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Élargissement : 2030 n’est pas la question
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Maillard, S. 2023. « Élargissement : 2030 n’est pas la question », Blogpost, Paris : Institut Jacques Delors, septembre.
Les pays candidats sont trop nombreux et dispersés dans leur avancement pour rendre crédible une date-limite commune d’entrée en bloc dans l’UE. Une adhésion graduelle éviterait la cristallisation du débat autour d’une date-butoir et permettrait d’opérer progressivement un élargissement auquel l’UE doit aussi se préparer et engager l’opinion
Les dernières élections européennes, en 2019, s’étaient déroulées dans un contexte post-Brexit, où plus aucune formation politique n’osait plaider en faveur d’une sortie de l’Union. Aux prochaines élections de 2024, c’est au contraire l’élargissement de l’UE qui risque d’être source de clivage. Charles Michel a raison de lancer un débat sur ce thème stratégique au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement, lors d’un sommet informel prévu le 6 octobre à Grenade. Mais le président du Conseil européen ne devrait pas l’aborder par la question étroite et politiquement glissante de la date d’adhésion. « Être prêts à élargir pour 2030 », comme il l’a proposé dans son intervention au forum de Bled (Slovénie) le 28 août dernier, apparaît inadapté aux circonstances du présent processus.
Certes, les pays candidats souhaitent que les Vingt-Sept s’engagent sur une échéance claire. Dans une déclaration commune le 11 septembre à Skopje (Macédoine du Nord), les dirigeants des Balkans occidentaux ont demandé à ce que l’UE retienne avec eux l’objectif d’un élargissement « pas plus tard que 2030 ».
Fixer une date d’échéance présente d’indéniables vertus d’entraînement. Jacques Delors y a eu recours pour la relance du marché unique (« Europe 92 ») puis pour la création de la monnaie unique, traçant ainsi un horizon mobilisateur et un agenda serré pour y parvenir. Les Vingt-Sept sont actuellement engagés par un objectif de neutralité carbone pour 2050, qui a permis de décliner d’autres dates-butoirs intermédiaires légalement contraignantes. Mais ces cibles ont davantage servi des thèmes d’approfondissement de l’UE que d’élargissement.
Celui à venir ne se prête pas mieux à ce type d’indication temporelle. Un même horizon a du sens lorsqu’il vise un nombre restreint de pays dans des états comparables de préparation – il est alors bienvenu. Cette fois, l’élargissement concerne pas moins de neuf pays (six des Balkans, Ukraine, Moldavie et éventuellement Géorgie), avec une large hétérogénéité dans leur avancement, sans compter le cas controversé et quasi-abandonné de la candidature turque. Au sein même des Balkans occidentaux, les situations demeurent contrastées, tout comme diffèrent les dates de demandes d’adhésion. La candidature du Monténégro émerge comme la plus avancée de la région (33 chapitres ouverts sur 35, à ce jour – mais très peu de clos). A l’opposé, la fragile Bosnie-Herzégovine voisine, fraîchement reconnue candidate, attend encore l’ouverture des négociations d’adhésion tandis que le Kosovo, dont les relations avec Belgrade restent tendues, ne jouit pas encore du statut officiel de candidat, ni même de celui d’Etat reconnu pour cinq Etats membres de l’UE. La proximité géographique ne doit donc pas masquer une forte disparité « étatique ». Par ailleurs, l’Ukraine, en raison de ses dimensions, donc de son futur poids dans l’UE, et de la guerre avec la Russie toujours lourde d’incertitudes, se trouve dans une situation incomparable par rapport aux autres pays candidats. Il ne peut donc y avoir de one-date-fits-all[1] et d’entrée en bloc.
Bien entendu, l’horizon 2030 avancé ne se voudrait à ce stade qu’indicatif. Charles Michel a rappelé à Bled que le processus d’élargissement restait fondé sur le seul mérite, autrement dit sur la trajectoire d’adhésion individuelle propre à chaque candidat. L’expérience des précédents élargissements montre que les durées de préparation sont variables selon les pays. Mais si 2030 parvenait, au fil des années et à force d’être repris et martelé, à s’imposer comme une date politiquement indépassable, engageant de fait l’Union, il deviendrait tout aussi politiquement intenable, du moins très délicat, d’écarter certains pays moins préparés que leurs voisins à cette échéance. Le fondement d’adhésion sur le mérite en serait érodé. Le précédent de 2004, qui a vu l’UE s’élargir de 15 à 25 Etats membres en une seule vague et non deux comme initialement envisagé, a montré la difficulté de résister à une telle pression politique régionale, même sans date-cible préalable retenue. Seules les entrées de la Bulgarie et de la Roumanie avaient alors été repoussées à 2007 tandis que d’autres adhésions, qui auraient pu se produire avant 2004, n’ont pas eu lieu pour privilégier une entrée en bloc.
A l’inverse, ne pas tenir la promesse de 2030, si elle était engagée, serait tout aussi politiquement désastreux. Pour les Balkans, la perspective d’adhésion est ouverte depuis le sommet de Thessalonique de 2003 (!) L’enlisement du processus, jusqu’à sa relance à la suite de la guerre en Ukraine, a entraîné frustrations dans les opinions publiques et découragements à réformer parmi les pays de la région. Dans ces conditions de défiance à l’égard des promesses européennes, un endossement par les Vingt-Sept d’un horizon pour 2030, donné à titre indicatif, serait soit accueilli avec scepticisme dans la région, soit pris au mot et instrumentalisé par les candidats en engagement politique ferme de l’UE, au risque de faire de l’adhésion un dû à cette échéance et de cette dernière, un piège.
A ce stade, il apparaît loin d’être acquis que la réunion informelle du Conseil européen à Grenade retienne la visée de 2030, soutenue par le tout récent rapport du groupe franco-allemand d’experts indépendants[2]. Cette même date-cible avait déjà été proposée, en vain, par la présidence slovène il y a exactement deux ans, le 6 octobre 2021 à Brdo, lors d’un sommet UE-Balkans occidentaux. « Je ne crois pas à un délai qui ne ferait que nous mettre sous pression, que les conditions soient remplies ou non », avait alors justifié Angela Merkel. Dans son discours sur l’état de l’Union, le 13 septembre dernier, Ursula von der Leyen n’a pas non plus repris l’échéance de 2030, ni toute autre date-limite.
Le refus d’une date ne devrait pas pour autant être synonyme de relâchement dans la préparation à un élargissement, dont la guerre a fait un impératif géopolitique pour l’UE. Charles Michel et d’autres dirigeants européens plaident à raison le besoin pour les Vingt-Sept de s’y atteler. Il s’agit d’abord d’intensifier les négociations d’adhésion avec les pays candidats. L’idée du groupe franco-allemand d’experts de progresser dans les chapitres sectoriels à négocier à la majorité qualifiée et non plus à l’unanimité, source inévitable de blocages, est bienvenue.
La préparation de l’UE couvre bien sûr plus globalement son organisation et fonctionnement. Dans cette perspective, la présidente de la Commission a annoncé des pré-examens des politiques publiques européennes en vue d’une Union à « 30+ » membres. La tâche est immense et marquera assurément la prochaine mandature européenne. Une date d’échéance des travaux préparatoires à l’élargissement que retiendraient les Vingt-Sept aurait ici du sens.
A cet égard, si 2030 offre la clarté d’une date ronde aisément identifiable, elle se situe au-delà du prochain cycle institutionnel européen qu’ouvre la législature 2024-2029. Les Vingt-Sept devraient s’engager à avoir réformé les institutions de l’UE avant le terme de ce nouveau cycle et sans que cela n’exige un nouveau traité au destin trop incertain devant cette échéance. La conception et la négociation du prochain cadre financier pluriannuel post-2027 devront aussi anticiper l’élargissement.
Tandis que les Vingt-Sept prépareront l’Union à nouvelle échelle et à une nouvelle page de son histoire, le prochain cycle institutionnel européen ne devrait pas se dérouler sans quelque(s) nouvelle(s) adhésion(s). La dernière entrée, la Croatie en 2013, remonte à plus de dix ans. Les deux précédentes législatures (2014-2019, et 2019-2024) n’ont connu aucune adhésion. Une troisième législature sans adhésion risquerait de décrédibiliser le nouvel élan donné à l’élargissement depuis la guerre. Prévenir d’emblée qu’aucune entrée ne se produira tant que les Vingt-Sept n’ont pas achevé leurs réformes internes institutionnelles découragerait les pays-candidats[3]. Au contraire, l’entrée durant la prochaine législature d’un, deux voire trois nouveaux Etats-membres (regatta) apporterait la preuve que de nouvelles adhésions sont pleinement possibles et reposent sur le mérite. Si l’entrée de la Croatie n’a pas pu jouer ce rôle, de nouvelles entrées dans le contexte actuel de regain géostratégique pour l’élargissement entraîneraient une émulation entre candidats qui serait moins assurée par une échéance indicative d’entrée en bloc, avec sa part d’arbitraire. Et leur échelonnement éviterait de faire de l’élargissement un deuxième ‘Big Bang’ désarçonnant pour les opinions dans les Etats membres, comme celui de 2004 le fût en France.
Le débat sur une date-limite d’entrée devrait surtout laisser la place à celui sur une autre approche de l’élargissement qu’est l’adhésion graduelle. Cette dernière, qui prévoit une entrée politique, financière et institutionnelle progressive d’un pays candidat au sein de l’UE, par étapes successives[4], engage autant et immédiatement toutes les parties au processus, Etats membres et candidats. Elle fait sortir l’élargissement d’une logique binaire du « tout ou rien », à laquelle obéit encore le concept de date-limite commune d’entrée en bloc. L’adhésion graduelle permet justement de sortir de questions inutilement passionnées de date-butoir, comme Kiev en soulève trop souvent sur la place publique et à laquelle 2030 paraît d’abord répondre.
A ce sujet, écarter une date d’entrée en bloc ne doit pas conduire les chefs d’Etat et de gouvernement à évacuer tout débat public sur l’élargissement, d’en assumer ouvertement la nécessité géopolitique. L’adhésion, même graduelle, ne saurait se faire a catimini. Alors que les Vingt-Sept devront se prononcer en décembre prochain sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie, l’élargissement s’annonce comme un thème incontournable –et redoutable- de la campagne des élections européennes, durant laquelle surviendra cette décision. Il sera indissociable d’un débat sur le fonctionnement de l’UE et de son approfondissement par de nouveaux formats d’intégration. Des adhésions à petits pas maîtrisés seront sans doute mieux comprises et admises qu’un nouveau Big Bang pour dans sept ans.
[1] Dans son argumentation en faveur d’un élargissement en bloc à la date indicative de 2030, l’ancien conseiller Europe du président Macron, Alexandre Adam, distingue les cas de la Géorgie, de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo pour lesquels la date de 2035 est avancée. Cf. Adam A. 2023 « L’Union européenne à 36 : dégager l’horizon », Rapport Schuman sur l’Europe 2023, Fondation Robert Schuman, p.55-64.
[2] Report of the Franco-German working group on the EU Institutional reform, Paris-Berlin. 18 Septembre 2023, p.43
[3] Au début de sa présidence de la Commission en 2014, Jean-Claude Juncker avait déclaré qu’aucun élargissement ne pourrait se produire d’ici à la fin de son mandat en 2019
[4] Macek L. 2023. « Pour une adhésion graduelle à l’Union européenne », Policy paper, Paris : Institut Jacques Delors, mai.