-19, ils ont dû prendre des mesures importantes, confrontés à la fois aux nombreuses inconnues sur le virus et sa propagation, et à la méconnaissance collective sur la gestion d’une crise sanitaire. Notre société n’est pas préparée aux pandémies et aux maladies émergentes.

Dans ces circonstances exceptionnelles, les valeurs et les principes sont des guides précieux pour réagir efficacement, tout en continuant de promouvoir les droits des citoyens et l’intérêt général.

Or, durant la crise sanitaire, plusieurs gouvernements de l’Union européenne se sont rendus responsables de violations de l’Etat de droit aussi inédites qu’inacceptables.

L’Union européenne repose sur une communauté de valeurs

La construction européenne, telle que voulue par les pères fondateurs, s’appuie sur le respect des droits de l’Homme, des libertés et de la démocratie.

En 2007, lors de la signature du Traité de Lisbonne, ces valeurs ont été inscrites à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne :

L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

A partir de 2007, les Traités ont également été adossés à la Charte européenne des droits fondamentaux, acquérant ainsi une force contraignante. Selon la Charte :

Les peuples de l’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes.

L’adoption du Traité de Lisbonne a donc une valeur symbolique et juridique forte. En ratifiant le Traité, chaque Etat a manifesté son adhésion à la « communauté de valeurs » de l’Union européenne et s’est engagé à la respecter. L’article 7 du Traité prévoit alors un nouvel outil pour suspendre les droits d’un Etat membre qui ne respecterait pas ces valeurs de l’Union.

Or aujourd’hui, force est de constater que cet article 7 ne permet pas d’empêcher de telles violations aux valeurs fondamentales. Il permet d’engager un dialogue entre les États et la Commission, mais la décision ne relève que du Conseil qui statue à l’unanimité.

La crise du Covid a accentué les pressions sur les valeurs fondamentales de l’UE

Cette crise a révélé le vrai visage des populistes.

Des leaders politiques ont profité d’une situation sanitaire inédite pour s’arroger des pouvoirs disproportionnés et illimités dans le temps.

En Hongrie, le premier ministre Viktor Orban a fait adopter une loi d’exception invraisemblable, lui conférant les pleins pouvoirs pour une période indéfinie. Point d’orgue, c’est à l’exécutif, donc Orban lui-même, de décider le moment opportun pour lever ces pouvoirs extraordinaires. Si cette loi a été levée fin mai, aucun dirigeant ne devrait concentrer autant de pouvoirs.

En Pologne, le chef de la majorité ultraconservatrice PiS a tenté un coup de force au Parlement pour maintenir l’élection présidentielle en mai en proposant de généraliser le vote par correspondance. Une proposition finalement rejetée après plusieurs semaines de protestations des partis d’opposition et de la société civile. Le président sortant Andrzej Duda, en campagne pour sa réélection, profite de l’épidémie pour exister seul dans les médias.

Ces faits récents s’ajoutent aux nombreuses violations de l’Etat de droit en Hongrie et Pologne ces dernières années. Des « procédures article 7 » sont en cours dans chacun de ces deux pays depuis 2017, notamment pour les entraves graves à l’indépendance de la justice. Mais aucune n’a permis à ce jour d’inquiéter sérieusement les dirigeants responsables.

La liberté des médias subit également de nombreux revers dans certains Etats membres et a été encore plus affaiblie durant la crise sanitaire. A l’initiative de plusieurs parlementaires, un groupe de travail a été créé au Parlement européen pour promouvoir le pluralisme des médias en Europe.

Ces dernières années, des régimes populistes ont accédé au pouvoir dans nos villes, nos régions, et jusqu’au sommet de l’État, avec de belles promesses. Nous observons, sans surprise mais avec amertume, que ce sont à présent ces régimes qui bafouent les principes fondamentaux sur lesquels repose notre société : les libertés, la démocratie, l’État de droit.

Or rien, pas même la crise sanitaire actuelle, ne justifie de telles manœuvres autoritaires. On ne protège pas les droits des citoyens en réduisant au silence toute forme d’opposition.

Trois propositions

Pour faire face à cette crise, l’Europe a eu besoin d’exécutifs forts. L’adoption de lois d’exception face au Covid-19 est donc légitime et nécessaire. Durant ces périodes, nos gouvernements doivent être en capacité de prendre des décisions avec la réactivité et l’efficacité qui s’imposent.

Dans le même temps, nous ne pouvons rester muets face au piétinement de nos valeurs communes qui sont l’âme de l’Europe. Il est temps d’armer l’Europe d’outils efficaces.

Premièrement, dans un Appel cosigné par 86 parlementaires européens et des Think Tanks, nous plaidons pour la fixation au niveau européen de principes généraux, afin d’encadrer les lois d’exception en temps de crise. Ces principes pourraient être proposés et débattus dans le cadre de la Conférence sur le futur de l’Europe, dont les travaux pourraient commencer à partir de l’automne.

Nous suggérons que chaque loi d’urgence soit accompagnée d’une clause d’« autodestruction » qui prévoit qu’elle cesse de s’appliquer automatiquement à un terme prévu d’avance (par exemple un an) et que ces dispositions de caractère exceptionnel soient toutes annulées dans le même temps.

Comme une jurisprudence constante et l’usage démocratique l’ont prescrit, les mesures exceptionnelles peuvent être annulées avant terme par un vote parlementaire, si la fin de la crise le permet. Elles doivent être proportionnées et limitées à ce qui est strictement nécessaire, et adoptées par les parlements nationaux.

Ceux-ci doivent pouvoir exercer leur devoir de contrôle de l’action de l’exécutif de manière régulière, indépendante et publique. Ce contre-pouvoir fait partie des attributs indispensables de toute démocratie, de même que l’indépendance de la justice, la liberté des médias et de la société civile. Ce sont des éléments incontournables de la démocratie et une majorité parlementaire ne saurait suffire à la garantir. L’Europe a connu dans son passé, des majorités qui ont abusé de leur pouvoir et conduit leurs citoyens à la dictature. Son histoire devrait l’instruire et la pousser à réagir fortement.

Deuxièmement, la Commission européenne, le Conseil et la Cour de Justice de l’Union européenne doivent utiliser tous les outils du droit européen pour poursuivre les États membres qui s’éloignent des pratiques démocratiques et leur appliquer les sanctions prévues par les Traités. Il est également nécessaire que le Parlement européen soit davantage associé et informé en temps utile des avancées de ces procédures.

Nous devons également coopérer plus étroitement avec le Conseil de l’Europe. En particulier, en s’appuyant sur les nombreux travaux et l’expertise de la commission de Venise qui entretient des échanges avec les 47 membres de l’institution et accompagne les gouvernements dans leurs processus de réforme. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) veille aussi au respect des valeurs fondamentales de l’Union et ses décisions doivent être pleinement appliquées par les États membres.

Troisièmement, nous défendons l’introduction d’une conditionnalité effective sur le budget européen et le Plan de relance de l’UE au respect de l’Etat de droit. En cas de non-respect des valeurs fondamentales, le versement des fonds européens aux gouvernements concernés serait stoppé et la Commission européenne reprendrait la gestion des fonds pour les allouer directement aux bénéficiaires finaux. C’est-à-dire les PME et entreprises, les autorités locales, les associations, les chercheurs ou les étudiants. Il s’agirait en fait d’un retour au mode de gestion des fonds européens durant le processus de pré-adhésion d’un pays à l’Union européenne, prévu justement quand les structures de l’État de droit ne sont pas encore pleinement effectives. Ce nouveau levier financier pourrait être un outil puissant pour s’assurer le respect des valeurs fondamentales.

Le 27 mai dernier, la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a rappelé dans son discours sur le Plan de relance devant le Parlement européen son souhait de conditionner le futur budget européen 2021-2027 et le Plan de relance au respect de l’Etat de droit. Il est temps aujourd’hui de travailler aux propositions concrètes pour traduire réellement ce principe dans les faits.

C’est en défendant ces valeurs fondamentales qui nous sont chères que nous pourrons ensemble sortir de cette crise par le haut, anticiper les crises à venir et renforcer le projet européen.

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