Lundi dernier, le trésor grec a réussi à emprunter 5 milliards d’euro sur 7 ans. La demande semble plus grande que l’offre. Est-ce que la tragédie grecque est du passé? Est-ce que le danger s’éloigne de la zone euro? C’était en tout cas l’objectif des chefs d’état et de gouvernement après le sommet européen de la semaine passée. Un nouveau mécanisme a été créé qui, à côté du FMI, pourrait aussi aider les pays de la zone euro au moyen d’emprunts bilatéraux si nécessaire. Les marchés financiers n’ont pas semblé impressionnés. Standard & Poor’s, l’agence de notation leader sur le marché mondial, par exemple, a décidé, en dépit des conclusions du Conseil, de ne pas modifier l’indice de notation des obligations grecques. Les marchés financiers sont à peine remontés. Les obligations grecques qui ont été émises plus tôt cette semaine se sont peut-être bien vendues comme des petits pains; il n’en reste pas moins que les intérêts que les Grecs vont devoir payer restent très élevés, plus de trois cents points au-dessus du taux de référence du marché, et plus du double du taux d’intérêts payé par le trésor allemand. En bref, la prime de risque que les investisseurs demandent pour les emprunts grecs n’a pas baissé, ou à peine.
Cet effet minime n’est pas étonnant. Le mécanisme qui a été décidé est extrêmement complexe. Il combine l’intervention du FMI avec celle des pays de la zone euro. Mais l’aide des pays de la zone euro est loin d’être acquise. La pré-condition pour cette aide est que « le financement du marché soit insuffisant ». Par ailleurs, une décision unanime de tous les pays de la zone euro est nécessaire pour cette aide. Qui a vu la chancelière allemande au travail ces dernières semaines sait que cette unanimité n’est pas évidente. Et à partir de quand est-il question d' »un financement du marché insuffisant »? La Grèce peut toujours trouver ou emprunter de l’argent. Cela s’est avéré lundi. La question est à quel coût, à quel prix, en d’autres termes, à quel taux? La Grèce peut-elle se permettre de payer une prime de risque élevée sur ses emprunts quand demain et après-demain, quelques dizaines de milliards de dette seront à refinancer? Telle est la question cruciale. C’est là que le b t blesse. Et à cette question, le Sommet européen n’a pas pu ou n’a pas voulu répondre.
Le rôle décisif de la Banque centrale européenne
En outre, il est loin d’être acquis que le nouveau mécanisme sera établi un jour. Il va plutôt servir de moyen de pression psychologique pour les marchés financiers: «ne comptez pas aux pauvres Grecs des taux d’intérêt trop exorbitants, sinon nous allons jouer aux banquiers nous-mêmes ». De ce point de vue, ce ne sont pas tant les décisions du sommet qui ont déterminé l’émission d’emprunts grecs lundi que l’annonce du président de la Banque centrale européenne Jean-Claude Trichet. Il a signalé que, contrairement à une décision antérieure, les titres du gouvernement grec continueraient à servir de garantie un peu plus longtemps en vue de permettre la fourniture de liquidités aux banques. Avant la crise financière, un emprunt d’état devait avoir au moins un indice A – pour être admissible à titre de garantie. Cet indice a été abaissé par la BCE à BBB + pendant la crise. Avec sa décision fin de l’an dernier, dans le cadre de sa dénommée « stratégie de sortie », de mettre fin à cette politique et ainsi de revenir à un indice standard A-, la BCE a créé un énorme problème pour toutes les institutions financières qui détenaient des obligations du gouvernement grec, étant donné que la dette d’état grecque a été entretemps dégradée à BBB +. Pas étonnant donc que les obligations aient été dévaluées en masse, ce qui n’a fait qu’aggraver la crise.
Quoi qu’il en soit, le principal mérite des décisions du Sommet européen est qu’elles existent. Bien qu’elles ne contribuent guère à résoudre la crise grecque, elles ont au moins assuré qu’il y ait enfin une ligne établie après des semaines de débats, mettant fin à ce qu’on peut appeler une cacophonie. Pas trop tôt. Car pour l’instant souffle sur le vieux continent une forte brise anti-européenne, à laquelle, jusqu’il y a peu, les eurosceptiques les plus fervents ne pouvaient que rêver. Et ce n’est pas surprenant. « Aucun euro pour les Grecs» est un slogan qui sonne bien aux oreilles de la population. Même s’il passe totalement à côté de la question. Personne ne conteste que les Grecs devront prendre des mesures et appliquer des réformes difficiles. Et qu’ils devront le faire eux-mêmes. Sur ce point la chancelière allemande avait tout à fait raison. Mais ce dont les Grecs ont également besoin, c’est d’un outil permettant de placer leurs prêts à un taux raisonnable, qui ne menace pas les durs efforts qu’ils auront à imposer leurs peuples, et qui évite que ces efforts ne profitent qu’aux banques et autres institutions financières. Un tel outil ne peut être qu’un outil européen. Parce que seule l’Europe dispose des liquidités et de la crédibilité nécessaires. En bref, ce dont la Grèce a besoin, ce n’est ni de compassion, ni même d’argent, mais bien de pouvoir utiliser la réputation et de la notoriété de l’euro pour le placement de ses emprunts d’état, en attendant que le crédit du pays lui-même se rétablisse.
La nécessité de trois réformes
La pire erreur que nous puissions faire est de penser que l’affaire est close. De penser que nous pouvons de nouveau retourner à nos habitudes. La crise grecque a -pour autant que cela soit encore nécessaire- démontré qu’à long terme, une union économique et monétaire sans une union politique était impossible. Et qu’une intervention était nécessaire, avec un triple objectif: premièrement, s’assurer que le Pacte de stabilité et de croissance est appliqué; deuxièmement, développer une stratégie économique compétitive qui aide les économies des États membres à grandir les unes avec aux autres – en d’autres termes, qui fassent converger ces économies; et troisièmement, mettre en place un marché obligataire commun qui va contribuer à maintenir les coûts pour les gouvernements et les entreprises les plus bas possibles. Ces trois objectifs doivent se traduire dans trois réformes radicales qui devront être rapidement appliquées si nous voulons être prêts si une autre crise monétaire s’annonce.
La création d’un Fonds monétaire européen (FME)
La première t che, et la plus impérative est sans doute la création d’un Fonds monétaire européen selon le modèle décrit dans la proposition Gros / Mayer-proposition (*). Voulons-nous prévenir une répétition de la tragédie grecque, tout en évitant une contamination de toute la zone euro? Alors il est nécessaire de créer un fonds qui veille à la stabilité financière de la zone, peut financer des programmes d’ajustement, et les faire appliquer aux Etats qui n’auraient pas respecté leurs obligations.
Le capital de départ de 20 milliards nécessaire pour lancer le FME serait réuni par tous les pays de la zone euro en relation avec leur PIB. Précisément comme le FMI, la FME pourrait se refinancer lui-même à travers son activité de prêt. Mais afin de sanctionner tout manque de respect des règles, les pays qui n’adhèrent pas aux critères du Pacte de stabilité et de croissance et qui ont un déficit excessif, ou une lourde dette, ou les deux, devront payer une contribution supplémentaire annuelle au fonds. Ceci pourrait s’élever à 1% du stock de « dette excessive » (en d’autres mots, la part de la dette qui s’élève au-delà de la limite de Maastricht de 60% du PIB) et 1% de déficit excessif (en d’autres mots, le montant du déficit pour une année donnée qui excède la limite de Maastricht de 3% du PIB).
Dans tous les cas, tous les pays devraient pouvoir faire appel aux moyens financiers du fonds à hauteur de leur contribution. Si un pays avait cependant besoin de ressources ou de garanties additionnelles, il devrait accepter un programme de réformes taillé sur mesure dont la mise en oeuvre sera surveillée par la Commission européenne. Si un Etat membre ne voulait pas se soumettre à ces conditions, il pourrait se voir exclu des programmes de fonds structurels au sein de l’Union européenne.
Le lancement d’un « Euro Bond Market » (EBM)
Aussi impératif que la création de l’EMF, le lancement d’un marché obligataire européen dans la zone euro. C’est peut-être le seul moyen connu pour réduire les dénommés « spreads » aux niveaux d’avant la crise et de simplifier la manière d’accéder à des fonds pour les Etats membres. Mais bien sûr, il faut s’assurer que l’EBM ne supprime pas les incitations, pour de nombreux Etats membres, à mettre leurs affaires en ordre. Par ailleurs, on doit veiller à éviter qu’une telle émission conjointe d’obligations ne résulte dans le fait que les pays avec des finances publiques saines ne paient pour ceux qui ont des politiques budgétaires malsaines ou un contrôle budgétaire douteux. Pour prévenir l’un comme l’autre, le mieux est d’opter pour une approche en deux phases. La première étape suit approximativement le modèle De Grauwe / Moesen (**).
L’émission est faite de façon commune, suivant la participation de chaque pays au sein de la BEI. Le taux d’intérêt sur l’obligation serait une moyenne pondérée des revenus observés dans chaque marché obligataire gouvernemental au moment de l’émission. Les opérations d’émission seraient dirigées vers chaque gouvernement. Mais chaque gouvernement paierait le taux d’intérêt annuel sur sa part d’obligation, utilisant les mêmes taux d’intérêt nationaux appliqués pour estimer le taux moyen de l’obligation. L’avantage pour les plus petits Etats membres serait un accès facilité au financement international. L’avantage général serait la création d’un marché obligataire disposant d’une taille suffisante pour attirer les grands investisseurs comme la Chine, conduisant à une prime de liquidité qui serait bénéfique pour tous les Etats membres.
Une fois que les « spreads » sont réduits au niveau d’avant le déclenchement de la crise financière (ce qui signifie moins de trente points de base pour les obligations ayant une échéance de dix ans), la deuxième phase peut commencer. Dans cette phase, les 40% de dette publique totale dans la zone euro, ou les 60% du PIB de dette d’état autorisés par le Traité de Maastricht seraient placés dans un marché obligataire commun. Cette dette commune devrait être légalement supérieure à toutes les autres dettes émises par un pays, tandis que la Commission européenne devrait recevoir la possibilité de refuser l’accès au marché obligataire européen aux pays qui ne prennent pas au sérieux les critères de Maastricht.
Le principal avantage de cette approche duale est qu’elle crée la certitude que l’Allemagne recevra plus pour ses obligations que ce qu’elle reçoit maintenant. De plus, elle permet que le pays bénéficie d’une réduction de ses taux d’intérêt en raison de la liquidité accrue que l’EBM va engendrer.
Le développement d’une gouvernance économique réelle dans la zone euro
Bien que nécessaires, la création d’un Fonds monétaire européen et d’un marché obligataire européen sont en eux-mêmes insuffisants. A côté du pilier monétaire, la zone euro a un besoin urgent d’un pilier économique réel, d’une gouvernance économique qui s’assure que les Etats membres appliquent une politique commune. Malheureusement ce n’est pas que ce qui est aujourd’hui sur la table du Conseil européen. Ce qui a été appelé « Europe 2020 » n’est rien d’autre qu’une refonte de l’ancienne «Stratégie de Lisbonne», une stratégie qui a échoué lamentablement dix dernières années. «Europe 2020», cela signifie la poursuite de la méthode ouverte de coordination qui préconise un échange des « meilleures pratiques » et la « pression des pairs » pour encourager les États membres à coordonner leur approche économique et sociale. Cependant, il y a vraiment peu de raisons de croire que cette approche connaîtra plus de succès que la précédente. La proposition actuelle attribue le contrôle de la mise en oeuvre de la stratégie au Conseil européen. Il est cependant absurde de penser que le Conseil européen va jouer ce rôle. Le passé a prouvé que les Etats membres ne vont pas avoir la volonté nécessaire de se réformer et de se sanctionner les uns les autres.
D’où la nécessité de jeter la «méthode ouverte de coordination» par-dessus bord et de lancer une nouvelle stratégie, une véritable «gouvernance économique» dont la Commission serait responsable. Ceci est absolument nécessaire, parce que l’échec ou le succès de la nouvelle stratégie dépend de l’existence d’un acteur impartial qui dirige les Etats membres dans la bonne direction. La Commission devrait en particulier recevoir la t che de définir une orientation politique en matière d’économie européenne, basée sur des projets de réformes pour les pays individuels. La nouvelle stratégie devrait aussi être liée au budget et à l’allocation des fonds structurels. En d’autres mots, la stratégie devrait prévoir des « carottes et des b tons ». Ceci signifie des fonds structurels accrus pour les Etats membres qui développement une action crédible et atteignent des résultats, mais en même temps des pénalités financières pour les Etats membres qui ne se conforment pas à la stratégie. Cette nouvelle stratégie économique ne devrait pas être basée sur le plus petit dénominateur commun. Au contraire, la stratégie devrait encourager les Etats membres à former des groupes de pays prêts à progresser en matière de marché intérieur. De nouveaux instruments, comme les « sunrise clauses », devraient permettre que les lois du marché intérieur de l’Union entrent automatiquement en application dans le cas où les Etats membres ne les transposent pas à temps. Enfin, un unique superviseur financier devrait renforcer la surveillance financière.
Un rôle contraignant pour la Commission européenne
Il est vrai que la plupart des pays n’ont pas montré d’enthousiasme, ou très peu, pour une telle réforme. C’est regrettable, mais pas insurmontable. C’est après tout la Commission européenne qui a le droit d’initiative. C’est à elle, et à personne d’autre de juger de l’utilité et du caractère souhaitable de ces réformes. Une fois que la Commission a proposé de telles mesures au Conseil européen, il n’y a pas un seul chef de gouvernement qui pourrait faire comme si elle n’existait pas, voire qui pourrait ne pas l’accepter même partiellement. C’est la stratégie que Jacques Delors a utilisée quand il a réussi à créer le marché unique et à introduire l’euro.
Une objection que les Etats membres ne peuvent pas faire: le fait que ces réformes ne sont pas conformes avec le Traité. Le nouveau traité de Lisbonne est limpide à cet égard. Tandis que l’article 121 décrit le rôle du Conseil européen à cet égard, les articles 122, 136, 172, 173 et 194 attribuent à la Commission européenne la t che de coordonner les plans de réforme et d’action et d’établir une stratégie commune. Pour la création d’un marché obligataire commun ou d’un Fonds monétaire européen, il n’y a pas vraiment d’obstacle légal. L’article 352 du Traité autorise le Conseil à prendre toute initiative qui ne serait pas prévue dans le Traité. Et si le Traité de trouve pas l’unanimité requise pour une telle initiative, il y a toujours la possibilité d’une coopération renforcée selon les dispositions de la Convention (article 20) ou au-delà .
Dans tous les cas, l’Union européenne et la zone euro doivent d’urgence changer leur fusil d’épaule. Ce n’est pas suffisant d’effectuer des changements mineurs. Au contraire, nous avons besoin d’être courageux et de tirer les conclusions en profondeur de la crise économique et financière et de la crise grecque. Il est minuit moins le quart. Si nous n’agissons pas maintenant, nous finirons, comme l’a récemment dit Dominique Strauss-Kahn, par jouer en seconde division, et dans tous les cas plus avec les acteurs majeurs que sont les Etats-Unis et les pays asiatiques.
(*) Gros, Daniel / Mayer, Thomas, «Comment faire face aux cessations de paiement en Europe », CEPS Policy Brief n ° 202, Février 2010
(**) De Grauwe, Paul / Moesen, Wim, «Des gains pour tous: une proposition de marché obligataire commun », International Economics, Mai / Juin 2009