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D’un monde à l’autre

Chronique publiée en partenariat avec L’Opinion

A la veille d’une fin d’année époustouflante en termes de bouleversements (réélection de Vladimir Poutine jusqu’en 2030, banalisation de l’IA et de ChatGPT, guerre entre Israël et le Hezbollah au Liban, avancée des Russes en Ukraine, poussée des populistes aux élections européennes, crise politique interne en Allemagne et en France, élection de Donald Trump, chute de Bachar el Assad), comment regarder l’avenir ? Depuis longtemps, je ne partage plus l’optimisme de ceux qui veulent croire que le monde ne change pas, que l’Occident domine encore largement, que les marchés, le commerce et la finance continuent de structurer solidement notre destin libéral et démocratique. Car notre monde, fondé en 1945 par les Occidentaux, au bénéfice des Occidentaux, se fracture plus profondément que jamais.

Ce monde reposait sur quatre piliers : l’économie libérale de marché, la démocratie représentative, le multilatéralisme, le leadership relativement bienveillant des Etats-Unis. Le résultat en fut pendant huit décennies, dans l’Occident seulement, une prospérité inégalée, une stabilité politique propice à toutes les innovations technologiques, la plus longue période de paix et de stabilité depuis la pax Romana, une influence sans égale dans la gouvernance mondiale, une attractivité continue du rêve américain et du modèle européen auprès de milliards de gens sur la planète. Or ces piliers se sont lentement, mais dangereusement fissurés depuis une vingtaine d’années. Le libéralisme connut sa première faille avec la crise bancaire de 2008 et l’utopie d’une mondialisation toujours plus heureuse pour toujours plus de pays ; il est désormais remis en cause, de façon structurelle, par l’explosion des poussées protectionnistes au sein même de la mondialisation. La démocratie et l’état de droit sont en crise profonde dans les vieilles démocraties elles-mêmes, aux Etats-Unis comme en Europe. Le multilatéralisme est gelé dans son impuissance, qu’il s’agisse de l’Onu, du FMI, et même des Cops sur le climat qui, malgré leur nouvelle approche, n’arrivent pas à dégager un consensus mondial efficace. Enfin, dès 2003, les Etats-Unis furent atteints d’une sorte de folie stratégique, avec l’invasion de l’Irak, et c’est désormais l’imprévisibilité la plus totale qui définit la diplomatie américaine. Au final, pour les Européens, une croissance très faible, un populisme florissant, une guerre sur le continent européen, une gouvernance mondiale inexistante, une Amérique inquiétante. Que le président des Etats-Unis lui-même, Donald Trump, attaque tous les jours les fondements mêmes de la puissance américaine depuis 80 ans – le droit, les règles, les alliances, la culture, – avec le soutien de la majorité du peuple américain, en dit long sur la crise de notre monde libéral occidental.

Or que voit-on pour le remplacer ? Les quatre nouveaux cavaliers de l’apocalypse anti-libéral : protectionnisme, autoritarisme, nationalisme, Chine. Le protectionnisme est devenu en effet la bible de l’économie trumpiste, avec ses inévitables effets de réciprocité en Chine et peut-être en Europe. Autoritarisme et populisme ont le vent en poupe, partout dans le monde. Le nationalisme prolifère chez tous les Etats, y compris sous sa forme, prétendument nouvelle au Sud, du « multi-alignement ». Et la Chine dame le pion aux Etats-Unis, dans le leadership idéologique mondial, avec son rêve chinois (la prospérité par la dictature) qui séduit déjà nombre de régimes du Sud. Dans une espèce de logique perverse, on pourrait même imaginer que l’Amérique, avec Donald Trump en chef de bande, décide à l’avenir de changer complètement de braquet, pour devenir le leader de ce monde protectionniste-nationaliste-autoritaire qui nous attend.

Que peut faire l’Europe face à ces révolutions ? Il est étonnant que les premières réactions des deux dirigeantes les plus puissantes de l’UE se soient concentrées sur la nécessité d’acheter davantage américain. Admettons que ce premier réflexe soit sans importance, ou qu’il signale simplement la volonté européenne de maintenir une relation transatlantique apaisée.  Cet objectif de court terme ne dédouanera pas les responsables européens de réfléchir aussi au monde qu’ils souhaitent, au-delà de l’alliance euro-américaine. Le triomphe de la force sur le droit, des égoïsmes nationaux sur la solidarité collective, des nations contre l’Union, des riches contre les autres, cette équation nouvelle ne peut évidemment pas devenir le modèle et le rêve des Européens. Mais inversement, fermer les yeux sur ce nouveau monde, en maintenant un libéralisme sans frontières, une démocratie sans âme, des institutions sans efficacité, et une Alliance atlantique sans réciprocité, ne mènera pas loin. Tel est désormais le dilemme politique majeur de l’Europe : comment rester fidèle à notre ADN, sans glisser immédiatement dans le camp redoutable des perdants de l’Histoire ? Ou, formulé différemment, comment intégrer les réalités de ce nouveau monde post-libéral, sans trahir nos valeurs et nos principes fondateurs ?

Plus que jamais l’Europe besoin d’architectes et de vrais leaders, mais n’est pas Delors qui veut. Oublions en tout cas Donald Trump,  afin que nul européen ne puisse jamais reprendre à son compte la sombre lamentation du comte de Gloucester dans le roi Lear : “C’est un malheur du temps que les fous guident les aveugles.”