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Décloisonner les politiques nationales d’armement grâce à ReArm EU
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de Cordoue, B. « Décloisonner les politiques nationales d’armement grâce à ReArm EU », Blogpost, Institut Jacques Delors, mars 2025
Paris, Washington, Londres, Bruxelles… Le revirement américain concernant l’Ukraine provoque une multiplication de réunions au niveau des chefs d’État et de Gouvernement dans différents formats. Sans qu’on en mesure toujours les retombées concrètes, chacun de ces rendez-vous fait l’objet d’une communication abondante et déclenche son avalanche de commentaires.
Du côté européen, l’agenda de ces réunions semble assez clair : il s’agit d’une part de se mettre d’accord sur les modalités d’un soutien militaire renforcé aux Ukrainiens lâchés par Washington, d’autre part d’accroitre massivement les capacités de défense de l’Europe pour sa propre sécurité. La réponse publique à ces deux objectifs fait désormais l’unanimité : il faut une augmentation significative des budgets de défense assortie d’objectifs chiffrés (3, 4, ou 5% du PIB ? 100, 400, 800 Milliards d’euros ?…).
Face à l’urgence de la situation, ces crédits supplémentaires, s’ils sont effectivement mis en place au niveau des États, devraient d’abord servir à financer des capacités opérationnelles rapidement employables : production de matériels pour l’armée ukrainienne, mise en oeuvre de moyens de soutien indirect (transport, renseignement, communications…), formation des militaires ukrainiens, mobilisation de forces de maintien de la paix… Il s’agit de poursuivre l’effort engagé depuis le début de l’agression russe, en le musclant davantage et en y ajoutant le scénario d’un cessez-le-feu à garantir.
Certains se rassurent en faisant des additions montrant qu’à 3% de leur PIB, les pays de l’Union Européenne atteindraient ensemble 500 Milliards d’euros par an (soit les deux tiers du niveau actuel de dépenses des États-Unis et plus de quatre fois celui de la Russie). Mais rien n’assure que ce coup de collier budgétaire, s’il advenait, suffirait à rétablir la situation en Ukraine, ni la sécurité en Europe dans la durée.
S’agissant en particulier des investissements (les crédits d’équipement), la réalité n’est pas aussi simple dans la mesure où la métamorphose de lignes budgétaires en capacités militaires effectives n’est ni immédiate, ni aisée. Elle dépend pour beaucoup de l’aptitude des armées à définir et contractualiser leurs besoins et de la performance de l’outil industriel pour y répondre. Chacun comprend que, pour aboutir de manière satisfaisante, cette rencontre entre la demande et l’offre dépend de nombreux paramètres, comme la juste définition des spécifications techniques d’un programme d’armement ou la taille du marché auquel celui-ci peut avoir accès. C’est là que la dimension européenne doit entrer en ligne de compte:
- Du côté de la demande, un alignement plus systématique des besoins militaires des pays de l’UE semblerait logique au moment où la menace immédiate est la même pour tous et où le bouclier de l’OTAN se voit privé de sa crédibilité américaine.
- Du côté de l’offre, les entreprises européennes de défense ont plus que jamais besoin pour investir, innover et réduire leurs coûts, d’élargir leurs débouchés au-delà de leurs périmètres nationaux.
Si les annonces des sommets européens se limitent à prévoir une augmentation simultanée des budgets nationaux, au prix d’un endettement désormais autorisé par Bruxelles, elles ne modifieront pas cette équation. Les Etats membres poursuivront leurs acquisitions d’armement sur une base nationale, privilégiant les productions de leur industrie quand ils en ont une, ou se fournissant auprès du mieux-disant – y compris hors de l’UE – quand ils n’en ont pas. Il est même à craindre que la nouvelle manne budgétaire dont ils bénéficieront les conduisent à privilégier encore davantage cette approche nationale, avec son lot de duplications, de productions échantillonnées et de déficits d’interopérabilité. Au total, sur le terrain des équipements et au-delà de l’aide immédiate à l’Ukraine, on aura sans doute un peu plus de défense de l’Europe, mais malheureusement pas beaucoup plus d’Europe de la défense.
Bienvenue dans son principe (quoiqu’encore incertaine dans sa réalisation…), cette course en avant budgétaire devrait par conséquent tenir compte de la nouvelle donne et respecter pour cela trois principes simples:
- Privilégier la mutualisation et la coopération : permises par un accord politique au niveau de l’UE, ces dépenses militaires nouvelles doivent être engagées en examinant à chaque fois s’il existe une solution partagée. S’il s’agit d’une acquisition, cela signifie un regroupement de la demande pour acheter à plusieurs le matériel demandé. S’il s’agit du développement d’un armement nouveau, cela implique la recherche de partenaires exprimant le même besoin pour en partager le coût et mettre en place une commande groupée.
Sous la poussée d’industriels nationaux habitués à glaner les crédits de leurs ministères de la défense, ce réflexe de coopération ne sera pas naturel. Il est pourtant dans l’intérêt de tous, offrant un débouché plus large aux opérateurs industriels retenus et un gisement important d’économies aux gouvernements. - Faire de la préférence européenne une règle cardinale : le débat sur l’utilisation des crédits communautaires au profit de l’industrie de défense européenne est arrivé à son terme, puisque tout le monde doit maintenant reconnaître les risques liés à l’acquisition d’équipements produits sous licence américaine. Pour les matériels que l’industrie européenne n’a pas la capacité de fournir à court terme – soit qu’elle ne les produise pas, soit que leur production est insuffisante –, certains États membres peuvent être conduits, pour faire face à l’urgence, à les acheter sur étagères en dehors d’Europe. Mais une règle devrait imposer à chaque dépense nouvelle adossée aux garanties de l’UE de privilégier une solution européenne lorsque celle-ci existe.
- Tenir compte des leçons ukrainiennes : trois années de guerre et le soutien financier conséquent reçu par les Ukrainiens ont profondément modifié le paysage industriel de défense en Europe. Le réveil encore lent des capacités au sein de l’UE ne doit pas cacher l’évolution très significative en Ukraine de ce secteur confronté, lui, aux réalités de l’économie de guerre. Cela est perceptible quantitativement avec la croissance spectaculaire de l’outil de production (de munitions ou de drones, par exemple), et qualitativement avec le développement de solutions innovantes, rapidement disponibles et souvent à bas coûts (guerre électronique, IA, drones…).
Les investissements nouveaux que vont pouvoir faire les États de l’UE pour leur défense ne doivent pas se contenter de poursuivre une trajectoire planifiée avant la guerre avec ses cibles nationales d’avions de combat, de chars et de frégates, plus ou moins actées par l’OTAN. Il est essentiel de réévaluer les priorités à la lumière des combats en cours avec l’armée russe, et de faire cet exercice de manière partagée au sein de l’UE pour optimiser la répartition des efforts, et en incluant la base industrielle ukrainienne dans cette répartition.
La question est de savoir comment ces disciplines relevant d’une démarche collective pourront s’imposer aux États membres. Ne désespérons pas sur ce point. Au travers de programmes lancés depuis 2020 et finançant l’industrie militaire européenne, la Commission européenne a acquis des compétences dans ce secteur nouveau pour elle. Dans son rôle de gardienne des Traités, elle a les moyens d’imposer des conditionnalités européennes au décaissement des crédits dont elle dispose au titre du budget de l’UE.
Il est impératif qu’elle le fasse pour les financements adossés à l’emprunt européen ReArm Europe de 150 Milliards d’Euros qui vient d’être validé le 6 mars à Bruxelles, comme ce fut le cas pour l’emprunt du plan de relance Next Generation EU2. C’est, semble-t-il, ce qui a été annoncé à l’issue du sommet avec trois critères : ces crédits seront réservés aux achats groupés de matériels européens figurant dans une liste limitative d’équipements.
Il reste à préciser ces conditions de manière explicite et juridique. C’est l’objet de la proposition détaillée que la Commission doit remettre fin mars. Souhaitons qu’elle ne transige pas sur leur exigibilité et que ne s’ouvrent pas alors de longues négociations sur leur formulation.