Blog post

Dérèglement démocratique

Sébastien Maillard, notre directeur, donne quelques pistes de réflexion à la lecture de l’ouvrage de Laurent Cohen-Tanugi, « Résistances, la démocratie à l’épreuve », paru en janvier 2018 aux éditions de l’Observatoire.

Il n’y a pas que le climat qui se dérègle, la démocratie aussi. L’air nauséabond soufflant en Italie avant les élections du 4 mars prochain en est la plus récente illustration. L’érosion de la culture du compromis outre-Rhin, que trahissent les longues tergiversations à former une nouvelle grande coalition, et la montée du parti xénophobe AfD, aussi. Tout comme l’entrée de l’extrême-droite autrichienne au gouvernement, quasi passée sous silence. Ces développements sont trop récents pour nourrir le dernier essai* de Laurent Cohen-Tanugi (vice-président de notre Institut), construit à partir de trois cas plus spectaculaires, toujours à méditer : le Brexit, la victoire de Donald Trump et la renversante élection présidentielle française.

Tout en distinguant d’un chapitre à l’autre chacun de ces saisissants scrutins à suspense, à l’issue heureuse dans le cas français, l’avocat international y voit partout l’impératif de « réconcilier sentiment populaire et idéal démocratique ». Les deux ne parviennent plus à faire bon ménage politique dans ces trois pays aux rouages démocratiques pourtant solidement ancrés. Les États-Unis et le Royaume-Uni – et dans une moindre mesure la France – incarnaient au contraire jusqu’à présent les « démocraties libérales », dont l’auteur rappelle les deux piliers indissociables : la loi de la majorité, parlementaire ou parfois référendaire, alliée au respect de l’État de droit. Autrement dit, attelée à un « libéralisme constitutionnel », qui se veut garant des libertés publiques, du pluralisme, de l’indépendance de la presse comme de la justice. La crise actuelle de nos démocraties résulte de la tension entre ces deux piliers, où le premier est tenté d’écraser le second. « La volonté populaire ne saurait être démocratique si elle foule aux pieds l’État de droit », résume-t-il.

Pour s’en prémunir, l’essai de Laurent Cohen-Tanugi est un plaidoyer pour la démocratie représentative, que la vitalité des initiatives, mouvements et autres formes de participation citoyenne ne doit pas étouffer « au nom d’une vision romantique et radicale de l’idéal démocratique et de l’intelligence citoyenne ». Sachant, en citant Rousseau, que « la volonté générale peut errer », l’auteur réhabilite aussi la nécessité de l’activité parlementaire, du dialogue social, de la jurisprudence et de l’expertise indépendante – ce que l’Institut Jacques Delors ne peut qu’aussi souligner ! -, ainsi que de la rationalité et de l’argumentation étayée par l’autorité des faits.

Des rappels bienvenus à l’heure des fake news et autres tentatives d’instrumentalisations idéologiques ou de déstabilisations des scrutins électoraux. Afin de « maîtriser la menace numérique », l’avocat plaide sans ambages pour le retour au vote papier, là où son remplacement fragilise la fiabilité du suffrage, pour la régulation de la publicité politique sur Internet en période électorale et pour la multiplication du fact-checking.

Plus largement, en intitulant son livre « Résistances », l’avocat invite à entreprendre des actions qui redonnent à une « démocratie avariée » le goût du débat argumenté, la confiance dans la médiation et les corps intermédiaires, le sens des « devoirs collectifs » à équilibrer avec les droits individuels et le souci du bien commun. Sans oublier un rappel des règles élémentaires des bonnes manières en démocratie : « civilité et modération dans le discours et le débat (…) probité, clarté et pédagogie à l’égard de l’électorat ». Plus profondément, Laurent Cohen-Tanugi appelle à « un réinvestissement de la fonction politique par une nouvelle génération de citoyens ».

Dans ce contexte, l’auteur presse l’Europe à « offrir un modèle alternatif, multilatéraliste et coopératif, de développement démocratique au reste du monde ». On regrettera toutefois que cette noble mission se borne à cette seule mention conclusive et que le rôle de l’Union européenne, comme garde-fou des empiètements sur l’État de droit, ne soit pas davantage développé à l’heure où les institutions européennes y sont actuellement confrontées, comme en Pologne.

Sébastien Maillard

*Résistances, la démocratie à l’épreuve de Laurent Cohen-Tanugi, éd. de L’Observatoire, 117 p., 15€