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Carnets de crise

QUEL NOUVEL AGENDA POUR L’EUROPE ?

Cette note est la quatrième d’une série de réflexions des membres de l’Observatoire politique du
Parlement européen de l’Institut Jacques Delors, inspirées par la crise actuelle.
PAR ALAIN LAMASSOURE
Ancien député européen, ancien Ministre
Membre de l’Observatoire politique du Parlement européen de l’IJD

Survenant à un moment de transition de l’histoire mondiale, et de crise profonde du modèle démocratique, la crise inouïe déclenchée par la pandémie aura certains des effets d’un conflit international majeur : redistribution de la puissance économique et géostratégique, nouvelles règles du jeu international, effondrement de certains pays et de certains régimes, nouvelles sources inattendues de conflits et de tensions régionales, gros coup de vieux pour toutes les organisations internationales créés pour le monde « d’avant », promotion des « valeurs » de toute nature des pays, régimes, dirigeants qui paraîtront en sortir « vainqueurs ». Le tout, dans une exceptionnelle accélération de l’histoire, quelques mois ayant suffi à précipiter des évolutions en profondeur déjà engagées depuis le début du siècle.

Dans un tel contexte, le commentateur se doit d’être modeste. Le point d’interrogation convient mieux que l’exclamation. Essayons quand même de distinguer les lignes de force sans attendre que la poussière soit retombée.

1. Commençons par une immense bonne nouvelle : le réveil de l’Europe. L’Union européenne pose enfin sérieusement la question de sa solidarité.

Les règles constantes de la construction européenne se vérifient : « Rien ne se crée sans les hommes », disait Jean Monnet. Qui ajoutait : « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises. » Et il partageait avec de Gaulle la conviction que tout dépendrait de la puissance du moteur franco-allemand. Nous y revoilà.

Il aura fallu la méga-crise engendrée par la pandémie pour réunir les conditions de température et de pression permettant de faire sauter tous les verrous psychologiques et politiques qui bloquaient le budget européen : plafonnement au chiffre magique de 1% du PIB, interdiction d’emprunter même pour financer des investissements, financement par des contributions nationales au lieu des ressources propres prévues par les traités et qui prévalaient encore il y a vingt ans. Fortement dopée par la proposition commune d’Emmanuel Macron et Angela Merkel, la Commission d’Ursula von der Leyen a proposé de faire tomber tous ces tabous. A cette heure, le débat est encore ouvert entre les 27 gouvernements. Mais quelle qu’en soit l’issue, le simple fait que ces sujets soient évoqués en priorité absolue par le Conseil européen qui avait refusé d’en parler à son niveau depuis trente ans est une révolution tranquille. Le cocktail « crise-personnalités-tandem franco-allemand » a joué. Ne boudons pas notre plaisir.

Le débat qui s’ouvre maintenant est celui de la vraie solidarité européenne. Car la solidarité n’est pas un concept abstrait. Elle se prouve, et surtout elle se mesure. Sa mesure est celle des moyens communs que l’on est prêt à y consacrer, en en précisant l’origine : c’est bien tout le sens et toute la portée d’un budget. Fortement posée par les crises successives des dernières années, financières, migratoires, terroristes et, maintenant, sanitaires, la question de la solidarité européenne est désormais soulevée là où elle trouve sa place naturelle, le budget. Les sommes sur la table représentent cinq fois le budget annuel actuel de l’Union – à dépenser, certes, sur plusieurs années, mais le plus vite possible –, ce qui donne une première mesure de l’enjeu.

2. Mais tous les défis antérieurs demeurent. Ce n’est pas faire preuve d’excès de pessimisme de penser qu’ils en sortiront probablement aggravés.

Les plus graves dangers résident au sein des Etats membres eux-mêmes.

Certes, les torrents d’euros déversés par le programme de la Commission, comme par la BCE à travers les banques, aideront les Etats membres à atténuer les conséquences de la crise post-pandémie. Mais ils laisseront entier le mal être national qui préexistait et qui n’aura pu que s’aggraver entretemps, avec l’apparition d’inégalités nouvelles.

Car quasiment tous nos Etats sont atteints d’une maladie politique, plus mystérieuse, plus durable et plus pernicieuse que tout virus biologique : une dépression nerveuse collective, faite d’angoisse identitaire et de défiance profonde envers le mode de gouvernance des démocraties modernes. Violence du discours politique, prodigieusement amplifiée par les réseaux sociaux ; triomphe médiatique et électoral de tribuns auto-présentés comme génies de la médiocrité vaniteuse ; racisme assumé sous le mot pédant de xénophobie ; majorités parlementaires ouvertes aux partis extrémistes ou tétanisées par eux ; dévalorisation de toutes les élites et de toutes les sciences ; dé-légitimation du pouvoir judiciaire au profit du suffrage universel, chez les uns, et, chez les autres, dé-légitimation du suffrage universel au profit de la violence protestataire et du tirage au sort ; exaltation d’un nationalisme victimaire chez les peuples qui considèrent leur faiblesse comme une injustice de l’histoire contemporaine, et surenchère d’égoïsmes orgueilleux chez ceux qui se croient toujours forts.

Même les bons élèves d’Europe du nord (Pays-Bas, Scandinavie) n’y échappent pas. Considérés partout comme des modèles de réussite démocratique, budgétaire, économique, sociale, éducative, environnementale, ils figurent pourtant parmi les plus touchés par les formes d’extrémisme les plus intolérantes. Ce qui doit nous conduire à faire bon marché des explications sommaires de la droite (« It’s the economy, stupid ! »), comme de la gauche (les inégalités sont la mère de tous les vices). Voilà quinze bonnes années que le diagnostic reste à faire, le remède est encore loin, et la guérison semblait hors de tout horizon politique à la veille de la crise sanitaire.

C’est pourquoi, la première urgence en Europe est que chacun, chaque Etat, sache faire son « homework », en l’espèce apprendre à vivre en paix avec lui-même. Notre République est fière de se proclamer une et indivisible, mais une partie de ses membres les plus récents (dernière génération musulmane), tout comme une partie de ses membres les plus anciens (« gilets jaunes » des ronds-points de sous-préfectures) se sentent mal considérés, mal compris et mal intégrés. La pandémie et l’hibernation économique n’ont fait que rajouter du sel sur ces plaies. Personne d’autre que nous ne règlera ce problème franco-français. Or, quel que soit le volontarisme inspiré de ses dirigeants, une France plombée par ce mal existentiel, auquel s’ajoute son incapacité chronique à financer ses services publics et son modèle social, n’aura aucune capacité d’entraînement en Europe. Quand, dans nos grandes villes, la participation électorale aux élections municipales tombe au-dessous de celle des élections européennes[1], c’est bien notre propre modèle démocratique national qu’il faut d’abord soigner.

En ce qui concerne l’Union elle-même, l’enthousiasme légitime suscité par la levée des tabous financiers ne doit pas faire oublier que, malgré leur ambition, les propositions sur la table ne répondent guère aux questions existentielles qui se posaient au lendemain du Brexit. Car l’aide massive proposée vient compléter les politiques nationales pour faciliter la reprise. Elles ne concernent qu’à la marge les politiques communautaires. Solidaires pour panser les plaies, jusqu’où sommes-nous prêts à l’être pour agir ensemble ? Compte tenu des nouveaux défis du siècle, qui est prêt à faire quoi et avec quels moyens dans le cadre européen ? Si on peut considérer que le Green Deal est un objectif partagé à 27, qu’en est-il d’une politique du numérique, d’une vraie R&D européenne, de la sécurité intérieure et extérieure, de la politique migratoire, de la politique étrangère, de la solidarité indispensable à la zone euro ? Le moment est venu de mettre toutes les cartes sur table, et de proposer des coopérations renforcées, voire de nouveaux traités sectoriels, aux pays les plus allants.

C’était le rôle envisagé pour la « Conférence sur le Futur de l’Europe. » Il est plus que jamais nécessaire. Compte tenu du nouveau contexte, elle doit s’ouvrir par une évaluation des enseignements révélés par la crise.

3. Les défis nouveaux exigent une approche nouvelle :

Un océan d’incertitudes sanitaires, financières, économiques, politiques. Un paysage de dévastations très inégales. Les règles du jeu mondiales mises entre parenthèses par tout le monde pendant des mois. Ce n’est pas seulement au niveau européen qu’une conférence sur le futur est nécessaire : nous en avons besoin au niveau mondial.

Le G20, l’ONU et ses satellites, l’OCDE devraient en être les principaux organisateurs. L’Union européenne devrait en lancer l’initiative politique, éventuellement en y associant l’Union africaine, avant que ne le fasse la Chine, avide de retrouver sa respectabilité internationale, ou l’éventuel successeur de Donald Trump. En fait, c’est un véritable chantier de refondation de l’architecture de la gouvernance internationale qu’il faut lancer. Finalement assez comparable à ce qui se passa après 1945, à San Francisco et Bretton-Woods. Citons quelques-uns des chapitres à ouvrir.

  1. La santé, bien sûr, la prévention et la lutte contre les maladies infectieuses ou parasitaires, à commencer par celles dont on se préoccupe moins parce qu’elles épargnent les pays développés : malaria, choléra, bilharzioses. Et aussi l’immense menace que fait peser la résistance croissante des microbes aux antibiotiques, un sujet que l’on oublie aussi souvent qu’on le soulève. Sous-utilisées pendant la pandémie actuelle, les quatre Agences européennes compétentes sur tous les aspects de la question (réseau d’alerte, recherche, sécurité au travail, sécurité alimentaire) pourront être au cœur d’un vrai réseau mondial piloté par une OMS rénovée.
  2. Au-delà des seuls problèmes de santé, l’homme – au sens d’être humain. Toutes les dissertations lycéennes rappellent qu’il n’est de richesses que d’hommes et la démographie est une des très rares sciences humaines proche d’une science exacte, mais les seules richesses qui font l’objet d’évaluation et de politiques mondiales sont monétaires ou monétisables (produits, services, investissements). En un siècle, et malgré deux guerres mondiales, le nombre d’humains a été multiplié par 5, alors qu’il avait fallu mille ans pour aboutir à un tel quintuplement. Le premier besoin d’une planète désormais « mondialisée » est la mise en place d’une organisation mondiale de la population. Le regard porté sur le développement, la gestion de l’eau et des ressources rares, la diversité culturelle, les errances climatiques et les phénomènes migratoires en sera profondément changé.
    Sans attendre ses travaux, une urgence pour l’Union européenne est d’aller jusqu’au bout de la timide mise à jour des règles sur le droit d’asile et la politique migratoire. La Convention de Genève était conçue pour répondre aux besoins des années 30. Les exodes syriens ou érythréens récents n’entraient pas dans les cases politico-juridiques connues, pas davantage que le cas des 55 millions de personnes déplacées existant aujourd’hui dans le monde. Les situations honteuses des camps dans les îles grecques, des « jungles » type Calais ou des néo-bidonvilles d’Argenteuil ne sont plus acceptables. Y mettre fin passe par la sortie d’un embrouillamini juridique qui paralyse les meilleures bonnes volontés.
  3. L’adaptation des organisations et des règles internationales qui vont être très sollicitées pour accompagner la reprise mondiale : FMI, Banque Mondiale, OMC, OIT. Notons au passage que l’Afrique sera concernée notamment avec la mise en place de la nouvelle monnaie de la Communauté d’Afrique de l’Ouest, l’éco, et le projet de zone de libre-échange ZLECA, porté par l’Afrique du Sud.
  4. Les prix de l’énergie et du carbone. C’est le sujet autour duquel on tourne depuis des décennies sans l’aborder frontalement. Même si elle sera corrigée par l’effet de la reprise, la chute récente du prix du carbone rappelle deux vérités fondamentales trop sous-estimées : la stabilité de la plupart des pays producteurs d’hydrocarbures dépend dramatiquement du prix de ceux-ci ; et tant que l’on ne s’attaque pas à la dimension du prix de l’énergie, les politiques environnementales les plus ambitieuses sont condamnées à l’échec. L’extension de l’OPEP à tous les pays producteurs (y compris Russie et Etats-Unis) et la recherche d’un accord entre producteurs et consommateurs sont-elles des approches possibles ? En tirant les leçons des tentatives, infructueuses mais intéressantes, des années 70.
  5. La gouvernance d’internet et les règles applicables tant aux matériels qu’aux services de la Toile ne peuvent plus être laissées au bon vouloir des Etats américain et chinois et à celui de leurs multinationales. L’U.E. a été la première à se doter de règles crédibles, et son Commissaire au numérique a un volontarisme rafraîchissant.
  6. La gestion des ressources rares. Un inventaire des terres, minerais ou autres produits rares (tels les principes actifs des médicaments) à l’échelle de la planète doit être entrepris, et un dispositif mis en place pour que les pays qui en sont riches n’abusent pas de leur situation dominante. Par exemple, dans quels domaines, à quel niveau, avec quels partenaires (Etats, entreprises) peut-on envisager la constitution de stocks stratégiques ?
  7. La maîtrise des armes de destruction ou de perturbation massives (ABC, cyber, fake-news). Au XXIe siècle, la guerre froide avance masquée. Une guerre que les régimes autoritaires mènent impunément contre les démocraties. Or l’expérience de la précédente montre que, malgré les formidables méfiances réciproques, des accords internationaux peuvent être d’importants leviers de progrès : parmi les signataires des accords d’Helsinki, les naïfs n’étaient pas dans le camp des démocraties.
  8. Un très beau sujet mobilisateur pour les chercheurs comme pour les opinions mondiales : le nettoyage des déchets de satellites qui polluent la banlieue terrestre, et la prévention des chutes de météores géocroiseurs. Les solutions techniques sont connues, mais l’Agence Spatiale Européenne et la NASA y travaillent en ordre dispersé. Si toutes les puissances spatiales, dont le nombre ne cesse de s’accroître, étaient invitées à mettre leurs efforts en commun sur de tels sujets, laquelle pourrait se permettre de refuser ? Il en va de même pour la surveillance des grandes éruptions de la couronne solaire, dont la fréquence est d’ordre séculaire, et qui pourraient avoir des conséquences dévastatrices sur un monde entièrement dépendant des émissions radio-électriques.

Sur chacun de ces sujets, si un accord mondial n’était pas (pas encore) possible, l’U.E. pourrait prendre l’initiative d’accords régionaux avec des organisations ou des pays qui y sont disposés. C’est ce qu’elle fait déjà en matière commerciale. Ce sera une occasion de valoriser des organisations régionales qui prennent lentement de la consistance, comme la CDEAO ou l’ASEAN, ou/et les pays du Traité transpacifique, finalement entré en vigueur sans les Etats-Unis de Donald Trump.

Dans un monde incertain, celui qui sait où il veut aller tire les marrons du feu. Même s’il n’est pas en mesure d’atteindre son but, les partenaires autour de lui et une partie même des événements seront aimantés par son action : il sera la référence, qui pourra rassembler les siens, intéresser ses amis potentiels, et déconcerter de possibles concurrents ou adversaires.

 


[1] A Paris, européennes de 2019 : 42% d’abstentions. 2ème tour des municipales : 58%. A Strasbourg, un électeur sur deux a voté aux européennes, seulement un sur trois aux municipales.

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