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Entre François et Viktor, les tiraillements des catholiques centre-européens

Par Lukáš Macek,
Chercheur associé, Europe centrale et orientale, Institut Jacques Delors.

Au-delà des spéculations quant aux messages politiques qu’elle a véhiculés, la récente visite du pape François en Hongrie et en Slovaquie invite à s’interroger sur le rôle de l’Eglise catholique[1] et plus généralement sur la référence aux valeurs chrétiennes dans la vie politique des pays d’Europe centrale.

À bien des égards, la relation entre l’Europe centrale et le pape François est complexe. Jorge Mario Bergoglio incarne une certaine rupture avec ses deux prédécesseurs, fortement liés à la région des évangélisateurs Cyrille et Méthode: le Polonais Jean-Paul II et le Bavarois Benoît XVI. Mais au-delà des simples questions d’affinités géographiques ou culturelles, c’est bien au niveau du positionnement doctrinal qu’un certain froid semble exister entre le pape actuel et de nombreux catholiques centre-européens. Ainsi, la presse s’est fait écho d’une différence saisissante au niveau du nombre des fidèles mobilisés par sa visite en Slovaquie par rapport à celle de Jean-Paul II en 2003. Certes, ce décalage découle sans doute de toute une série de facteurs, dont bien évidemment la situation sanitaire, mais il n’en est pas moins vrai que pour une partie des Slovaques, ce sont les prises de position trop « libérales » du pape François ou encore ses appels « pro-migrants », qui posent problème. On rencontre des attitudes similaires en Pologne, alors que des proches du FIDESZ en Hongrie ne se privent pas de critiquer le « pape de Soros »…

Toutefois, la visite du pape n’éclaire pas seulement des tensions internes à l’Eglise catholique. Elle a surtout mis en évidence la dissonance forte entre son discours et les positions des gouvernements des pays dits de Visegrád (République tchèque, Hongrie, Pologne, Slovaquie). Pourtant, a priori, l’insistance des gouvernements hongrois et polonais sur la défense des valeurs chrétiennes pourrait ravir l’évêque de Rome. Ainsi, Viktor Orbán critique l’Europe occidentale pour avoir « renoncé à l’Europe chrétienne », alors que la Hongrie et plus généralement les pays de l’Europe centrale – autour du « vaisseau amiral polonais » – seraient « en train de remettre à leur juste place les instincts séculaires pour la vie, la puissance libératrice du christianisme, l’honneur du travail, la fierté nationale et le devoir envers nos parents et nos enfants. » Même son de cloche du côté des dirigeants actuels de la Pologne où Jaroslaw Kaczyński n’hésite pas à affirmer que « tout bon Polonais doit savoir quel est le rôle de l’Église, il doit savoir qu’au-delà d’elle il y a le nihilisme. » Outre ce discours, le gouvernement hongrois ne manque pas de mettre en avant sa politique familiale très volontariste pour illustrer son engagement au service des valeurs chrétiennes.

Si la volonté de défendre ces dernières ne pourrait que faire consensus entre Rome, Budapest et Varsovie, une divergence forte apparaît nettement quant à l’interprétation de ces mêmes valeurs, en particulier depuis la crise migratoire de 2015. Un discours méfiant, voire franchement hostile à l’égard des migrants et de l’Islam s’est fortement imposé au sein des classes politiques des pays de Visegrád, avec pour figure de proue le premier ministre hongrois. De son côté, le pape François n’a cessé d’inviter à l’ouverture à l’égard des migrants et de promouvoir par ailleurs le multiculturalisme et le dialogue interreligieux. On ne compte plus ses appels à la générosité à l’égard des migrants, de même que ses gestes d’ouverture à l’égard des musulmans, alors que le discours ambiant en Europe centrale vise plutôt à accréditer l’idée d’une opposition irréductible entre les deux religions et d’un Islam irréconciliable avec les valeurs de l’Europe. Les tenants de ces thèses assimilent volontiers l’immigration provenant des pays musulmans à une « invasion ». Viktor Orbán n’a pas fait autre chose en offrant au pape la copie d’une lettre adressée par le roi de Hongrie Béla IV au pape Innocent IV, l’appelant à l’aide face à l’invasion mongol déferlant sur la Hongrie et l’Europe…

Peu de dirigeants centre-européens souscriraient publiquement à cette phrase de la dernière encyclique du pape François, Fratelli tutti : « Nos efforts vis-à-vis des personnes migrantes qui arrivent peuvent se résumer en quatre verbes: accueillir, protéger, promouvoir et intégrer. » Nombreux sont en revanche ceux qui pourraient se sentir visés par le passage de la même encyclique qui évoque « un populisme malsain », défini comme « l’habileté d’un individu à captiver afin d’instrumentaliser politiquement la culture du peuple, grâce à quelque symbole idéologique, au service de son projet personnel et de son maintien au pouvoir. Parfois, on cherche à gagner en popularité en exacerbant les penchants les plus bas et égoïstes de certains secteurs de la population. Cela peut s’aggraver en devenant, sous des formes grossières ou subtiles, un asservissement des institutions et des lois. » Enfin, notons que les désaccords ne se limitent pas aux questions migratoires : le pape François n’hésite pas à soulever des questions qui fâchent et n’a pas manqué de le faire à nouveau lors de cette visite en Hongrie et en Slovaquie, en plaidant contre l’antisémitisme ou contre l’exclusion des Rom. Il est également connu pour sa sensibilité aux questions environnementales, un sujet sur lequel les gouvernements centre-européens ont tendance à traîner des pieds, quand ils ne flirtent pas avec le « climatoscepticisme ».

Dans ce contexte, il est difficile de ne pas avancer une interprétation très politique du fait que la visite pontificale en Hongrie n’a duré que quelques heures et était motivée par la seule tenue à Budapest du Congrès eucharistique international, alors que François s’est ensuite rendu en Slovaquie pour y passer trois jours, à l’invitation de la présidente Zuzana Čaputová. Or, dans le paysage politique centre-européen, cette dernière fait figure de l’exception qui confirme la règle : ancienne militante associative pro-environnement, libérale-progressiste et pro-européenne qui se revendique de l’héritage de Václav Havel ou de Lech Walesa, elle incarne à peu près tout ce que les « illibéraux » centre-européens pourfendent. Certes, François a finalement prolongé un peu sa visite à Budapest, il a bien rencontré Viktor Orbán en compagnie du président hongrois János Áder, mais son discours face aux évêques hongrois apparaît comme une critique à peine déguisée du pouvoir par une insistance marquée en faveur des notions de fraternité, de solidarité et de l’ouverture à l’autre. Ses propos s’apparentent aussi à un rappel à l’ordre d’une hiérarchie catholique hongroise qui n’a guère fait entendre sa différence face à la politique et à la communication du gouvernement Orbán.

Mais au-delà du cas hongrois, c’est la question du positionnement de l’Eglise – en tant qu’institution dans sa globalité, sans nier toutes les initiatives locales ou associatives qui peuvent exister et parfaitement correspondre au message du pape – face aux tendances nationales-populistes en Europe centrale qui est posée. Confrontées aux forces politiques qui mettent en avant certaines priorités chères à l’électorat catholique, notamment des questions liées au modèle familial et aux minorités sexuelles, et qui se réclament avec plus ou moins de véhémence d’une vision chrétienne de la politique et de l’identité européenne, les hiérarchies catholiques centre-européennes ont tendance à se laisser séduire et à fermer les yeux sur des aspects foncièrement problématiques de l’agenda des forces politiques en question. C’est d’autant plus vrai dans le cas des pays où ces forces sont au pouvoir, à commencer par la Hongrie, où une politique généreuse de subventions publiques remet en cause l’indépendance même de l’Eglise catholique.

En Pologne, la proximité entre l’Eglise et la majorité au pouvoir depuis 2015 est forte et complexe, dans la mesure où elle affecte aussi ses équilibres internes entre les mouvances conservatrices et libérales[2]. Les synergies avec le PiS renforcent les milieux les plus conservateurs de l’Eglise. L’exemple emblématique est celui du père Tadeusz Rydzyk, directeur-fondateur de la très controversée Radio Maryja, laquelle a su s’attirer par le passé de vives critiques de la part du Parlement européen, du Secrétariat d’Etat américain, du Conseil de l’Europe, du Centre Simon Wiesenthal, mais aussi du primat de Pologne et du Vatican. Même si ses relations avec les frères Kaczyński ont été variables et ses positions sont souvent plus radicales sur bien des sujets que celles du PiS, le père Rydzyk apparaît comme une éminence grise de ce parti et une figure influente, à la tête d’un groupe médiatique et éducatif qui va bien au-delà de la radio créée en 1991.

En République tchèque, l’archevêque de Prague Dominik Duka ne cache pas sa sympathie pour des personnalités qui portent sur la scène politique tchèque le discours proche des forces « illibérales », europhobes et anti-immigration, notamment l’ancien président Václav Klaus et son successeur Miloš Zeman. Néanmoins, à la différence des cas polonais et hongrois, dans ce pays fortement déchristianisé[3], ces collusions tiennent davantage à la personnalité même de l’actuel primat de Bohême et correspondent à des alliances de circonstances assez superficielles, face à des adversaires communs – la partie libérale et pro-européenne de l’opinion – plutôt qu’une véritable communauté idéologique. Ni Václav Klaus, ni Miloš Zeman – comme d’ailleurs Robert Fico en Slovaquie – ne se sont jamais revendiqués de la tradition chrétienne-démocrate, à la différence de Viktor Orbán qui se pose en défenseur d’une « vraie » démocratie chrétienne et se plaît à revendiquer une filiation avec notamment Helmut Kohl. Ils n’affirment pas davantage avoir pour rêve de « rechristianiser l’Europe », à la différence du premier ministre polonais Morawiecki. Par ailleurs, pour l’Eglise catholique tchèque, le partenaire politique naturel reste le petit parti chrétien-démocrate KDU-ČSL, proche du mainstream du Parti populaire européen (PPE).

Comme sur beaucoup d’autres sujets concernant cette partie de l’Europe, la comparaison à l’échelle des trente dernières années est saisissante. En 1989, l’Eglise catholique figurait du côté de la revendication du « retour à l’Europe », autrement dit d’une adoption rapide du modèle européen occidental, en tant que composante importante de la société civile qui s’est révoltée contre le régime communiste. C’était une évidence dans les pays à forte pratique religieuse : en Pologne d’abord, où l’Eglise jouait un rôle essentiel au sein de l’opposition, aidée par la figure de Jean-Paul II qui incarnait une forme de synthèse entre un conservatisme catholique modéré et l’esprit de 1989. Mais aussi en Slovaquie, où le mouvement qui a convergé vers la « révolution de velours » tchécoslovaque de novembre 1989 est parti des protestations à forte dimension religieuse, avec notamment la « manifestations aux bougies » de mars 1988, organisée par la dissidence d’inspiration catholique. Même du côté tchèque, où la pratique religieuse est très faible, l’Eglise se trouvait dans une position plutôt favorable : détail significatif, c’est un prêtre catholique, Václav Malý, qui animait les grandes manifestations anti-régime de novembre-décembre 1989. Václav Havel entretenait des relations positives avec l’Eglise catholique, comme en témoignait le Te Deum célébré le jour de son élection à la présidence de la Tchécoslovaquie, le 29 décembre 1989. Et même si son discours politique n’était pas ancré dans une inspiration religieuse franche et précise, il orientait le débat public vers des thématiques sur lesquelles l’Eglise aurait pu être audible et cultiver ainsi son influence au sein de la société civile dans le prolongement de la situation des temps de la dissidence : la dimension spirituelle de la politique, l’importance de la dimension éthique, la responsabilité de l’individu face à ce qui le dépasse, mais aussi l’attachement aux idéaux de la construction européenne et à une orientation fondamentalement « occidentale » du pays.

Trente ans plus tard, force est de constater que cette opportunité n’a guère été saisie. L’Eglise en République tchèque n’a pas su – ou voulu ? – s’identifier pleinement à ces thématiques, elle a privilégié son engagement sur des thèmes de société tels que la défense du modèle traditionnel de la famille, ou encore son combat pour obtenir la restitution des biens qui lui ont été confisqués par le régime communiste. En Pologne dans une certaine mesure et surtout en Hongrie, l’Eglise peine à faire entendre une voix indépendante et critique à l’égard du pouvoir en place, là, où ses valeurs devraient lui dicter des prises de position à contre-courant du discours politique dominant – en se rangeant davantage du côté du discours du pape François que de celui de Viktor Orbán. C’est sans doute en Slovaquie où l’Eglise réussit le mieux à maintenir une forme d’équilibre dans sa relation à la classe politique, une tâche sans doute plus simple dans un pays où les dynamiques « illibérales » sont moins robustes et où la classe politique est plus morcelée, mais relativement consensuelle en ce qui concerne l’attachement à la référence au christianisme présente jusqu’aux armoiries du pays.

Toutefois, il est à souligner que les Eglises centre-européennes ne sont pas des structures monolithiques. Un récent épisode tchèque l’illustre bien : une économiste mettant en avant son attachement aux « valeurs chrétiennes », mais aussi son euroscepticisme radical a été élue par une coalition ad hoc au sein de la Chambre des députés au conseil de surveillance de la télévision publique, après avoir été nommée par la Conférence épiscopale tchèque, grâce notamment au soutien du cardinal Duka. Or, après un certain nombre de polémiques et  sa décision d’être candidate sur une liste d’extrême droite aux prochaines législatives des 8 et 9 octobre, la même Conférence épiscopale a fini par prendre clairement ses distances avec elle. De fortes tensions existent aussi en Pologne, où l’Eglise catholique oscille entre une alliance tacite avec le PiS et une certaine prise de distance au sujet des réfugiés ou sur la question de l’érosion de la démocratie libérale[4]. Les catholiques polonais sont aussi divisés que la société toute entière, entre ceux qui restent attachés à la démocratie libérale et l’orientation européenne de leur pays, et les mouvances nationalistes et « illibérales » plus ou moins radicales. Ce conflit peut aller jusqu’à la rupture : mêmes si les données exactes manquent, le nombre d’actes d’apostasie semble augmenter fortement ces dernières années en Pologne.

Au fond, c’est une double question qui se pose à l’Eglise catholique en Europe centrale : celle des affinités qu’elle est prête à assumer sur la scène politique ; et celle des priorités qu’elle souhaite choisir entre les thématiques qui structurent le débat public. Souhaite-t-elle cultiver une proximité avec les forces politiques chrétiennes-démocrates, de tradition plutôt centriste et pro-européenne ? Ou bien pariera-t-elle sur les forces nationales-populistes au conservatisme volontiers plus intransigeant ? Son antilibéralisme naturel sur les questions de société l’incitera-t-il à s’allier avec des forces qui poussent leur refus du libéralisme jusqu’au cœur du domaine politique, en tournant le dos aux principes fondamentaux des démocraties occidentales ? Ces questionnements ne sont pas neufs et interrogent le rapport actuel de l’Eglise au modèle de la démocratie chrétienne telle qu’elle s’est développée et affirmée au cours du XXème siècle et qui est intimement lié au projet européen des pères fondateurs. Le président du PPE (Parti populaire européen, centre-droit), l’ancien premier ministre polonais Donald Tusk, dépositaire de cet héritage, a énoncé d’une manière très claire ce qui n’est pas acceptable pour un chrétien-démocrate dans son discours d’Helsinki en 2018 : renoncer aux valeurs fondamentales qui caractérisent la démocratie libérale, succomber aux sirènes de l’intolérance et de l’autoritarisme. Du côté de l’Eglise, l’idée similaire a été exprimée – dans l’affaire précitée – par Jan Graubner, le président de la Conférence épiscopale tchèque : « Il n’est pas possible de se cacher derrière une valeur qui certes correspond à la vision chrétienne de la société et du monde, tout en occultant ou niant d’autres valeurs chrétiennes. »

Au-delà du rapport à l’Eglise, la synthèse chrétienne-démocrate entre l’attachement à la démocratie libérale et les valeurs traditionnelles en matière sociétale est assez peu enracinée en Europe centrale – ce qui constitue un des facteurs de la vulnérabilité des démocraties post-1989 face à la tentation « illibérale ». Une réponse politique efficace à cette tentation passe donc aussi par la capacité des autres familles politiques attachées à la démocratie libérale à faire preuve d’empathie pour l’électorat conservateur, en Europe centrale et ailleurs, désarçonné par les évolutions rapides des sociétés occidentales en matière de normes sociales et de mœurs. Ce n’est pas une tâche facile, face à la tendance actuelle à la radicalisation des revendications militantes de tous les particularismes. Mais y opposer la logique de compromis et de modération, n’est-ce pas justement la force et la raison d’être même du projet européen ?


Notes

[1] Sans vouloir occulter la place des autres Eglises et religions en Europe centrale et orientale – rappelons, par ex. que Viktor Orbán est issu d’un milieu calviniste ou que l’ancien premier ministre tchèque Jiří Paroubek fait partie de l’Eglise tchécoslovaque hussite – nous allons nous concentrer ici sur l’Eglise catholique et l’Europe centrale au sens étroit, à savoir les quatre pays dits de Visegrád : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie.

[2] Meyer Resende (Madalena), Hennig (Anja): “Polish Catholic Bishops, Nationalism and Liberal Democracy” in Religions, 2021, https://www.mdpi.com/2077-1444/12/2/94/pdf

[3] Selon les données du Pew Research Center, la proportion de personnes se considérant comme « hautement religieuses » en République tchèque est de 8%, contre 17% en Hongrie, 29% en Slovaquie et 40% en Pologne (https://www.pewresearch.org/fact-tank/2018/12/05/how-do-european-countries-differ-in-religious-commitment)

[4] Meyer Resende, Hennig op. cit. Et aussi https://www.dw.com/en/how-the-catholic-church-ties-in-to-polands-judicial-reform/a-39809383

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