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Esprit évangélique et construction européenne
Discours de Jacques Delors lors de la Conférence organisée en la Cathédrale de Strasbourg, le 7 décembre 1999.
Le sujet proposé par Monseigneur DORÉ est impossible à traiter par moi. J’aurais dû, pensais-je, réagir plus tôt. Et puis le thème s’est imposé comme un défi et m’interpellait comme un rappel de mes propres déclarations.
Car je fus amené, alors que je présidais la Commission Européenne, à demander que l’on donne une me à l’Europe, persuadé que je suis du caractère impératif de redonner un sens à l’action collective.
J’ajoutais d’ailleurs : « Si dans les dix ans, nous n’avons pas réussi à donner une me, une spiritualité, une signification à l’Europe, nous aurons perdu la partie ». Ces paroles furent souvent reprises, et dernièrement par Monsieur l’Archevêque de Besançon, Lucien DALLOZ.
Dans son analyse brillante et profonde, J’ai trouvé cependant un lien entre l’esprit évangélique et la construction européenne ; l’ me ne peut s’épanouir sans le corps, l’esprit évangélique inspire plus ou moins les actions humaines. Monseigneur DALLOZ l’illustre en ces termes : « La manière dont les grands initiateurs ont voulu entreprendre la construction européenne est aussi un enseignement : afin de b tir la paix pour le bien de l’homme et réaliser les idéaux les plus élevés, ils se sont engagés par des actes. Une véritable dimension spirituelle de l’Europe n’est pas davantage Aujourd’hui qu’hier, affaire de grands mots ou de grands sentiments… Si le spirituel est lui-même charnel, il faut que le charnel lui soit aussi de quelque façon spirituel ».
Encouragé par de tels propos, je voudrais poser comme hypothèse que la construction européenne est, sans doute, la seule grande aventure collective qui ait été proposée à nos peuples en cette deuxième partie du XXème siècle. Son cheminement n’a jamais été comparable à un long fleuve tranquille. Nous avons connu des périodes de dynamisme, voire d’enthousiasme. Nous nous sommes languis durant de longues phases de stagnation.
Nous avons craint, mais nous avons lutté pour surmonter des crises aiguës consécutives à des divergences profondes sur le projet européen ou encore à l’exacerbation des égoà¯smes nationaux.
Enfin et surtout, devant l’échec des propositions conduisant clairement à l’Europe politique, nous avons dû emprunter les voies complexes et tortueuses de l’intégration par l’économie. Avec un double risque, celui de voir le risque technocratique fournir des arguments à ceux qui refusent l’unité de notre continent et celui d’une occultation des finalités de l’entreprise qui, pourtant, n’ont jamais cessé d’être politiques.
Les procès n’ont pas manqué venant de ceux qui voyaient dans le chemin suivi un encouragement pour le matérialisme ambiant ou bien une poursuite du déclin géopolitique de cette Europe idéale dont ils rêvaient.
Cette inquiétude s’est reflétée, à plusieurs reprises, dans des documents émanant de l’Eglise. J’en ai retenu un, extrait de LINEAMANTA, le texte établi en 1998 par le VATICAN pour préparer le Synode des évêques d’Europe : « Tandis que s’approche la date fatidique du troisième millénaire, tout en étant riche de signes de foi et de témoignage, l’Europe ressent toute l’usure que l’histoire, avec ses diverses tensions, a imprimé dans les fibres les plus profondes des peuples et ce qui est fréquemment source de déception ».
C’est précisément pour s’opposer à cette usure, et donc au déclin, que se sont levés les pères de l’Europe, nantis d’une vision de l’avenir, le coeur plein de compréhension et d’ouverture à l’autre, mais aussi ayant trouvé les clés pour engager le long processus qui doit conduire à l’unité de l’Europe dans sa diversité.
Alors que les ouvriers travaillaient sur le chantier, alors que l’Europe était coupée en deux par un funeste décret de l’Histoire, le monde, lui, n’était pas immobile. Il connaissait une évolution des valeurs vécues qui suscitaient l’alarme des spiritualistes. Il subissait l’empreinte de la guerre froide, et sitôt libéré de cette sorte de paix des cimetières, il était confronté à de nouveaux risques pour la dignité de la personne humaine comme pour la paix.
Il vivait et vit encore sous l’empreinte d’un économisme dominant qui nous conduit vers une mondialisation dont nous sommes bien en peine de maîtriser les processus. Pour toutes ces raisons, il n’est pas légitime d’instruire unilatéralement le procès en matérialisme de l’Europe en voie de se faire. Mais bien plutôt d’analyser le monde comme il va ou, si vous voulez, l’esprit du temps, les tensions qui travaillent les sociétés comme les individus et dont J’ai la faiblesse de penser qu’elles ne sont pas dues à l’irruption de la construction européenne. Celle-ci apporte d’ailleurs des réponses, certes incomplètes, pas toujours satisfaisantes, aux questions que pose précisément l’air du temps. C’est en ce sens que nous pouvons nous rapprocher de notre sujet central : comment incarner, dans cette aventure collective, les exigences de l’esprit évangélique.
Mais nous ne sommes qu’au milieu du gué. Nous avons quitté le rivage de la vieille Europe minée par ses guerres civiles et menacée de perdre toute influence pour tenter d’accoster à l’autre rivage, celui d’une Europe puissante et généreuse à la fois, exemplaire dans ses modes internes d’organisation et de relation. Et le monde quant à lui s’est éloigné du rivage de l’après guerre pour aller, d’une manière chaotique, vers le rivage du village planète, produit de la globalisation. Notre ambition demeure donc de dire définitivement non au déclin spirituel comme matériel et de retrouver la bonne boussole, le véritable sens de l’activité humaine.